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Rencontre avec Sung-A Yoon, réalisatrice de "Overseas"

Publié le 10/09/2020 par Katia Bayer et Constance Pasquier / Catégorie: Entrevue

Le regard, le réel, Overseas

Un documentaire percutant sur le sort des femmes philippines se formant dans des centres spécialisés dans le but de partir travailler à l’étranger et laissant au passage leurs familles derrière elles. Un film pudique qui parle de solitude et d’exil, de frustrations et de joies, d’espoir et de désillusions, entamé il y a 4 ans.

En compétition au BRIFF

Choix du sujet

Ce qui m’intéressait, c’était de parler d’une migration féminine, du travail domestique et de notre monde globalisé. Le travail domestique, c’est un métier complétement invisible, c’est un emploi extrêmement genré, exercé principalement par des femmes.
En lisant le livre d’Asuncion Fresnoza-Flot, cette sociologue philippine, j’ai découvert que le gouvernement philippin institutionnalisait cette migration en envoyant des femmes partir travailler à l’étranger pour des contrats de deux ans d’une manière totalement légale. J’avais connaissance de femmes sans-papiers venant d’autres pays comme la Côte d’Ivoire ou Haïti, mais en Philippines, j’ai découvert que c’était le gouvernement qui organisait ce système. Ça m’a frappée et je suis allée plus loin. C’est comme ça que le film est né.

Rencontre

Quand je suis arrivée aux Philippines, il y avait ce groupe de femmes qui se préparait au départ. Elles n’avaient pas été prévenues de ma présence, ça a été une surprise pour elles. On leur a évidemment demandé si elles voulaient bien qu’on les filme, mais la rencontre aurait pu ne pas avoir lieu. C’est aléatoire : on est en documentaire. J’avais choisi le lieu mais pas les personnages, c’était donc quitte ou double. J’ai appris à les connaître et en fait, elles ont adhéré à 100% au film. Elles étaient très motivées et en même temps, je sentais qu’il fallait leur laisser un temps de parole, de « jeu ». C’était comme un besoin qu’elles avaient et elles l’ont pris immédiatement.

Je les sentais extrêmement heureuses de partager ça et puis, elles ont compris petit à petit quel genre de film je voulais faire. Elles ont bien vu que je n’étais pas dans quelque chose de sensationnaliste. Elles étaient extrêmement étonnantes et hyper naturelles devant la caméra, elles comprenaient le film, c’était très fort comme expérience.

Témoignages

J’ai assisté à des heures et des heures de cours car je voulais vraiment suivre tout le parcours qu’on demande à ces femmes et j’ai aussi interviewé en dehors de ça beaucoup de femmes qui étaient parties à l’étranger. (…) Je connaissais beaucoup de situations et ce qu’elles m’ont raconté ne m’a pas du tout étonnée. (…). Il y a des cercueils qui reviennent très régulièrement du Moyen-Orient, ce n’est pas commun. J’ai interviewé des femmes qui ont été victimes de tentatives de meurtres, qui tombent malades, qui demandent à leurs employeurs d’aller à l’hôpital, qui refusent et qui leur donnent des médicaments fatals.

Résonances

Quand j’ai fait le film, étrangement, j’ai reconnecté des choses par rapport à ma propre histoire. Avant Overseas, j’avais fait un long-métrage documentaire, Full of Missing Links, qui traitait de la recherche de mon père en Corée du Sud que je n’avais pas vu depuis 25 ans. Je me suis rendue compte que l’une des raisons profondes pour lesquelles j’avais fait ce film, c’était que j’avais l’impression de comprendre ces femmes qui quittent leurs enfants, qui ont un arrachement affectif par rapport à leurs pays et leurs attaches culturelles. Ça a été l’un des moteurs. L’exil, la séparation familiale, l’arrachement affectif, c’était des choses que j’étais capable de comprendre et je me sentais extrêmement en empathie avec ces femmes.

Retour sur expérience

Ce que je retiens vraiment de cette expérience et finalement ce dont le film rend compte, c’est vraiment la rencontre humaine que j’ai eue avec ces femmes. C’était une vraie aventure et une vraie rencontre. J’ai l’impression d’avoir eu un échange exceptionnel avec elles, j’ai découvert des personnalités. J’ai eu un tel plaisir à filmer ces femmes et j’ai ressenti de leur part un tel plaisir à être filmées que j’en ai été extrêmement émue. Le film est comme il est aujourd’hui parce qu’il y a eu beaucoup d’imprévus sur le tournage. Quand j’ai vu que certaines de ces femmes étaient sur le départ, je leur ai demandé si on pouvait les filmer dans leurs familles et elles m’ont dit : « On a commencé cette aventure, on ira jusqu’au bout ». Elles m’ont tellement touchée qu’il y avait des moments pendant le tournage où je pleurais derrière la caméra, simplement.

Changer

Je ne sais pas si ces femmes sont plus fortes, mais je me dis que le simple fait qu’elles aient pu vivre cette expérience où elles se sentaient à l’écoute et mises en valeur a peut-être pu changer quelque chose chez certaines d’entre elles. On leur a envoyé le film, elles l’ont vu. On reste en contact grâce à Facebook (rires) ! Aujourd’hui, elles sont très fières de voir que le film est montré. Quand je leur envoie des photos de salles pleines ou des articles de presse qui disent qu’elles sont filmées dans toute leur dignité, qu’elles ont une forte volonté, qu’elles sont extraordinaires, et ça les rend extrêmement heureuses. Je ne pense pas que les films changent la face du monde mais je me dis que si mon film pouvait changer ne serait-ce que très légèrement le regard des gens sur ces femmes, il aura servi à quelque chose. À Locarno, une femme m’a interpellée à la fin de la projection, elle a éclaté en sanglots devant moi en me disant : « Qu’est-ce que c’était beau, qu’est-ce qu’elles m’ont touchée ! » J’ai pensé que si je pouvais provoquer cet état chez les gens, ça pourrait peut-être changer un tout petit quelque chose et rien que ça, c’est énorme pour moi en tant que réalisatrice. C’est un beau cadeau de t’apercevoir que tu peux toucher une corde sensible chez certains êtres humains.

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