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Piège à voir de Thomas Sipp

Publié le 05/11/2024 par Benjamin Sablain / Catégorie: Critique

Avec Eye Trap (Piège à voir), son premier film, Thomas Sipp a réuni deux grands spécialistes de Bruegel l’Ancien, Reinerdt Falkenburg et Michel Weemans, pour parler d’un tableau à la fois des plus innocents et des plus inquiétants : « Les chasseurs dans la neige ».  Comme à son habitude, le peintre flamand a en effet glissé de nombreuses figures ambiguës plongeant dans des abîmes de perplexité quiconque s’y arrête.

Piège à voir de Thomas Sipp

Les deux chercheurs se connaissent au moins depuis 2015, puisqu’ils étaient présents à un cycle de conférences qui s’est déroulé au Louvre. Le lundi 26 janvier à 18h30, Falkenburg parlait justement de « L’art du camouflage : de Bosch à Bruegel », tandis que Weemans menait le lundi 16 février à la même heure un exposé intitulé « Insidiosus Imago. Double image et double vision dans Le retour des chasseurs et L’oiseleur perfide de Pieter Bruegel ». Ce dernier abordait donc exactement le sujet du film , évoquant d’ailleurs des éléments qui s’y retrouveront à l’identique.

Sans grande surprise, au vu de leurs affinités, Weemans et Falkenburg travaillèrent ensuite sur un livre à propos de Bruegel, publié en septembre 2018. La couverture est d’ailleurs illustrée par… « Les chasseurs dans la neige ». Étant donné cette obsession qui dure depuis au minimum près de dix ans (pour Weemans), il était donc grand temps d’exorciser cette passion dévorante… par une version audiovisuelle de leurs recherches afin de conjurer le mal par le mal.

Toutefois, au lieu de les soigner de ces névroses qui les accaparent au point d’y consacrer en partie un livre de près de 300 pages, il se pourrait bien que cette infection contamine à son tour les spectatrices et spectateurs qui s’y pencheront. En mettant en intrigue leurs recherches, distillant goutte à goutte ce qui hante fort probablement leurs nuits, les deux comparses ne donnent en effet jamais de réponse, mais creusent toujours plus loin pour approcher l’énigme insondable qui sourd par deçà la neige. Au lieu de se résoudre, l’intrigue au contraire s’alimente et se complexifie par des nœuds toujours plus nombreux tandis que le regard se brise aux quatre coins du tableau. Pieter Bruegel est en effet connu pour son art consommé des significations troubles par lequel il engage dans la voie de l’interprétation en ne répondant qu’à demi-mot aux questions que font émerger ses œuvres.

Les traces d’un sens caché sont donc nombreuses, à l’image d’un moyen-âge où le monde regorge de sens et de symboles. Michel Weemans et Reinerdt Falkenburg se présentent de cette façon tel l’Actéon : partis en chasse pour élucider le tableau, ils ont fini dévorés par les gouffres qui s’enfoncent dans ses profondeurs. L’image est d’autant plus appropriée que Bruegel a malicieusement orienté sa toile sur le thème de la chasse… mais une chasse où le chasseur n’est pas celui que l’on pense… et où on ne saura probablement jamais qui. Peut-être est-ce d’ailleurs ce que l’on y recherche vraiment : la nature de ce qui nous tient en joue depuis la pénombre du seuil d’une porte, à l’affût de la proie qui plongera sur son appât.

Le trio a par conséquent tout à fait réussi son coup. Piège à voir se présente comme un modeste court-métrage, assez classique dans sa forme, mais qui n’en finit pas d’interroger, grâce à l’intelligence de son dispositif et de ses deux commentateurs érudits pointant du doigt ces détails que l’on ne voyait pas jusque-là et qu’à présent on ne peut plus s’empêcher de scruter (trop) attentivement. Qui est ce personnage tapi dans l’ombre ? Pourquoi ce mur a-t-il des yeux ? Si vous ne le savez pas aujourd’hui, vous ne le saurez pas plus les jours prochains, mais en tout cas ces questions vous hanteront peut-être à jamais.

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