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A propos de Globes, présenté à partir du 30 septembre au Cinéma Nova

Publié le 28/09/2021 par Anne Feuillère et Josué Lejeune / Catégorie: Entrevue

Filmer l’invisible 

Avec Globes Nina de Vroome raconte les multiples vies des abeilles et recompose, à travers elles, la mosaïque de quelques réalités qui nous entourent. On la retrouve dans la salle du Nova où son film sera diffusé dès le 30 septembre et où elle a accepté de faire cet entretien en français. Une rencontre passionnante et éclairante sur le cinéma, l’art, le monde… Et les abeilles, bien sûr.

Cinergie : Si Globes est ton second long-métrage, tu es déjà bien connue dans le cinéma néerlandophone en Belgique. Tu fais partie de tout un réseau de personnes qui nourrissent aujourd'hui le cinéma d’Art et d’Essai néerlandophone et gravitent autour du webzine Sabzian, de la plateforme Avila, du festival Courtisane... Je pense à Olivia Rochette, Gerard-Jan Claes, Ruben Desiere, Sarah Vanagt…

N.D.V. : J'ai étudié avec Ruben et Hannes Verhoustraete, nous nous sommes liés à Olivia et Gerard-Jan, nous avons formé une bande d'amis réalisateurs et écrivains qui a commencé à réfléchir sur ce qu'est le cinéma aujourd'hui et comment trouver notre place dans cette culture belge. Sarah Vanagt est aussi une amie avec qui j'échange sur notre travail. Il y a pas mal de gens avec qui je suis en constante discussion. Je pense que c'est assez unique en effet. On a tous des langages cinématographiques très personnels et qui peuvent être différents mais on travaille ensemble, on se soutient, on se nourrit, on échange beaucoup. Nous sommes des pairs.

 

C. : Tu as fait tes études à Gand ?

Nina de Vroome : Je viens des Pays-Bas et j'ai fait mes études au KASK où l'on étudie aussi bien le documentaire que la fiction. Dans mon parcours, j'ai plutôt tourné des documentaires. J'ai eu deux professeurs qui m'ont beaucoup marqués : Martine Huvenne et Elias Grootaers. Elias Grootaers m'a appris beaucoup sur le documentaire. Martine Huvenne concentre ses recherches sur le son et la musique au cinéma, ce qui m'a beaucoup formé car grâce à elle, j'ai pris beaucoup d'intérêt pour le son au cinéma. J'ai appris à considérer l’usage du son comme une expression artistique à part entière et non pas seulement une capture de ce que l'on entend sur un tournage. Mon film de fin d'études était une recherche sur les sons dans notre société, c'est plutôt un essai documentaire. En 2016, j'ai fait mon premier film, un moyen-métrage d'une heure, Une idée de la mer. Puis j'ai tourné un court métrage sur la formation des chiens policiers, le Bonheur des chiens, avant de réaliser Globes, mon dernier film.

 

C. : Si Globes est un premier long-métrage, tu as déjà réalisé de nombreux courts-métrages, tu fais des collages, tu écris des textes, tu travailles comme ingénieure du son sur d'autres films. Comment définis-tu ton travail ? Est-ce que tu te considères comme réalisatrice, artiste plasticienne, documentariste... ? Est-ce qu'il s'agit là d'étiquettes qui t'importent peu ?

N.D.V. : Je pense que je me vois surtout comme réalisatrice. C'est le fil rouge dans mon travail, ce qui m’occupe le plus. J'ai beaucoup d'autres activités autour de ça qui nourrissent ma pratique. Je suis aussi ingénieure du son sur mes propres films, ça m'intéresse beaucoup. Mon écriture est une manière de réfléchir le cinéma, à ce que c’est que le cinéma pour moi. Et j'écris des voix off pour mes films. Cette relation entre la parole, le texte et le cinéma, les images en mouvement, me fascine. C'est aussi un parcours que je suis. Les collages m'attirent aussi beaucoup. Je fais le montage de mes films moi-même, en collaboration parfois avec d'autres monteurs. Et les collages sont pour moi une sorte de montage, un montage en deux dimensions, sans la dimension chronologique du cinéma. Ce travail qui consiste à utiliser des images qui existent déjà et à les assembler dans une nouvelle image, c'est ce que je fais dans mes films : je prends des morceaux de la vie, des images, des sons, des observations et je les mets ensemble dans une nouvelle composition. À partir de là, une nouvelle réalité émerge.

 

C.: Globes est un film sur la vie des abeilles dont on sait aujourd'hui qu'elles sont gravement menacées. C'est une question potentiellement très anxiogène que tu ne traites pas du tout de cette manière. 

N.D.V. : En tant que cinéaste, provoquer la peur ou la culpabilité, ce qui est le cas de beaucoup de documentaires militants aujourd'hui, qu'ils portent sur l'environnement ou des questions politiques, ne m'intéresse pas. Je ne fais pas des films militants. Je cherche une autre manière de faire du cinéma. Le but de mon film n'est pas de provoquer des actions ou de la culpabilité. Cela reste une recherche artistique. Par ailleurs, cette crise écologique est un sujet qui m'intéresse d'une manière plus philosophique que pratique. Mon approche reste du même coup ouverte à toutes les histoires qui entourent cette crise, sans juger les gens qui ont d'autres idées sur la nature. Mais je m'aperçois qu'on a tous un rapport très particulier à la nature et qu'on sent tous que quelque chose est en train de changer dans ce rapport. Et c'est justement ce qui m'intéresse : notre culture a une façon de gérer la nature tellement ancrée qu'elle semble très normale alors même qu'elle est culturelle, qu'elle est construite.

 

C. : C'est là où ton film va et vient entre la Slovénie et la Californie, pour mettre en regard ces deux rapports à nos environnements, ces deux mondes ? 

N.D.V. : Oui, il y a beaucoup de manières différentes de créer un rapport au monde. C'est ce qui m'intéressait beaucoup dans ces deux cultures. D’un côté, en Slovénie, on est plutôt en relation avec la tradition, la continuité d'un temps qui va très loin dans le passé et très loin dans le futur. Un personnage dans le film dit ainsi qu'une ruche est un être qui ne meurt jamais. Si les abeilles meurent, la famille peut se renouveler éternellement. De l'autre côté, aux États-Unis, le rapport est presque futuriste, c'est presque de la science-fiction dans un paysage parfois complètement remodelé par l'homme, totalement construit, qui dépend des techniques humaines et qui ne peut pas exister seul, de manière autonome. L'humain a crée sa propre indispensabilité. Il y a aussi tout un rapport religieux, sacré. D'un côté, c'est un rapport très ouvert à la spiritualité, avec ce signe par exemple que dessine l'apiculteur et qu'il met chaque nuit dans les ruches parce qu'il croit qu'il va aider les abeilles à se développer. De l'autre, nourri de christianisme, cet apiculteur américain se voit comme le gardien des abeilles, le gardien de la nature, une notion chrétienne de base.

 

C. : C'est pour cette raison aussi que tu construis deux rapports aux récits totalement différents ? D'un côté les peintures ancestrales sur les ruches, de l'autre une séquence d'un film hollywoodien et cette scène de film catastrophe que tu t'amuses à refaire ?

N.D.V. : Oui, il y a aussi des rapports très différents à la notion d’histoire. En Slovénie, les récits sont plutôt construits sur les ruches elles-mêmes avec ces peintures. Les gens se réunissent autour et les commentent ou racontent des histoires, un peu comme on regarde la télévision. De l'autre côté, il y a le feu de camp et d'autres personnages autour. C'est aussi presque un thème de base que de se mettre en cercle autour d'un feu pour raconter des histoires. Robert, ce vieil apiculteur américain, il raconte des histoires constamment, c’est un grand orateur. Là, il fait le récit de cet épisode de sa jeunesse. Je me laisse porter par son histoire. Le film prend ces moments de récits et suit les chemins qu’ils proposent.

 

C. : Toi aussi tu butines n'est-ce pas ? Tu vas et viens, tu tisses les histoires, tu mêles les genres. Ton film devient lui aussi peu à peu un territoire à part entière.

N.D.V. : J'ai très vite vu que mon film devait avoir la même structure qu’une ruche où les abeilles font des allées et retours, sortent et reviennent avec leur petite essence du paysage. Moi aussi je fais ce chemin, je me laisse porter par les scènes et les personnages, je les suis sur des chemins qui me donnent beaucoup, comme les abeilles se laissent guider par les odeurs, les couleurs, ce qu'elles trouvent dans les champs. 

 

C. : Le titre de ton film ne fait pas que référence aux rapports des abeilles à la terre, au soleil et à la lune. Il fait aussi résonner la pluralité de nos rapports au monde, la multiplicité des réalités qui nous entourent. Ils désignent plusieurs univers ? 

N.D.V. : Il y a les abeilles qui sont des êtres de soleil, célestes. Mais différents champs d'influence entrent en jeu. Ce petit monde d'une ruche a déjà tout, c’est déjà un petit monde complet. Ce microcosme est lié à un autre monde, un autre point de vue, une autre culture, le macrocosme de l'économie mondiale. Les abeilles sont liées à un microcosme et à un monde global. 

 

C.: Dans ton film, tu tentes de trouver la ligne où tu peux nous donner accès à un rapport au monde animal qui serait le point de vue des abeilles sur le monde, mais sans y aller jusque là, à coup d'images de drones ou je ne sais quoi. Tu ne nous mets pas tout-à-fait à la place de l'abeille mais par instant, tu frôles ce point de vue, avec des allées et retours de caméra dans le paysage ou des plans du paysages animés. Cela nous amène à penser un autre ressenti de la réalité sans pour autant s'y substituer.

N.D.V. : Je crois que les abeilles peuvent nous apprendre un autre rapport à la réalité, une autre façon de regarder le monde. C'est vraiment ce que j'ai essayé aussi de faire dans ce film, c'est pour ça que j'ai mélangé tant de formes dans le film, des moments didactiques, poétiques, des interviews, des moments de fiction... Le monde des abeilles m'a invité à utiliser toutes ces formes parce que chaque dimension de leur vie et de leur sagesse demandent une manière différente de la filmer et de la mettre en forme. Les abeilles vivent une vie assez difficile à filmer. Elles vivent dans le noir, dans la ruche où tout est très chaotique, où on ne voit pas très bien ce qui se passe. Il faut alors chercher des manières de simplifier mais aussi de rendre toute la complexité de cette réalité.

 

C. : Le travail de montage de ton film est une véritable dentelle qui recompose ensemble tous ces aspects, tous ces points de vue, cette pluralité de récits et d’images. Comment as-tu procédé ?

N.D.V : Oui, ça a été tout un travail ! J’ai commencé à monter moi-même directement sur le tournage. Je filmais et je montais au fur et à mesure, en tirant les fils des histoires. Cela construisait peu à peu une espèce de tour. Et puis j’ai travaillé avec Dieter Diependaele, l’un des monteurs les plus brillants pour moi aujourd’hui. Il a réussi à entrer dans mon univers et à faire passer mon film dans une autre échelle, à transposer le monde intime et solitaire de mes idées et mes rêves dans une forme lisible et structurée. Le montage a été une broderie très fine, c’est un montage d’associations d’idées, de juxtapositions, de parallèles. Ce film est presque une espèce de glossaire du montage : qu’est-ce que le montage peut faire ? Il peut associer, opposer, lier... C’est une grammaire qui fait jouer les conjonctions de coordinations : mais, et, donc, or… 

 

C.: La musique et le son sont très importants dans ton film. Tu as voulu une bande originale composée pour le film, n'est-ce pas ? 

N.D.V. : J'ai travaillé avec plusieurs sources. J'ai travaillé d’une part avec Jordan Dykstra, un compositeur américain qui a fait des petites remarques musicales, qui donnent à chaque fois une couleur, un éclairage. Elles fonctionnent pour moi presque comme une note de bas de page, en donnant un peu plus d'informations. Le travail de Jordan s'intéresse beaucoup à ces questions musicales : qu’est-ce qu'un timbre, une couleur, une tonalité musicale. Or chez les abeilles, comme le dit Robert à un moment dans le film, il y a aussi beaucoup de tonalités, de timbres différents qui racontent beaucoup de leur état. On a alors beaucoup travaillé sur le choix des instruments, des tonalités. J'ai aussi utilisé la musique de Kevin Volans, un compositeur sud-africain qui travaille en mettant ses tonalités sur l'échelle de la musique traditionnelle sud-africaine. Cela donne pour moi une sensation à la fois monumentale mais aussi pleine de frémissements. J'ai rêvé cette toute première scène du soleil avec la musique de Volans et des abeilles qui butinent dans un champ au tout début de la production du film. Cette musique était une véritable source d’inspiration. J'ai aussi travaillé avec Gwenaël Grisi, qui fait des orchestrations pour les films, des séries Netflix... Il a construit la musique de ce film des années 70 que j'insère puis celle de la séquence des pompiers. C'était très chouette de travailler avec lui, de construire minutieusement de la musique presque hollywoodienne sur ces images.

 

C. : Ton film se termine sur une très belle citation d'Emily Dickinson, qui dit que pour faire une prairie, il faut un trèfle, une abeille et une rêverie. Que s'il n'y a pas de trèfle ni d'abeilles, alors une rêverie suffit. Est-ce aussi le cas du cinéma ? Pour faire un film, une rêverie suffit ?

N.D.V. : Il y a cette tension très profonde dans le film, entre être là et être absent. Les abeilles sont là tout en étant en train de disparaître, surtout les abeilles et les insectes sauvages, ce qui est encore pire. Il y a cette tension entre un monde dans lequel beaucoup de choses restent ou deviennent invisibles, et des manières de rêver le monde, de le mettre en existence. On crée le monde avec notre histoire, notre culture, notre imaginaire, on est toujours en train de le créer. En tant qu’êtres humains totalement ancrés dans nos cultures, nos rapports au monde sont déjà très construits, on vit dans un monde, en quelque sorte, déjà très artificialisé. Tout autour de nous, le réel est conçu. On vit dans un monde qui consiste en pensées et en rêves. Le rapport avec la réalité a toujours quelque chose de construit. On l'approche toujours à partir d'une culture très riche et pleine d'histoires, de l'Histoire aussi. On n'a jamais la liberté de regarder le monde tel qu'il est. C'est aussi ce que je dis à la fin de mon premier film. On ne peut jamais regarder la mer parce que les idées qui sortent de la mer, troublent son image. Ce n'est jamais possible de voir la réalité comme elle est, notre vision dépend toujours de nos manières de regarder.

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