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Ynes Detraux : Comme un rayon de soleil sur la peau

Publié le 13/11/2025 par Lucie Laffineur, Nabil El Yacoubi et Vinnie Ky-Maka / Catégorie: Entrevue

 Le désir et la douceur à l’automne de la vie

Alors qu’elle étudiait à Marseille, la jeune réalisatrice Ynes Detraux a choisi d’explorer un territoire rarement filmé : le désir affectif et sexuel chez les personnes âgées. Son documentaire, tourné à la maison d’accueil Les Petits Frères des Pauvres, livre des portraits tendres et lucides de résidant·e·s en situation de précarité. Rencontre avec une cinéaste pour qui filmer, c’est avant tout un acte de confiance et de respect.

Cinergie : Votre film a été réalisé dans le cadre de vos études de cinéma à Marseille. Comment y êtes-vous arrivée ?
Ynes Detraux : J’ai fait des études de photo à l’ERG, à Bruxelles. J’en avais un peu marre de la ville, je stagnais, et je voulais faire du documentaire. Je suis partie à Marseille, à l’université d’Aix-Marseille, où j’ai suivi un master en écriture documentaire. La première année, on écrit un film. J’étais déjà venue avec cette idée sur le désir affectif et sexuel. Pendant les deux années du master, on fait des repérages et, à la fin, on présente nos films. Quatre sont choisis et les autres étudiants composent les équipes de tournage. C’est génial, parce qu’on se connaît tous. J’avais une super équipe, que des copains ! Et on collaborait avec l’école Satis, une excellente école technique de cinéma.

 

Cinergie : Vous aviez déjà été bénévole dans cette maison de retraite avant de tourner ?
Y.D. : Oui. J’ai commencé par faire du bénévolat dans la maison d’accueil. Je ne filmais pas, mais je prenais des photos pour que les résidants s’habituent à l’appareil et à ma présence. J’organisais des brunchs, je partais en vacances avec eux, je faisais des sorties individuelles ou des visites dans leur chambre pour papoter. Je me suis liée d’amitié avec eux, tout en aidant l’association.

 

Cinergie : Connaissaient-ils les sujets que vous vouliez aborder ?
Y.D. : Oui, mais ça s’est fait petit à petit. Quand une conversation me semblait intéressante, je leur disais : « Ah, ça, j’aimerais que tu en parles quand je filmerai. » Et quand je venais avec la caméra, je rappelais ces échanges. C’était important qu’ils comprennent que la caméra filme pour de vrai, qu’elle garde une trace. C’est un travail de confiance, d’écoute, de justesse. Il fallait respecter leur dignité, leur subjectivité aussi. Je leur disais : « Sache que ça va être montré. Qu’as-tu envie de partager ? »

 

Cinergie : Votre film parle de désir, mais aussi du rapport au corps, très présent tout au long du documentaire.
Y.D. : Oui, c’est lié à mon propre rapport à la vieillesse. En tant que femme, j’ai peur de vieillir. Alors je posais ces questions comme pour profiter de cette opportunité : « J’ai des personnes âgées qui me font confiance, je veux savoir comment elles vivent ça. »
Vieillir, c’est aussi sentir son corps changer, se demander si on plaît encore. Beaucoup de femmes se demandent : « Est-ce qu’on va encore me désirer ? » La misère affective est très présente dans les maisons de repos. Par exemple, une socio-esthéticienne vient une fois par mois pour masser les résidants. Ce simple contact physique leur manque énormément. C’était quelque chose que je voulais absolument montrer.

 

Cinergie : Le film est dédicacé à votre grand-mère, « poly-amoureuse des corps beaux ». Était-elle une source d’inspiration ?
Y.D. : Oui, totalement. Ma grand-mère et moi sommes très proches. Elle a toujours parlé de sexe très librement. C’est une ancienne hippie, elle a eu des amants jusqu’à récemment. On parlait de ses histoires, de ses peines de cœur. J’ai réalisé que beaucoup de mes amis n’avaient jamais eu ces discussions avec leurs grands-parents, alors qu’ils en auraient eu envie. Ça m’a donné envie de creuser ce lien entre générations.
Et puis, je fais du bénévolat auprès de personnes âgées depuis longtemps, donc j’avais déjà cette petite voix en tête : « Est-ce qu’ils font encore l’amour ? Est-ce qu’ils en ont envie ? » Grâce à ma grand-mère, j’étais attentive à ces signes de tendresse, de désir, ou de solitude.

 

Cinergie : Avez-vous pu montrer le film aux résidant·e·s ?
Y.D. : Oui, et c’était très émouvant. Marie, qu’on voit se faire masser, a été la première à réagir : elle m’a re-signé son autorisation tout de suite en disant : « C’est super. » Marie-Christine, elle, a eu du mal au début à se voir, mais aujourd’hui, elle en est fière. Vincent s’est trouvé très beau (rires). Ils ont regardé le film ensemble et ont beaucoup discuté. En fait, ils ne se connaissent pas tant. Ils ne prennent pas le temps, ils ont leurs problèmes, ils ont leurs soucis et leurs affinités, leurs amis. Et là, je les ai regroupés. Ils se sont rencontrés. C'était super beau. Sainnilia n'était pas là le jour de la projection au centre. Après lui avoir fait une vision privée, elle est venue à la première avec des proches. C'était la star. Et ça, c'était trop génial.

 

Cinergie : On remarque que les femmes se livrent plus facilement que les hommes. Était-ce un choix de votre part ?
Y.D. : Non, mais c’est vrai. Le lien avec les femmes était plus naturel, parce qu’on se comprend. Avec les hommes, il y avait plus de pudeur. Certains me draguaient un peu, rien de méchant, mais c’est une forme de contact aussi. Les hommes me parlaient plus crûment de sexe, alors que les femmes abordaient les émotions, les souvenirs. C’est un rapport différent.

 

Cinergie : Le film s’ouvre sur cette phrase : « Tu sais, j’ai vécu tellement de violence dans ma vie qu’aujourd’hui, je ne veux que de l’amour. »
Y.D. : C’est une phrase de Jeannot, un résidant que j’avais rencontré lors des repérages. Il est tombé malade et n’a pas pu apparaître dans le film, mais cette phrase résumait tout : le besoin de douceur après une vie difficile. Elle incarne l’esprit du film.

 

Cinergie : Et le titre, Comme un rayon de soleil sur la peau, d’où vient-il ?
Y.D. : Je l’ai trouvé avant de dormir (rires). Je voulais une métaphore du plaisir et du désir au sens large. Quand on n’est plus touché, plus désiré, qu’est-ce qui peut encore procurer du plaisir ? Le vent, un rayon de soleil sur la peau. Pour moi, la sexualité n’est pas que pénétrative ; elle peut être sensorielle, subtile, et c’est ce que je voulais dire avec ce titre.

 

Cinergie : Comment voyez-vous la suite ?
Y.D. : J’ai envie de refaire un film. Pas forcément être réalisatrice « coûte que coûte », mais continuer à créer. J’ai un nouveau projet à Bruxelles, dans une maison de repos où je suis bénévole depuis longtemps. C'est eux qui m'ont inspirée. La gérante du lieu a une grande réflexion sur le désir affectif et sexuel, elle veut faire des formations sur le consentement, faire des ateliers avec des sextoys, etc. Elle veut ouvrir la maison de repos sur ce sujet, et moi, de faire un film.

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