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Philippe Reynaert pour “Le Cinéma peut-il encore sauver le monde ?”

Publié le 19/11/2025 par David Hainaut et Vinnie Ky-Maka / Catégorie: Entrevue

“Le cinéma reste un outil formidable pour défendre la démocratie”

Avec Le Cinéma peut-il encore sauver le monde ?, l’homme aux lunettes blanches signe un retour engagé à la réalisation. Cosigné avec Serge Nagels, ce documentaire prolonge son travail aux Rencontres du Film PolitiK de Liège et interroge le rôle du 7ᵉ art dans une époque secouée par les populismes.

Si Philippe Reynaert parle toujours posément, chacun de ses mots pèse. “Depuis la sortie de la crise Covid, on a eu le sentiment que la démocratie se détériorait, qu’elle avait attrapé un virus : celui de l’extrême droite.” C’est de ce constat qu’est né Le Cinéma peut-il encore sauver le monde ?, coréalisé avec Serge Nagels. Tous deux se connaissent depuis longtemps. “Au départ, on voulait juste garder une trace d’un débat sur la montée des extrémismes.” De cette simple captation, l’idée d’un documentaire s’est imposée. “Quand on a mis en boîte ces témoignages, on s’est dit qu’on tenait là une matière formidable.”

Mais le projet a pris racine aux Rencontres du Film PolitiK, créées à Liège en 2021, dans la foulée de la crise sanitaire, dont Reynaert est le programmateur. Né dans ce contexte post-Covid, cet événement donne la parole aux cinéastes engagés. Très vite, le festival s’est jumelé avec le Festival international du film politique de Carcassonne, né trois ans plus tôt en France. “Ces deux festivals sont donc nés à quelques années d’intervalle, portés par le même besoin d’engagement. Sans eux, ce film n’existerait pas.”

Une aventure autofinancée

“On a commencé à filmer sans savoir où on allait.” Trois ans plus tard, le film est pratiquement achevé. Une œuvre autofinancée, née d’un double refus : celui d’attendre et celui de dépendre. “J’ai dirigé Wallimage pendant vingt ans, je sais ce que tout ça représente. Là, je voulais une liberté totale.”

Mais cette indépendance doit beaucoup à Serge Nagels, monteur de formation, réalisateur et directeur de postproduction. Formé à la télévision, il a signé près de deux cents émissions et documentaires pour la RTBF et MCM, avant de réaliser le court-métrage Au nom de ma mère, primé au Festival Ramdam de Tournai en 2020. Il accompagne Reynaert ici dans sa première aventure de long format documentaire. “Sans lui, l’autofinancement n’aurait pas été possible : il possède son matériel, son banc de montage et sait tout faire.”

Puis est venue l’étape de la postproduction, plus coûteuse, avec le mixage, l’étalonnage et les droits d’extraits. “On a lancé un financement citoyen*, sans cadeaux ni contreparties, avec juste un appel à celles et ceux qui pensent que le cinéma est une arme pour défendre la démocratie.” Un geste qui a séduit la productrice Martine Barbé, fondatrice d’Image Création, société liégeoise spécialisée dans le documentaire. “C’est un soulagement extraordinaire : elle a une expérience que nous n’avons pas, ni Serge ni moi, pour tout ce qui concerne la diffusion ou la contractualisation.”

Les figures du cinéma politique

Le film réunit une vingtaine de personnalités, d’âges et de parcours différents : Costa-Gavras, Robert Guédiguian, Maria de Medeiros, Stéphane Brizé, Thierry Michel, ou encore le jeune réalisateur irakien Karrar Al-Azzawi, installé en Suède. Ce dernier a fui Bagdad, a vécu dans un camp de réfugiés en Grèce, puis est retourné filmer la révolte des étudiants dans son pays malgré le danger. “Son témoignage est pour nous aussi important que ceux des cinéastes plus expérimentés.”

Reynaert tenait aussi à la présence du tandem belge Thierry Michel et Christine Pireaux. “Leurs films sur le docteur Mukwege ont contribué à changer les lois européennes. On ne mesure pas assez l’importance d’un cinéaste comme lui.” Cette mosaïque de paroles donne son sous-titre au film : Paroles de festivals. Le duo a capté, sur deux ans, les échanges et réflexions qui traversent Liège et Carcassonne, deux événements où la politique et le cinéma s’interpellent directement. “On a voulu garder la trace de cette effervescence, de cette liberté de parole qu’on ne retrouve presque plus ailleurs.”

La parole féminine

Avant de confier la narration à Déborah François, Reynaert avait d’abord tenté d’enregistrer lui-même la voix off. “Je l’avais faite, mais ce n’était pas très bon, je ne suis pas un comédien. Et puis surtout, ça renfermait le film. Ça devenait l’aventure de deux personnes, Serge et moi, qui parlions de nous-mêmes.”
C’est cette recherche de distance qui l’a poussé à contacter la comédienne belge. “Je l’ai connue à ses débuts avec les Dardenne, et j’ai été frappé par ses récentes prises de parole sur le rôle de résistance du cinéma. Elle a dit oui tout de suite.”

Le choix d’une voix féminine apporte aussi un équilibre. “On a plus de réalisateurs que de réalisatrices, c’est une réalité du secteur. Cette voix permet un rééquilibrage.” Et au-delà de la comédienne, il y a la volonté d’un ton clair, loin du didactisme. “On s’est interdit de faire un film militant pour les militants. Le point d’interrogation du titre est essentiel : notre rôle, c’est de poser des questions.”

De “Pandore” à “La Fièvre”, un art toujours politique

Observateur toujours passionné, Reynaert voit dans le paysage audiovisuel un regain d’intérêt pour les récits politiques. “La série Borgen a été un déclencheur, mais aujourd’hui, sur toutes les plateformes, on trouve des séries politiques de très haut niveau.” Il cite notamment Pandore, série belge coproduite par la RTBF, D’Argent et de sang et La Fièvre, série française récente créée par Éric Benzekri (Baron noir) et diffusée sur Canal+. “Cette dernière exprime magnifiquement le glissement vers l’extrême droite et la manière dont le discours se banalise. Chez nous, je ne comprends pas que la RTBF ait arrêté Pandore après deux saisons : il y avait encore tant à dire !”

Le cinéma, encore debout

Au terme de trois années de travail, Reynaert livre un constat lucide, mais optimiste. “Oui, le cinéma peut être un déclencheur. Mais la vraie responsabilité n’est pas chez les cinéastes, elle est chez les spectateurs. Les auteurs réarment notre imaginaire, mais la révolution, c’est à nous de la faire.”

Il cite Ariane Mnouchkine, fondatrice du Théâtre du Soleil : “Elle disait que nos enfants n’auraient pas d’autre choix que d’être des héros. Elle a raison. On quitte trente ans de matérialisme, on revient au principe de réalité. Et le cinéma, en posant un regard sur ce monde, peut encore être un acte de résistance.”

Puis, avec le sourire, il ajoute, à la fois inquiet et confiant face à la jeunesse. “Il y a eu un reflux après les marches pour le climat : ces jeunes n’ont rien obtenu et le monde politique a été extrêmement cynique avec eux. À force de les décevoir, ils ne croient plus en leurs promesses. Et pourtant, on distingue une vague qu’on qualifie de génération Z, qui s’exprime dans des coins du monde où on ne l’attendait pas, comme en Thaïlande ou à Madagascar.”

Pour lui, cette énergie finira par resurgir aussi en Europe. “Dans notre société occidentale, qui a l’air de s’être réendormie, on va voir revenir la jeunesse. Ce n’est pas possible autrement : la déferlante des chômeurs qu’on va encaisser en janvier ou février va faire que ça va péter. Et quand je dis ça, je dis ça positivement : il faut qu’on retrouve de la colère, de l’indignation. Il faut dire : ‘ça ne va pas se passer comme ça’. Et je pense même que ça va arriver assez vite !”

L’homme aux lunettes blanches, fidèle à son rôle de passeur, garde la même conviction : “Je crois profondément que le cinéma relie les gens. C’est un langage universel, un miroir et parfois un électrochoc. Si ce film donne envie de débattre, de réfléchir ou simplement d’y croire encore un peu, alors on aura réussi !”

La première projection du film aura lieu le 27 novembre aux Rencontres du Film PolitiK à Liège, avant une diffusion télévisée prévue au printemps 2026. 

 

*https://fr.ulule.com/cinema-politique/

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