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Hélène Harder, réalisatrice de 'Fatna, une femme nommée Rachid'

Publié le 18/11/2025 / Catégorie: Entrevue

Fatna El Bouih fait partie de ces femmes enfermées pendant les années de plomb au Maroc. Aujourd’hui, Fatna mène de nombreux combats dans son pays. Professeure d’arabe, membre de l’action féminine (UAF), membre fondatrice de l’Observatoire marocain des prisons et du Forum pour la vérité et la justice, écrivaine, Fatna est l’héroïne discrète du dernier film de la réalisatrice, scénariste, directrice de la photographie française Hélène Harder. Dans Fatna, une femme nommée Rachid, tiré du récit de Fatna El Bouih paru en 2016, Hélène Harder dresse le portrait au présent de cette militante marocaine des droits humains. Le parcours de cette icône du militantisme dans les rues de Casablanca nous raconte aussi le combat des femmes d’aujourd’hui dans un pays conservateur.

Cinergie : Comment est née l’idée du film ?

Hélène Harder: Cela faisait un petit moment que je travaillais au Maroc avec la production marocaine Abel Aflam avec Ilham Raouf et Jean David Lefebvre et je travaillais notamment avec des jeunes du quartier où Fatna a été en détention forcée durant les années de plomb dans le quartier de Hay Mohammadi à Casablanca plus exactement Del Mounirchif. J’ai été introduite à Fatna par la production marocaine au départ. Et avant tout j’ai découvert le livre de Fatna, Une femme nommée Rachid, un livre qu’elle a d’abord publié en arabe, où elle raconte son passage par la disparition forcée et la prison pendant les années 1970 puisqu’à l’époque elle était militante et opposante au régime. Puis, très vite, on s’est rencontrées et j’ai découvert une activiste vraiment ancrée dans le présent et faisant des choses très variées comme militante au Maroc dans les prisons puisqu’elle fait beaucoup de choses à l’intérieur et à l’extérieur des prisons via son association Relais Prison-Société, mais aussi sur les questions de genre, égalité hommes-femmes et plus tard, j’ai découvert qu’elle avait toute une activité à l’international autour des droits humains. Donc, très vite, l’envie de faire un film avec Fatna s’est imposée à nous et l’envie de faire un film au présent qui raconte qui elle est aujourd’hui et comment elle a transformé cette expérience de détention pendant les années de plomb en un projet politique qui peut s’inscrire aujourd’hui dans le Maroc contemporain. 

 

C. : Quel était le contexte de son enfermement ?
H. H.: Fatna a été arrêtée deux fois en 1974 alors qu’elle était lycéenne au lycée Chaoki de Casablanca. À l’époque, comme beaucoup de jeunes de sa génération, elle participait à des grèves et des manifestations. Elle a été arrêtée une seconde fois en 1977 alors qu’elle était une militante plus aguerrie et elle a subi, comme beaucoup d’opposants au régime à l’époque, une période de détention forcée accompagnée de traitements de torture et ensuite de cinq ans de prison. Elle est sortie en 1982 et s’en est suivie une longue période de silence qui correspondait encore à ces années de plomb au Maroc jusqu’à une période de transition où les premiers récits de prisonniers politiques ont commencé à être publiés au Maroc fin des années 1990 et début des années 2000. Fatna a été une des seules femmes militantes à publier un témoignage autour de ses années en prison tout en revenant vers le militantisme et l’activisme. En sortant de prison, elle a été plusieurs années professeure de langue arabe à Casablanca mais elle est revenue progressivement dans les années 2000 vers une forme d’activisme, d’abord un militantisme féministe puisqu’il y a eu au Maroc une période de réflexion sur le changement de la moudawana, le code civil de la famille. Après, il y a eu ce projet qui a donné l’instance équité et réconciliation qui a été énormément porté par les anciens détenus au Maroc qui ont tenté de mettre la lumière sur les violations des droits humains pendant les années de plomb au Maroc.

 

C. : Dans le film, on voit d’autres femmes qui ont été emprisonnées mais Fatna semble une des rares à avoir pris la parole pour dénoncer ce qu’elle a vécu.
H. H. : Fatna a été une des premières à publier. En ce moment, on voit plusieurs autres femmes ex détenues politiques qui prennent la parole des années plus tard. Mais Fatna a toujours voulu témoigner, écrire, faire sortir la parole sur cette époque-là avec l’idée que les femmes ne soient pas effacées de cette histoire puisqu’elles ont participé à ces mouvements politiques avec beaucoup de courage. Fatna a elle-même découvert son pouvoir en tant que femme par cette expérience de détention et elle ne voulait pas que cette expérience soit effacée et qu’elle soit inscrite dans l’histoire du Maroc contemporain. Donc, elle a rapidement écrit sur le sujet et a sorti son livre dans les années 2000, poussée par une grande sociologue marocaine Fatima Mernissi qui rendait visite aux étudiantes en prison et qui avait rencontré Fatna quand elle était encore incarcérée.

 

C. : Pourquoi donnait-on des prénoms masculins aux détenues ?
H. H. : J’ai d’abord rencontré Fatna via son livre traduit en français, Une femme nommée Rachid, dans lequel elle raconte que pendant sa période de détention forcée, on donnait aux militantes incarcérées des prénoms d’hommes. Cela m’a interpelée car, comme cinéaste, je travaille beaucoup sur les questions de genre, sur les stéréotypes attendus de genre et je voulais comprendre ce qui se jouait là dans cette imposition d’un prénom masculin de la part des tortionnaires. En plus, c’est une spécificité marocaine. Il y avait sans doute une volonté d’effacement de la présence des femmes dans ces lieux-là et c’est, comme le dit Fatna, une manière de réassigner les femmes à leur place. Les femmes doivent rester à la maison pour faire des enfants et si elles font autre chose, on les considère comme des hommes. Cela me semblait très intéressant aujourd’hui alors que les questions de genre sont si prégnantes. Même si aujourd’hui, on a plus d’outils pour comprendre la logique derrière cette violence-là. En plus, Fatna a réfléchi à cette question dans son engagement féministe aujourd’hui. Le film reprend le titre du livre de Fatna parce que, sans vouloir donner toutes les clés pour comprendre cette histoire, cela me semblait intéressant qu’on puisse retraverser l’histoire de Fatna et ce qu’elle est aujourd’hui en ayant en tête quelles sont les barrières qu’elle a transgressées pour être l’activiste qu’elle est aujourd’hui et ce qu’elle a dû déplacer en tant que femme pour imposer un activisme politique au féminin. Elle a toujours voulu, depuis son enfance, passer outre les portes et faire des choses à l’extérieur. 

 

C. : Quel est le travail de Fatna aujourd’hui en prison ?
H. H. : Elle a d’abord été une fondatrice de l’Observatoire marocain des prisons dans les années 2000 et très vite, elle s’est rendu compte que l’Observatoire était un bon outil pour témoigner de ce qui se passe dans les prisons marocaines aujourd’hui mais cela ne lui semblait pas suffisant. Elle a donc monté une association, Relais Prison-Société, pour proposer des activités en prison et aussi œuvrer à la réinsertion des détenus après l’incarcération, des détenus hommes notamment mineurs et des détenues. Le relais Prison-Société est un outil formidable pour travailler à proposer des activités en prison de nature très différente (activités artistiques, soutien psychologique). Parmi ces nombreuses activités, j’ai choisi d’en filmer une qui permettait de raconter facilement l’impact fait par Fatna en prison : un festival de cinéma qu’elle organise en prison depuis 2018 qui se tient chaque année au centre de détenus d’Oukacha de Casablanca.



C. : Comment se passe ce festival ?
H. H. : Au départ, il s’agissait de projections de films avec des ateliers en amont où les jeunes apprenaient à devenir des critiques de cinéma. Ils apprenaient à regarder un film, à le juger, à en parler. Ensuite, il y avait 3-4 de projections avec deux projections par jour dans des salles avec parfois 300 détenus et à la fin, il y avait un petit jury constitué pour donner des prix comme dans n’importe quel festival de cinéma. Depuis deux ans, le festival s’est étendu à d’autres prisons comme Agadir.
Le festival s’est développé d’année en année, il a été de plus en plus soutenu à l’extérieur donc Fatna a réussi à organiser des ateliers de réalisation à côté du festival classique. Les jeunes détenus ont commencé à réaliser eux-mêmes des petits courts métrages ce qui a donné lieu à des ateliers de scénario, de réalisation. Ces films sont présentés et projetés à la fin du festival.

 

C. : Qui anime ces ateliers ?
H. H. : Fatna passe par des artistes et des personnes de référence, réalisateurs, journalistes, pour animer ces ateliers cinéma. Il y a d’autres ateliers qui sont organisés en parallèle comme des ateliers slam avec une rappeuse marocaine très connue, Khtek. Elle a travaillé avec des musiciens et des danseurs. Ces ateliers se font en amont du festival pour que les jeunes puissent exercer leurs talents.

 

C. : Comment tout cela a-t-il été possible ?
H. H. : Je pense que tout cela a été possible car c’est une initiative de Fatna qui est une sorte de passe-murailles au Maroc et qu’elle a réussi à force de détermination, de conviction et avec un vrai projet qu’elle propose. Elle a convaincu la délégation pénitentiaire de mettre en place ce genre de programme. Je pense que finalement si Fatna n’était pas à l’origine de ce mouvement, ça aurait été très difficile de le mettre en place.



C. : Est-ce que Fatna a été soutenu par d’autres détenus qui ont vécu la même chose qu’elle pour mettre ce projet en place en prison ?
H. H. : Fatna est la seule ex-détenue politique au Maroc qui retourne dans les prisons. D’ailleurs, je pense que pour certains ça fait partie de son héroïsme. Je pense que peu d’ex-détenus politiques voudraient retourner sur ces lieux pour faire des projets. Cela fait partie de la force de Fatna d’avoir choisi ces lieux pour agir et faire un travail de réparation par rapport à se propre histoire. Il y a un vrai rêve de changement chez elle qui passe par l’envie de transformer cet endroit-même où elle a été si malmenée. Et, c’est un endroit où elle peut agir car son expérience lui permet d’avoir un certain nombre de clés pour comprendre comment fonctionne ce système et comment travailler à la transformer.


C. : Elle travaille en prison mais aussi dans le quartier ?
H. H. : Elle fait aussi un travail de mémoire dans le quartier de Del Mounirchif où il y a l’ancien centre de détention secret où elle-même a été détenue. Elle a fait un projet avec l’association Casamémoire à Casablanca pour essayer de transformer ce lieu en lieu de mémoire mais cela n’a pas encore abouti pour l’instant. C’est aussi quelqu’un qui a un engagement féministe avec son travail pour l’association Quartier du Monde avec qui elle a réalisé un jeu de cartes qui permet aux enfants d’apprendre l’histoire emblématique de certaines figures féministes marocaines et du monde arabe. Fatna œuvre sur plusieurs fronts. J’ai eu la chance de la suivre dans son activité à l’international sur la question des droits humains. Elle travaille au sein du réseau international INOVAS depuis plusieurs années, un réseau de survivant · es à la violence politique. Ce réseau permet aux anciennes victimes puissent avoir un rôle à jouer et un mot à dire sur des politiques de justice transitionnelle ou de réparation dans leur contexte respectif. Fatna est évidemment porteuse de l’expérience marocaine dans ce genre de réseau. Elle travaille aussi avec l’association d’ex-détenus de la prison de Saidnaya, des Syriens réfugiés en Turquie. Auprès de cette association, elle faisait un travail d’accompagnement et d’ateliers pour encourager les femmes à prendre la parole sur ce qu’elles avaient traversé et pouvoir peut-être participer un jour à des processus de justice transitionnelle et de réparation au niveau international. 

 

C.: Comment s’est passée la rencontre avec Fatna ?
H. H. : C’est un long travail entre elle et moi. On s’est rencontrées il y a 10 ans, on a pris beaucoup de temps à se connaître, à s’apprivoiser. J’ai fait beaucoup d’entretiens avec Fatna avant qu’on ne commence à filmer quoique ce soit. Je l’ai beaucoup suivie dans ses activités. Ensuite, j’ai pu beaucoup filmer ce qu’elle faisait en prison et le soutien de la production marocaine Abel Aflam a été très important car on a pu mettre en place des choses pour accompagner Fatna dans son travail associatif. Petit à petit, on a trouvé ensemble l’endroit où on pouvait raconter une partie de cette histoire parce que le film reste un point de vue sur Fatna aujourd’hui et ce qu’elle fait. Ce qui est frappant avec elle, c’est qu’elle ne souhaite pas être au centre de l’attention ni être filmée. C’était la difficulté mais elle est très consciente de l’importance de son travail et de son parcours qui permet de témoigner d’un parcours d’engagement politique au féminin et de questions qui l’animent fortement et qu’elle a envie de transmettre. C’est pour donner une visibilité à tout cela qu’elle s’est engagée avec moi. En revanche, une des choses qui peut-être fera l’intérêt du film, c’est qu’elle a accepté de rentrer avec moi dans un travail qui lui permet de raconter beaucoup d’aspects de qui elle est et qui permet de la connaître dans une dimension à la fois militante et intime. Elle a aussi fait preuve d’une grande générosité et d’un grand courage d’accepter de s’exposer à travers ce film et le faire sans artifice ni fausse pudeur et à la fois avec une grande retenue. Je pense qu’on a réussi ensemble à explorer des endroits où la dimension plus personnelle et intime de son combat apparaît. Le film se construit dans un va-et-vient entre l’extériorité de Fatna, son activisme, ce qu’elle fait au présent et une dimension plus intérieure qui passe par une voix off qu’on a écrite pour le film avec Fatna qui raconte tout son parcours depuis l’enfance jusqu’aux premiers engagements révolutionnaires dans les années 1970.

Quand on s’est rencontrées, elle venait de publier un texte qui est le point de départ du film. Elle venait de consulter pour la première fois son dossier de l’instance Équité et Réconciliation où il était inscrit noir sur blanc ce que l’État marocain reconnaissait qu’elle ait subi pendant les années de plomb. Ce dossier qu’on a eu la chance de filmer et qui constitue le prologue du film est constitué de quelques pages et c’est vrai que Fatna est sortie de cette expérience et de la consultation de ce dossier avec une émotion très ambiguë. Elle avait la satisfaction qu’il y avait une trace qui allait rester et pérenne puisqu’elle était inscrite dans les archives nationales du Maroc. Et, en même temps, avec la sensation que ces quelques feuillets ne donnaient pas accès à qui elle était, à l’importance de son parcours, de ses engagements, son projet politique plus généralement. Je pense que le film est une réponse à ce que le document ne veut pas raconter. Le point de départ de notre conversation avec Fatna, c’est d’essayer de remplir les cases laissées vacantes par ce dossier qui sera consultable par les chercheurs et chercheuses dans 75 ans. Le film s’est inscrit dans cette volonté de témoigner pour aujourd’hui et au présent de cette expérience politique des années de plomb. Aujourd’hui encore, elle en fait un outil de changement et d’espoir.

 

C. : Ce film est aussi l’occasion de montrer une certaine histoire du Maroc ? Et les chants dans le film permettent de créer un lien entre le passé et le présent.

H. H. : Il y a une chanson d’un groupe marocain Nass el Ghiwane emblématique de la jeunesse marocaine dans les années 1970 dont les chansons et les textes ont beaucoup accompagnés la génération de Fatna et qui sont presque des fables politiques. On se demande aujourd’hui avec l’équipe de postproduction ce qu’on va sous-titrer ou non de ces chansons et comment on donne accès à un public non marocain au contenu souvent très beau et très poétique de ces textes et notamment de la chanson Fine radi biya khouya citée dans le film, « Où nous emmènes-tu mon frère ? ». C’est une chanson qui questionne directement le pouvoir marocain sur les dérives éventuelles de la répression de manière métaphorique et détournée.

On a aussi fait intervenir de la musique contemporaine marocaine avec la rappeuse Khtek. C’était important de faire intervenir cette voix féministe de la nouvelle génération qui permet de rendre hommage à la création contemporaine au Maroc.

Pour la musique du film, on a aussi fait appel à deux compositeurs belges Charlotte Maison et David Baboulis du groupe Soldout qui composent la musique originale du film et avec qui la collaboration a été très riche et très belle puisqu’au départ ils se sont beaucoup engagés dans le projet au point de venir à Casablanca pour nous voir pendant le tournage. On a aussi assisté ensemble à un concert de Nass el Ghiwane à Bruxelles. On vient de terminer cette collaboration qui s’est très bien passée et qui donne la musique originale du film.

 

C. : Est-ce que le relais de la jeune génération marocaine est là ?
H. H. : Oui, absolument. Il existe une vie artistique très vivante, vibrante. Il y a toute une scène importante à Casablanca en musique, en cinéma, en danse. Et il y a une révolution politique aussi. On l’a vue avec la Révolution arabe et le mouvement du 20 février au Maroc, en 2017 avec le mouvement dans le Nord du pays. La jeunesse exprime aussi sa volonté d’accéder aux droits, à l’éducation, à la santé qui sont des revendications encore très présentes et très légitimes au Maroc.

 

C. : Comment avez-vous trouvé le budget pour y arriver ?
H. H. : Le film est produit par trois pays : le Maroc, la France et la Belgique. Grâce à la Belgique, on a vraiment pu clore le budget du film avec la production Black Boat and White Boat Delphine Duez et Valentin Leblanc qui nous accompagnent sur toute la partie postproduction et c’est pour cela qu’on est à Bruxelles pour finir le film.

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