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Jean-François Ravagnan, la Dernière Rive

Publié le 29/10/2025 par Katia Bayer et Nabil El Yacoubi / Catégorie: Entrevue

Réhumaniser l’image, miser sur la parole collective 

Dix ans après son très beau court Renaître, Jean-François Ravagnan signe son premier long, La Dernière Rive, présenté ce mois-ci au FIFF de Namur et qui fait l'ouverture du Mois du Doc.

Ce documentaire habité explore les zones dombre autour de la mort de Pateh Sabally, un jeune Gambien filmé en pleine noyade à Venise en 2017, sans que personne ne lui vienne en aide. Entre réflexion sur la représentation du réel, mémoire collective et regard décolonial, le cinéaste revient sur un processus de création de près de dix ans où se mêlent enquête, deuil, quête de justesse et criquet superflu… 
Rencontre avec un auteur qui filme la parole pour faire sé
pulture et dépasser l’image médiatique.

Cinergie : Après Renaître, un film de fiction, qu’est-ce qui vous a mené vers le documentaire ?

Jean-François Ravagnan : Tout de suite après Renaître, je me suis lancé dans ce projet. Je ne savais pas s'il y avait un film à faire. J'ai d'abord été fort interpellé par une image, celle qui a été publiée sur les réseaux sociaux, où on voit Pateh Sabally disparaître dans les eaux du Grand Canal en moins de deux minutes, sous les cris des passants. Cette vidéo contenait  quelque chose d’effroyable. J’ai voulu comprendre ce qu'il y avait derrière ces images, derrière cette éruption du réel assez sordide. J’avais besoin de dépasser l'image brute, d’aller au dos de l’image. J’ai commencé à récolter des informations sur ce garçon, sur ce qui s'était passé exactement à Venise. 

C'était très compliqué à l'époque parce qu'il y avait énormément de zones d’ombre. Je ne pouvais pas avoir accès au dossier. L’enquête m’a mené en Gambie, un an et demi après les faits dans la famille de Pateh Sabally qui avait accepté de me rencontrer. J’ai rencontré ses proches qui ont commencé à me parler de lui. J’ai appris aussi qu’un de ses cousins vivant à cette époque à Barcelone était au courant de ma présence dans le village, mais n'avait pas donné son accord pour que je sois là. On m’a dit : « Ici, la parole est collective. Si tu veux en apprendre plus sur notre frère-fils, tu dois consulter toute la famille, tu dois aller voir notre cousin en Espagne". J’ai compris que la parole, chez eux, n’appartenait pas à un individu, mais à une communauté et que c'était quelque chose de très précieux. J’ai quitté le village, toujours sans savoir s'il y avait un film à faire, et je suis allé en Espagne pour parler et simplement écouter. Cela a pris un an avant que je puisse avoir une première rencontre au village, et commencer à esquisser le portrait de qui était Pateh Sabally.

 

C. : En 2017, les réseaux sociaux n'avaient pas autant d'importance qu’aujourd’hui.  Dans cette vidéo que vous montrez en ouverture de votre film, il y a la noyade, la mort en direct, mais aussi en arrière-plan des commentaires racistes, moqueurs. Comment avez-vous appréhendé cette vidéo, sa violence et la déshumanisation quelle porte ?
J-F R. : Ce que je ne comprenais pas, c’était comment ça pouvait arriver. Ce qui m’a heurté, c’est la violence des propos et de la parole raciste envers cette personne. Ce qui m’a bouleversé aussi, c’était à quel point cette personne a été déshumanisée en deux minutes. Très rapidement, Pateh Sabally n’était plus qu’un amas de pixels, accompagnés de propos racistes. Quand j’ai voulu en savoir plus, il y a eu un deuxième choc. Les Ambassades m’ont répondu : « Des Pateh Sabally il y en a des milliers comme lui. On n'a pas d'infos, il n'y a rien ». Je me suis rendu compte qu'il y avait une froideur extrême envers les histoires liées à la migration et que finalement, on ne parlait plus d’êtres humains, mais de statistiques migratoires. Tout cela m’a interpellé, mais c'est surtout le côté déshumanisant de la vidéo, des propos, qui m’ont donné envie de réhumaniser, quelque part, la personne disparue.

 

C. : Vous auriez pu envisager d'aller creuser du côté de cette déshumanisation. Vous êtes-vous posé la question de savoir qui étaient les auteurs de propos racistes et d'où venaient ces images ?
J-F R. : Je l'ai su, mais bien des années plus tard, quand le film était terminé, puisque j'ai eu accès au dossier de la justice. Mais je me suis très vite retrouvé face à un mur en Europe. Les institutions et la justice faisaient une enquête, mais il n’y avait rien sur ce qui s’était passé vraiment. En menant ce projet, je me suis rendu compte grâce à la famille de Pateh Sabally que mon effroi, ma colère première, était un privilège. Le simple fait de pouvoir voyager librement, sans devoir faire des démarches administratives complexes et labyrinthiques, et sans risquer ma vie, pour raconter cette histoire l’était. Je suis arrivé là-bas sans aucun souci, tandis que leur fils, leur enfant, avait quitté le village avec des difficultés et des dangers effroyables. En arrivant au village, j’ai perçu ce déséquilibre immense entre eux et moi. Avant même de filmer, il fallait réduire ce fossé. Il fallait considérer un autre point de vue, qui était le leur. On a toujours un point de vue eurocentré sur ces sujets. Il fallait recueillir leur parole qui n'est quasiment jamais bien entendue. J'avais l'occasion d'entendre une parole unique, celle de ceux qui sont restés au village.

 

C. : En filmant une autre communauté dans une terre inconnue, quel a été votre sentiment de légitimité ?
J-F R. : La question de la légitimité, on se la pose tout le temps. Il y a un certain poids derrière nous d'un cinéma documentaire qui a été de la propagande coloniale. Il y a la représentation aussi. On ne se pose même pas la question parce qu'on n'est même pas encore en train de tourner. Dans le film, on entend : « Nous avons besoin de comprendre tes intentions avant de commencer à te parler. Puisque tu as accepté de venir jusqu'ici, nous acceptons de te parler ». Il y a vraiment tout un moment d'approche. Quand j'ai été autorisé à vraiment pouvoir travailler sur des entretiens, j'étais en phase de repérage. La caméra s'est très vite éteinte à cause de la chaleur. J'ai dit : « Ce n'est pas grave, on continue ». Nous étions deux. J’étais accompagné d'une traductrice pour le peul. Ce soir-là, j’ai réécouté ce qui s’est dit, puisqu'il n'y avait pas d’images. Très vite, j’ai compris que la parole avait une intensité, une poésie. La parole autorisait une intimité que le dispositif de la caméra ne permettra jamais. Cette intimité de rentrer dans un intérieur au sens propre comme au sens figuré était possible uniquement avec le son. Je me suis dit : « Ne tournons rien du tout, enregistrons ». Quand la caméra s'est éteinte, qu'on a rangé, j'ai rapproché instinctivement ma chaise et nous avons continué la conversation. La parole s'est libérée, c’est devenu à ce moment-là pour moi un élément déclencheur du dispositif. Je me suis dit qu’il fallait faire un film de parole.

 

C. : Cela correspond aussi aux traditions, à la mémoire orale en fait… 
J-F R. : Absolument. Ce village, c'est une deuxième école de cinéma pour moi. Vous croyez savoir comment filmer le réel, mais cela s’envisage avec votre point de vue d'Européen, avec vos privilèges. J’ai appris à désapprendre tout ce que j’ai appris à travers mes rencontres et mes discussions avec cette famille, à écouter et ressentir ce que les autres personnes m’ont donné. Ils ont un autre rapport à la mort, à la mémoire, au corps. J’ai rencontré d'autres origines, d'autres croyances, d'autres perceptions du monde.
Aujourd'hui, je ne peux plus envisager les thématiques sur la migration de la même manière qu’avant. Par exemple, dans le film, il y a un plan dans lequel le père de Pateh prend son petit-déjeuner. Il le faisait chaque matin, on a pris le temps qu'il nous oublie et qu'un jour on fasse cette prise. En regardant les rushes, et je me suis dit qu'il y avait quelque chose qui n’allait pas. Et puis à un moment, avec le chef opérateur Thomas Schira, on s’est dit qu’on était trop haut, que la caméra était en plongée. On avait gardé notre posture de filmer debout, et le père était écrasé par l'image. On a jeté au panier ce plan et on l'a retourné trois jours plus tard. On s'est mis à la hauteur du père de Pateh. On s’est rendu compte qu’il fallait faire attention à la manière dont on tournait pour essayer d'être le plus juste possible. On a fait attention aux paroles à prendre, à respecter la poésie et la singularité de chaque personnage, à ne pas forcer les couleurs, à être vigilant sur le son aussi. Je me souviens très bien d'un criquet qui avait été rajouté au montage son. Je me suis dit que ça n’allait pas, tout le monde s'en foutait, mais pas moi, parce que ce criquet n'existe pas, dans ce village ! Je l’ai enlevé du coup.

 

C. : Qu’est-ce que représente la Dernière Rive pour vous ?
J-F R. : Je me suis rendu compte que je ne fais finalement que des films de deuil. Renaître, c'est l'histoire d'un deuil. C'est l'histoire d'un premier amour, l'histoire d'une jeune femme qui pensait qu'elle allait faire sa vie avec l’homme qu’elle aimait, qu'elle allait vieillir avec lui, mais elle dépasse cela et elle renaît pour passer à autre chose. Quand on a fini La Dernière Rive, je me suis tourné vers le monteur et j'ai dit : « Ce film est une longue prière ».  Comment faire sépulture dans un monde déshumanisé ou en voie de déshumanisation ? Comment donner mémoire à ceux qui n’en ont pas ? Pateh a été filmé, on fait un film sur lui, mais qu’en est-il de toutes celles et tous ceux pour lesquels il n'y aura pas de mémoire, pas de sépulture ?

 

C. : C’est compliqué de le faire pour tout le monde.
J-F R. : On ne peut pas le faire évidemment, mais la famille, quelque part, le fait, puisque dans leurs paroles, ils parlent bien sûr de leur fils et de leur frère, mais, à la fin, le frère dit : « À vous tous, les disparus ». Et le père dit : « Pateh n'est pas le seul, c'est le cas de toutes celles et ceux qui sont partis ». Dans leurs paroles, il y avait des mots qui ouvraient vers quelque chose de plus universel. Le père dit aussi : « Tu sais, ce chemin est plein de souffrance, tu vas quelque part, on t'attrape, on te capture, on prend tout ce que tu as ». Cette phrase pourrait être transposée à ce qui se passe à la frontière entre le Mexique et les États-Unis, par exemple. Bien sûr, il s’agit d’une parole prononcée dans un village de Gambie, mais elle peut correspondre à d’autres lieux dans le monde.

 

C. : Vous êtes-vous senti découragé pendant ce long processus ?
J-F R. : Ça s'est posé à plein de moments. On travaillait sous forme d’atelier chez Dérives et ça a été quelque part un confort et un privilège. Peut-être que la fiction m'aurait empêché de prendre ce temps avec une attente par rapport à une date de sortie et des partenaires à favoriser pour telle ou telle raison.
L'atelier documentaire a été une source de liberté énorme. Vous évoquez la solitude, le désarroi. C’est vrai que des gens m'ont déconseillé d'aller jusqu'au bout de ce film, en me demandant ce que j’allais apporter à la famille de Pateh. Cette question éthique, elle était là tout le temps. On ne pouvait pas arriver dans ce village-là et ne pas dédommager les gens qu’on allait filmer. Ca a été une vraie réflexion. On ne voulait pas créer un déséquilibre dans ce village. Les habitants essayent de vivre, chaque maison a sa problématique. Des enfants sont partis en exil, il y a des différences. Dans la famille de Pateh, il n’y a plus qu'un frère pour s'occuper du troupeau, des récoltes. C'est une famille qui est déjà fragilisée. On les a un peu considérés comme des personnages de fiction et on les a dédommagés par jour. Grâce à cela le frère, a acheté plusieurs têtes de bétail, le troupeau a grandi et au final, ils ont pu construire la maison qui n'avait pas pu être finie. Il y a un équilibre qui s’est « rétabli ». Mais on n'a jamais dit : « Voilà l'argent pour faire la maison ». C’est vrai que ce film parle de douleur, de tristesse, de deuil. Quelque part, je portais plus le deuil qu’eux puisqu’ils avaient fait le deuil de Pateh depuis plusieurs années déjà. Avec le monteur, ça a été aussi très compliqué de travailler cette matière pendant de longues années. Mais il n'y avait rien à faire, j’avais envie d'aller jusqu'au bout, de finir ce film. La question du consentement s'est posée jusqu'à la fin parce qu'on s'est demandé si on allait inclure ou non la vidéo de la noyade. C’était l'élément premier, le choc premier, la colère première. La famille a tranché, ils ne voulaient pas la voir. Ils m’ont dit : «  Jean-François, toi, tu sais, toi, tu as vu les images, est-ce que tu peux nous les décrire ? ». Je l’ai fait et j’ai dit que j’aimerais utiliser la vidéo dans le film. Ils m’ont répondu : « On te fait confiance, utilise-la. Fais ce que tu crois juste ». À plusieurs reprises, je leur ai proposé de voir des versions de travail, et ils m’ont dit : « Quand ce sera terminé, reviens au village, on regardera le film avec toi ». Cette confiance, c’est le cœur du film. Aujourd’hui, le film est terminé et j'aimerais pouvoir m’effacer. Le film doit vivre par lui-même, servir de support à d’autres discussions, dans les écoles, les associations, les lieux d’écoute. Il s’agit de continuer à faire mémoire, ensemble. Entre-temps, avec les gens du village, on essaie de s'appeler une fois par semaine. Ces moments que j’ai partagés avec eux, pendant plusieurs années, continueront à m’imprégner pendant longtemps.

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