Cinergie.be

Sur le tournage de Plus que deux

Publié le 01/04/2001 par Jean-Michel Vlaeminckx / Catégorie: Tournage

 Deux à Deux

"Le fantastique est pour moi l'opposé de l'arbitraire : une voie pour rejoindre l'universel de la représentation mythique."
Italo Calvino, Ermite à Paris.

XL

Yves Cantraine est un cinéaste rare et un personnage singulier.
Réalisateur de cinq films trop peu connus à notre goût. Enseignant de cinéma, animateur d'un atelier d'écriture cinématographique et lecteur de Flaubert, Lacan, Deleuze et Rifkin (1), Yves Cantraine a tout pour nous plaire. C'est donc avec curiosité que nous nous rendons sur le plateau où il tourne le premier plan de son nouveau court métrage, au coeur d'Ixelles. Des nuages d'orage s'amassent à l'horizon. Il y a au loin la lueur d'un éclair, le grondement sourd du tonnerre. La journée s'assombrit. Il se met à pleuvoir - pas le petit crachin froid de novembre, non, les seaux de grêle de mars. Fichtre ! Les flaques argentées bordent les trottoirs, les caniveaux débordent. Un bonnet de laine rabattu sur les oreilles ne vous empêche pas d'avoir les cheveux mouillés. La barbe, si j'ose dire ! Le béton brut d'une aile désaffectée de l'hôpital d'Ixelles se profile. Vite ! La main sur la clenche, nous poussons promptement la porte vitrée et nous mettons à l'abri dans un couloir désaffecté et désert. Nous essuyons les verres de nos lunettes sur lesquels balbutient encore des gouttes de pluie. Dans l'obscurité d'un interminable couloir genre Année dernière à Marienbad, nous trouvons le plateau, sans doute parce que nous ne le cherchons pas !
Une pièce est aménagée par la déco du film. Non, il n'y pas de linge sale qui traîne sur le canapé, genre sweat-shirt usagé (lequel est d'ailleurs hors-champ du plan dont l'éclairage se met en place). Morbleu ! Non, il n'y a pas de boîtes de Coca-Cola, de Sprite ou de Schweppes qui traînent sur le plancher à côté de magazines défraîchis ou d'exemplaires de La Dernière Heure/Les Sports ou du Matin. Diantre ! Non, il n'y a pas de lit défait en travers duquel un poivrot ayant sombré dans une somnolence éthylique, une bouteille de Four Roses à ses côtés et - pouah - un cendrier débordant de mégots. Fichtre ! Non, il n'y a pas un bavard de comptoir à portée d'oreille qui vous raconte une brève, savourant entre deux gorgées un breuvage vaguement caféiné, devenu tiédasse. Bah ! Non, trois fois non ! Tout est clean. Les murs sont couleur pêche. Il y a une table pour trois personnes. Face caméra, le père, l'air satisfait, et, de part et d'autre de sa personne, les fils en chemise bleue (l'un à courte manche et l'autre à longue manche), qui ont l'air de s'emmerder mortellement. Sur la table trône le repas famillial du dimanche : pommes de terre, haricots verts, panier à pain rempli, bouteille de vin rouge. La gouvernante pose le rôti sur la table. Le père découpe une première tranche, une deuxième et soudain, pris d'un malaise, s'écroule la tête dans son assiette. Cut. Yves Cantraine semble satisfait de la prise tournée en plan large afin d'avoir les quatre personnages dans le champ. Il demande à Crystel Fournier, scotchée à l'oeilleton de l'Aaton super 16 blimpée et munie d'objectifs Zeiss, de cadrer plus serré et en plongée afin d'avoir la tête du père mort dans son assiette. Arnould Chapel, l'ingénieur du son, fait un son témoin, la scène se déroulant dans un silence de mort. On installe un objectif de 25mm pendant que l'accessoiriste amène le troisième rôti, coupe une tranche et devant la résistance de la viande s'exclame en grimaçant : " C'est pas évident, j'aurais pas voulu être comédien " !

 

YC 

"Le film s'inspire d'une nouvelle d'Emile Verhaeren, nous confie Yves Cantraine, qui a placé son histoire au début du vingtième siècle, mais j'essaie d'être moins précis, plus flou historiquement parlant tout en donnant les signes d'une certaine modernité. C'est l'histoire de deux frères qui ne sont pas jumeaux mais beaucoup de choses se passent comme s'ils l'étaient. Ça m'intéresse de jouer là-dessus.
L'un sent des choses qui arrivent à l'autre. L'un prend l'ascendant sur l'autre comme un frère aîné par rapport à un frère cadet, un peu plus rejeté.
On joue sur le double, il y a des scènes qui se dédoublent ou se font écho. On a un récit assez classique, linéaire, avec pas mal d'ellipses, qui est traité à l'image de façon tout aussi classique, et puis il y a des failles qui vont s'ouvrir sur des plans qui sont des visages filmés en DV et qui s'inspirent très vaguement de Francis Bacon, lequel raclait la peinture d'une partie du visage. Ici, c'est la lumière qui brûle des parties de visage qui sont volontairement floues et dessaturés. Comme si les inserts en DV exprimaient la révélation d'une perte d'identité, d'une perte d'humanité, sous un récit somme toute assez classique. Il y a donc deux récits : l'un en dessous de l'autre. De même, j'aime bien l'idée d'un extérieur tout à fait rationaliste, symétrique, en béton, alors qu'à l'intérieur il y a des murs qui évoquent un peu la peau, la chair, l'intérieur d'un corps. Il y a un glissement d'une lumière assez sombre qui se diffuse de plus en plus. J'ai eu l'intuition qu'en fait la mort du père au début du récit est davantage que symbolique. Le père se désincarne, perd son corps, il meurt mais c'est comme s'il se diffusait dans la lumière et surexposait tout à la fin. C'est assez énorme de dire ça. " Yves, sweat-shirt gris foncé à col blanc, zippé et dégriffé, pantalons de velours marron, chaussures de jogging blanches, vide un gobelet de carton rempli d'eau plate et le repose par terre, hésite, perplexe. " Historiquement, j'ai l'impression que c'est ce qui se passe, en fait, les pères physiques incarnés disparaissent et par contre la lumière est partout, on est exposé partout, on est regardé de partout. Le contrôle ne se fait plus par une personne par rapport à laquelle on peut se situer mais par rapport à quelque chose de diffus, d'insituable, qui aplatit tout sur son passage. Ce qui est plus terrible encore ! Je vais, pour le moment en tout cas, à l'encontre de pas mal de discours bien pensants qui disent qu'il faut liquider le père et qu'on se sentira mieux après. J'ai l'impression qu'à l'inverse tout devient un peu plus totalitaire parce qu'il n'y a plus de points de repère. On liquide le père et on ne le remplace pas. J'ai l'intuition qu'en le désincarnant, ça permet à l'autorité de se diffuser n'importe où et de nous contrôler encore plus. C'est plus terrible que d'avoir un père avec lequel il est difficile de vivre mais avec lequel on peut s'opposer et se repérer. J'ai lu récemment l'Âge de l'accès de Rifkin dans lequel l'auteur parle des gens des sociétés post-industrielles comme de consommateurs insatisfaits, assez enfantins en fait. On est dans une société enfantine, ce qui est vachement plus facile à contrôler (1). "
Nous sommes installés, à l'écart de l'équipe, dans la salle de maquillage. Une fille assise sur un tabouret fume une cigarette light, jambes croisées, ramasse une canette de Coca par terre, en boit une gorgée tout en feuilletant le script. Il reprend : " J'ai l'impression que le film est construit un peu comme ce qu'on dit, avec plein d'ellipses, pleins de trous, comme une relation psychanalytique. Robert, l'un des deux frères, essaie de sortir du milieu dans lequel il se trouve par la beauté, en enseignant le chant, tandis que l'autre, Xavier, refuse tout. Ça m'intéressait de questionner la beauté. Et là, je rejoins à nouveau Bacon et Julien Freud qui jouent sur ce qui est représentable et ce qui ne l'est pas, sur ce qui est beau et ce qui est obscène. Il y a des gens beaux dans le film mais c'est pour mettre en péril cette beauté narcissique. L'image sera très belle - j'ai vu les rushes - mais pour arriver à un désastre. Je n'aime pas trop le cinéma de prose, ce sera un film chorégraphique. C'est en grande partie une question de déplacements et de vitesse, de décors explosés ou implosés. Il y a deux films, un film sur le beau et l'autre sur son envers : le laid. "
La fille décroise les jambes, repose son coke, écrase sa cigarette dans le couvercle argenté d'une boîte de pelliculle vide. Yaaahhggh. Quinte de toux. Mille excuses, marmone Yves dans sa barbe, plissant les yeux. Il se gratte la nuque et poursuit avec entrain : " Dans mes films précédents, je n'étais pas bien lors du tournage, préférant le montage - au moins on est assis (rires). J'étais dans un sentiment de solitude. Sur celui-ci, par contre, c'est l'inverse. Je me suis rendu compte qu'on pouvait faire un court métrage en n'étant pas malheureux. On a travaillé comme des dingues mais tout le monde était heureux. Ça me bouleverse assez fort parce que je me croyais condamné à travailler dans la douleur (rires). Si le film est très bien préparé - et c'était le cas cette fois ci -, et que l'équipe fait preuve d' une vraie générosité,, le tournage roule tout seul. Imagine qu'on a fait des journées de vingt-deux plans et le résultat est magnifique."

 

DD

Nous sommes à l'Ultime Atome, un matin pluvieux de mars. Denis Delcampe est débordé, il navigue entre deux courts métrages dont Need Productions enchaîne le tournage. Après Plus que deux, d'Yves Cantraine, Maintenant d'Inès Rabadan. Il arrive en vacillant, un peu aveuglé par la pénombre du lieu après la violence de la lumière crue de la rue. Les yeux plissés, le paquet de clopes à la main, avec son allure d'éternel adolescent, il s'assied en face de nous, qui sommes à une table ronde en bois genre western avec vue sur la vitrine du magasin de photos Campion.
Il fait sombre, la lumière vient de la barmaid, en minijupe girly, qui nous apporte deux cafés avec un sourire éclatant et repart son plateau sous le bras. Like a rolling stone. " Pour faire Arn et Lena, un premier film, à ma sortie de l'IAD, j'ai emprunté des sous, nous explique Denis Delcampe, en nous regardant pensivement. C'est un film que j'avais besoin de faire, j'ai donc créé une société : Need Productions. Le hasard a voulu qu'Inès Rabadan, Yves Cantraine et Ursula Meier soient venus me voir avec des projets intéressants et que j'aie eu le sentiment, en tant que réalisateur, qu'il y avait moyen d'envisager la production de manière différente de ce qu'elle est habituellement. J'admire le travail de ces trois auteurs. Et ce qu'ils ont à dire me paraît plus intéressant que ce que j'ai à dire en réalisation. Donc, je les produits parce que dans les années à venir ils vont faire des films remarqués...qui seront, je l'espère, des succès (rires)."

Denis fronce les sourcils et hoche la tête, boit une gorgée de café, allume une cigarette en se servant d'un briquet et continue : " Je suis un touche-à-tout, j'ai un Avid et je suis capable de monter à l'Avid, j'ai un Proteus, c'est pareil. Je vais acheter un final cut et je vais apprendre le final cut. Ces outils, je les ai achetés pour les mettre à la disposition des réalisateurs. Là je finance les derniers courts métrages d'Inès, Yves et Ursula et j'envisage de financer leur premier long métrage. Need Production a démarré avec Arn et Lena et est devenu, depuis Surveillez les tortues, une vraie société de production. J'ai eu pas mal de difficulté à produire le film d'Inès Rabadan.
Je la connaissais depuis dix ans et c'est la première fois qu'il y avait des questions de choix artistiques et financiers entre nous. Je me suis aperçu qu'il est difficile de faire un film avec quelqu'un avec qui on s'est lié d'amitié.
Un des points communs entre ces trois réalisateurs est qu'ils ont une écriture cinématographique qui privilégie la force des plans, des images, sur la parole, comme tu l'as remarqué, mais un autre point commun est leur grand niveau d'exigence et de professionnalisme. Ce sont des auteurs qui ont des options très précises sur lesquels ils refusent de transiger et ils ont raison ! Ils ne laissent pas de place à l'approximation. C'est souvent dur de travailler avec eux. Tous à table, d'Ursula Meier, est un film écrit, il n'y a - malgré les apparences - aucune approximation ! Ursula a le film en tête et rien ne l'empêchera d'arriver au but qu'elle s'est fixé. Inès et Yves sont comme ça aussi. Ce qui ne les empêche pas de réfléchir beaucoup et d'avoir, avec moi, de longues discussions. Et c'est ce qui m'intéresse. Je n'ai pas vraiment de ligne éditoriale. Je lis des scénarios. Je parle avec des gens. Il faut que j'aime les gens et que j'aime leurs scénarios. Pour ce qui est de la réécriture éventuelle de scénarios, j'en ai confié la tâche à Inès qui est associée à Need. Elle a animé l'Atelier d'écriture de L'AJC et est davantage qualifiée que moi. "
À coté de nous, un mec sirote un coke en lisant Libé ( il rate la nouvelle du jour : la mort en sursis du Musée du Cinéma et le message de solidarité envoyé par Martin Scorsese à la Cinémathèque). Denis joue avec le cendrier dans la main et souffle la fumée de sa cigarette vers le plafond, s'éclaircit la gorge et poursuit : " Un film ne m'intéresse pas s'il ne comporte pas une part de risque. Le dernier film que j'ai produit, Vozar, un documentaire de Miléna Bochet, a été tourné en Slovaquie, en 16mm. Je l'ai fait parce que Miléna avait des arguments en béton armé pour le tourner en 16mm et lorsque je vois le film, je me dis qu'elle avait raison parce qu'en DV ou en Béta-digital, ç'aurait été moins bien. Pareil pour Smiley, de Denis Nollet, où il a fait appel aux techniques de notre époque et à celles du cinéma muet. C'est un film-défi. Une météorite. Je ne sais pas comment il va être reçu dans le milieu du court métrage. Moi, j'aime bien les météorites. Pas les films qui sont à la mode. " Il joue avec une cigarette, hésite à l'allumer, perplexe. So What ! Il conclut : " Je vais coproduire au mois de mai le prochain film de Delphine Gleize, Carnages,, avec Balthazar Productions - mes partenaires pour Plus que deux. "


Plus que deux
S.16, format : 1.66, Couleur, 20'
Réal. : Yves Cantraine. Image : Crystel Fournier. Son : Arnould Chapel. Script : Johanna Grudzinska. Assit. Réal. : Griselda Gonzalez. Mont.: Mathias Veress. Int. : Eddy Letexier, Fabrice Rodriguez, Raymond Lescaut, Monique Fluzin, Anna Bardos. Prod. Need Productions, Balthazar Productions, avec l'aide du centre du Cinéma et de l'Audiovisuel de la Communauté française de Belgique.

(1) Jeremy Rifkin écrit, entre autres, que dans la nouvelle économie mondiale, des compagnies comme Sony ou Time Warner raisonnent désormais en termes de " Life time value (LTV), à savoir que les gens consomment leur propre expérience en en faisant l'acquisition par segments commercialisés. " D'où la question politique posée par Rifkin à propos d'un système économique mondial qui voit la sphère marchande empiéter sur la sphère culturelle : " celle de la préservation et du développement durable de la diversité culturelle qui est le sang même de la civilisation. " Et d'ajouter : " Les ressources culturelles ne sont pas moins menacées de surexploitation et d'épuisement que ne l'ont été les ressources naturelles pendant l'ère industrielle " (in l'Âge de l'accès, Paris, La Découverte).

Tout à propos de: