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Sur le tournage de La Parenthèse et le Retour en Bohême

Publié le 01/02/2001 par Jean-Michel Vlaeminckx / Catégorie: Tournage

La vie est ailleurs

Le temps humain ne tourne pas en cercle mais avance en ligne droite, c'est pourquoi l'homme ne peut être heureux puisque le bonheur est le désir de répétition.

Milan Kundera. L'Insoutenable légèreté de l'être.

 

Sur le tournage de La Parenthèse et le Retour en Bohême

Présents bien qu'exilés

On pourrait dire d'Eva Houdova qu'elle ressemble au personnage de l'un des romans de Milan Kundera. On pourrait dire qu'elle a l'allure tendre, déterminée et ironique de Sabina dans L' Insoutenable légéreté de l'être, un roman sur les variations - au sens musical du terme - de l'exil. On pourrait dire que le premier contact professionnel d'Eva avec le cinéma eut lieu sur le tournage d'Au feu les pompiers, une fable au titre prémonitoire tournée en 1966 par Milos Forman, où elle apparaît à l'écran comme figurante.
On pourrait dire qu'elle a vécu, en 1968, les illusions du printemps de Prague, dans un pays où la raideur mésopotamienne de l'occupant soviétique alimentait les plaisanteries tchèques dans les brasseries populaires et leur faisait déguster davantage de bière (Budovice : la Budweiser locale) que consommer des images télévisées particulièrement insipides (voir les fiers-à-bras des récits existentiels de Bohumil Hrabal, lequel, si nos sources sont fiables, préférait la Pilsen, autre bière locale).

On pourrait dire que, profitant d'un voyage de jeunes communistes chez leurs camarades françaises, Eva Houdova, pratiquant l'art de l'esquive, est passée à l'Ouest avec âme et bagages.
On pourrait dire qu'elle s'est établie en Belgique, a jeté, avec joie, son diplôme d'ingénieur en électronique aux orties, a suivi les cours de l'INSAS, est devenue monteuse, puis réalisatrice. On pourrait dire que l'exil est une chance et un malheur : non seulement une coupure avec les parents et les amis mais avec les lieux d'une enfance passée à Dvur Kralové nad Labem, au Nord de la Bohême-Moravie. On ne peut oublier ce qu'écrit Kundera dans Le Livre du rire et de l'oubli : " Ceux qui ont émigré (il y en a cent vingt mille), ceux qui ont été réduits au silence et chassés de leur travail (il y en a un demi-million) disparaissent comme un cortège qui s'éloigne dans le brouillard, ils sont invisibles et oubliés ". On pourrait dire que c'est ce brouillard que Zavorska a navrat do vlasti (La Parenthèse et le Retour en Bohême) essaie de dissiper en posant un regard sur les invisibles et les oubliés. Que sont nos amis et parents devenus ? Ceux qui, pendant trente ans, ont été culpabilisés par un régime qui leur reprochait leur défection (" un qui a foutu le camp !" écrivait-t-on dans Rude Pravo).

Bohême, the come back !

Nous sommes au 31, rue Royale Sainte-Marie, chez Cobra Films. Au rez-de-chaussée, Eva Houdova achève le montage image du film. Elle est ultra-pressée.
C'est l'avant-dernier jour du montage. On procédera donc en deux étapes : vision de quelques plans aujourd'hui, entretien dans huit jours. Elle clique sur une icône en forme de fenêtre. Sur l'écran apparaît le visage d'une jeune femme aux cheveux blonds qui parle en tchèque.
Eva nous traduit ses propos : " Je n'ai réalisé qu'en 1990 que nous vivions enfermés dans des frontières inconnues. Lorsque je suis sortie pour la première fois en vélo, j'ai réalisé combien tout cela était absurde puisqu'à cinquante kilomètres de là il y avait une frontière que je ne pouvais voir parce qu'on m'interdisait d'y aller. J'ai compris à quel point nous étions manipulés et acceptions certains ordres sans vraiment y réfléchir. Je l'ai accepté et c'est ce qu'il y a de pire. On se trouve prisonnier d'un engrenage qui nous manipule, qu'on ne maîtrise en rien. On est atteint jusqu'au plus profond de notre être. C'est ce qui est arrivé de pire avec ce régime ". Cut. Eva se tourne vers moi, secoue la tête et reprend : " Je reviens avec des amis émigrés revoir les lieux où nous avons vécu notre enfance. Trente ans après, on se confronte à un passé qu'on n'avait pas réussi à rendre palpable. C'est la première trame du film. La seconde trame, c'est notre confrontation en tant qu'émigrés avec la vie en Tchéquie. Elle se fait encore une fois à travers le cercle des gens qui sont partis du pays et que nous avons côtoyés dans Na Zapad. Cette femme que tu vois nous parle de ce qui la culpabilise aujourd'hui. Elle vit dans une région qui a une frontière avec l'Allemagne. C'est un endroit situé au coeur des Sudètes et qui, dix ans après le retour de la démocratie, est désert. Toute une population allemande y était installée qui a été chassée de Bohême en 1945. Personne n'est venu à leur place sauf les opposants politiques pour occuper les maisons laissées vides par l'expulsion des Allemands. Cette femme dit que lorsque ceux-ci ont été chassés, un processus vieux de quatre siècles a été interrompu. Ce qu'elle voudrait, c'est que cette région revive dans toute sa diversité comme nos ancêtres l'ont connue. C'est une chose qu'on leur doit. Mais la politique officielle considère la région comme étant condamnée. Ça, c'est pour l'Ouest. Le film est divisé en quatre, rythmé par quatre voyages. Je vais dans le Nord, dans l'Ouest, l'Est et le Sud. " Un silence. " La structure narrative du montage est basée sur le conte de fées. Elle traverse le film, comme une métaphore de l'enfance. "

Au feu les pompiers !

Eva manipule le clavier de l'ordinateur. Mpffghpffhmmghphh. Si, si. Les images défilent à toute allure. Arrêt sur image. On voit un groupe d'hommes et de femmes sur l'écran, face caméra.
"Là, nous sommes en 1985. Je commence le film avec les personnes avec lesquelles je pars en Tchéquie ". Eva clique, on repart, les fichiers défilent à fond la caisse. Ça ressemble au cliquetis des Cable cars remontant Powell Street, traversant Russian Hill vers la baie de San Francisco et s'arrêtant à cent mètres de Fisherman's Warf. " Voilà, je vais vers le Nord...c'est ma ville natale ". L'image se fixe sur une petite bourgade, aux maisons ocre clair. L'architecture évoque celle de l'empire austro-hongrois. Un instantané surgit du passé, comme une image fantôme émerge du néant et se matérialise sur papier grâce au révélateur photo. " Ça, c'est la maison de mes parents ". Entre Ariane Mellet, la monteuse du film qu'Eva présente à votre serviteur. " Ensuite, je vais dans une ville où j'ai passé mes années d'adolescence et je rencontre une famille que j'ai connue à cette époque et que j'aimais beaucoup. J'intervieuwe le père qui me raconte des histoires des années cinquante. Il s'agit donc chaque fois, comme tu peux le voir, d'une confrontation entre les gens qu'on a connu avant l'exil et qui, aujourd'hui, parlent de leur présent. La flèche change d'icône. Le défilé des images s'accélère. Des personnages se meuvent comme dans les bandes burlesques du début du siècle. On est reparti dans le cable car de la mémoire. Soudain, l'écran épingle une image, une photo en fait, de Milos Forman, himself. Le réalisateur des Amours d'une blonde est scotché à l'oeilleton d'une caméra munie d'un blimp en forme de boîte carrée (le genre de caméra que l'on voit à côté d'un Lubitsch hilare, son éternel cigare à la main, sur les photos d'avant-guerre) : " Ça, c'est Milos Forman qui tourne Au feu les pompiers dans la ville où j'ai vécu" Lui succède un autre instantané. Celui d'un groupe de jeunes filles parmi lesquelles quelques blondes nous semblent familières : " Là, j'étais figurante, on me voit dans une scène du film. " Etonnement de votre serviteur, rires d'Eva : " Cette photo, que tu vois, est quasiment un plan du film! "

Mokafé

Huit jours plus tard, tip, top. Un décor deuxième âge. Bien qu'un jeune mec au visage couleur pudding, coiffé à la Iman Bowie, vêtu d'un sweat Gap à capuche, d'un jeans 501 frangé sur des Nike au blanc douteux, sirote un crème au comptoir, debout, l'air rêveur, insensible au brouhaha ambiant, la main droite enfoncée dans la poche arrière de son pantalon. À côté de lui, une dame aux cheveux gris, en tailleur de tweed bleu marine et solides chaussures marron, passe commande. " Nous sommes un groupe d'amis qui pensions en 1985 ne plus jamais revoir le pays. Après 1990, avec la Révolution de velours et l'arrivée de Vlacav Havel au pouvoir, nous avons eu la possibilité de revenir au pays natal. Ce dont nous ne nous sommes pas privés. Nous avons décidé d'en faire un film pour montrer les uns aux autres la région d'où l'on vient. C'est une histoire d'amitié. On s'est dit : je vais filmer la région où je suis né comme ça, tu la verras un jour à l'écran. J'ai essayé d'être assez fidèle au propos de départ, aller sur les traces de la vie de chacun. J'ai choisi pour chacun ce qui me semblait le plus cinématographique, le plus touchant. Je ne raconte pas leur vie dans une voix off, ils m'emmènent dans les endroits qu'ils chérissent le plus et c'est une sorte de trace, comme une photographie, mais qui n'est pas expliquée. Parfois ce sont des souvenirs d'enfance, quelquefois on ne voit rien de ce qui a été. La région natale de Martin Petras n'existe plus, c'est un no man's land. Cette absence de traces, ce hors champ involontaire, explique d'autant mieux la vie et l'évolution du pays. "

Eva se tait, dévisage votre serviteur avec un air soucieux. Puis, le regardant droit dans les yeux, elle poursuit l'entretien.  

"La Parenthèse et le retour en Bohême est un film auquel je tiens beaucoup. Il m'a demandé beaucoup d' énergie, je m'y suis impliquée avec mes amis. C'est un film sur les sentiments vis-à-vis de son pays natal. Martin, un de mes amis, dit dans le film, qu'il avait décidé depuis longtemps de rentrer dans son pays sobrement et sur la pointe des pieds parce qu'on aurait pu croire qu'on rentrait au pays pour donner des conseils. Comme des gens qu'on n'a pas invités et qui deviennent donc rapidement indésirables. L'idée de départ du film était : est-ce qu'on peut se retrouver dans le pays d'où l'on vient, Ces retrouvailles sont souvent très douloureuses parce qu`on se rend compte qu'on ne connaît plus les gens et qu'ils ne nous connaissent plus non plus. Il y a un travail de reconnaissance mutuel à opérer."

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