Rencontre vidéo-réelle avec Juliette Feck (par écran interposé) et Alice Khol (en chair et en os) pour discuter du court-métrage documentaire Juliette the Great sélectionné au 39e Festival International du Film sur l’Art de Montréal. Et tant qu'à parler de films sur l'art, la rencontre a lieu dans les bureaux du BAFF, le festival de film sur l'art belge. Juliette, c’est Juliette Feck, plasticienne française vivant à Marseille. Juliette Feck est devenue “Juliette the Great” dans les yeux de la cinéaste Alice Khol qui signe là un film loin des conventions, ludique et profond, bref à l’image de son personnage principal haut en couleur.
Alice Khol et Juliette Feck
Cinergie : Alice Khol, vous avez réalisé un portrait de votre sœur qui est infirmière à domicile, et Juliette the Great est votre deuxième film. Quel a été votre parcours avant ça ?
Alice Khol : J’ai fait des études de communication, à Rennes. Assez vite, j’ai travaillé dans la culture et plus particulièrement dans le milieu du cinéma. J’ai commencé dans des festivals comme attachée de presse, programmatrice et enfin, coordinatrice. L’image m’a toujours intéressée et à force d’en voir, j’ai eu envie d’en faire moi-même. Parallèlement à mon emploi, j’ai suivi, il y a quelques années, une formation à l’École Agnès Varda, en cours du soir. C’est une formation sur trois ans qui apprend la photographie. À un moment donné, j’ai décidé d’arrêter mon travail pour me consacrer exclusivement à cette pratique. Mon premier projet a en effet été de suivre ma sœur qui est infirmière à domicile. Initialement, j'étais partie pour faire des photos, mais finalement, je l’ai filmée parce que je voulais montrer ses relations avec les patients, les gestes posés mais aussi les mots, et ça, la photographie ne pouvait évidemment pas le rendre. Ce premier film s’appelle Cure et je l’ai terminé en 2016. Ça m’a décidé à me lancer. J’ai tout abandonné et je ne regrette pas. Ce n’est pas toujours évident, il y a des moments de découragement, mais je sais que c’est profondément ce que j’ai envie de faire, que c’est ce qui donne du sens à ma vie. Donc, pas de regrets !
C. : Et vous Juliette quel a été votre parcours ?
Juliette Feck : Moi je vis à Marseille mais je suis de Normandie. J’ai fait l’École des Beaux-arts de Rouen et je dois dire que j’ai eu des supers profs ! Mais je voudrais quand même ajouter un truc que je trouve très grave dans les écoles d’art : on ne nous apprend pas l’économie de l’art… On ne nous apprend pas à nous débrouiller tout simplement, à faire de la comptabilité, des trucs très cadrés, de la communication… Tout ça, on doit l’apprendre sur le terrain, et c’est au bout de dix ans d’expérience qu’on commence un peu à gérer. Un peu...
Contrairement à Alice, je suis en train de faire le chemin inverse. Je suis en train de remettre en question le fait de ne pas avoir un « vrai » boulot pour avoir plus d’argent, tout simplement. Je cherche un travail dans la com’ parce que c’est un truc qu’on sait faire en tant qu’artiste. Mais bon, je reste artiste. J’aime mettre de la magie partout autour des gens. J’aime, juste en existant, dire : le monde, il peut être autrement qu’il est… pragmatique, lourd ! Il peut être rempli de paillettes, joyeux, généreux aussi, de beauté surtout. C’est ça qui nous réunit Alice et moi. Quand on est ensemble, on est fofolles, on s’émerveille de tout, les matières, les sentiments. C’est une richesse extraordinaire d’avoir ça et il faut se battre en tant qu’artiste pour faire valoir cet émerveillement. On ne pourra pas quitter ça, parce que c’est une chose qui nous habite, en fait.
C. : Comment vous êtes-vous rencontrées ?
Alice : C’était au moment où je faisais un blog dont j’ai tiré un livre qui s’appelait 365° d’amour. J’écrivais des textes sur l’amour en partant de mes propres expériences ou de celles des autres, et je faisais souvent des appels sur les réseaux sociaux pour demander aux gens de me raconter quelque chose sur l’amour. Via une connaissance, Juliette a eu envie de participer et on s’est rencontré à Bruxelles, au bar de l’Union. Je me souviens très bien de ce moment et de sa manière spontanée. Elle m’a tout de suite fait rire, en fait.
Juliette : Il faut quand même dire qu’Alice est un super public. Elle se marre tout le temps quand je parle alors du coup moi, ça me fait surenchérir.
Alice : Puis, on s’est vues plusieurs fois. Elle a fait des expositions que je suis allée voir, elle m’a parlé de sa vie d’artiste, de son quotidien dans le monde des arts-plastiques. C’est un monde que je ne connaissais pas. Elle m’a raconté ce qui l’intéressait, ses sujets de prédilection, la mort, la décomposition, les animaux, la nature, les pneus, les tractopelles… Elle avait une manière tellement drôle et expressive de me raconter tout ça que j’ai eu comme un coup de foudre amical, et j’ai eu envie de la filmer.
C. : Du coup, Juliette pouvez-vous partager un peu de cet univers artistique qui est le vôtre ?
Juliette : Oui c’est sûr qu’il y a une constance dans mon travail. Ce n’est pas morbide, mais ça parle de la mort. Je mets la nuance parce que c’est important. Pour moi, la mort est quelque chose qui nous révèle en tant que vivants. Mon univers est très marqué par les charognes animales et par les automobiles et ça, c’est parce que j’ai grandi à côté d’un garage. Donc c’est un mélange entre la nature morte un peu mélancolique et en même temps des objets industriels comme les pneus. Voilà, on peut résumer ça par les charognes et les pneus.
Et puis, évidemment il y a la terre, cuite et crue, car la terre parle du cycle, de la vie, de la mort, de la disparition… Paradoxalement, la céramique, qui est de la terre cuite à 1260°, c’est ce qui va le plus résister au temps, en fait. C’est une chose qui va servir à dater en archéologie, c’est quelque chose qui reste, qui est une trace… Pour moi, marquer sa pensée dans une matière dure participe de ça.
C. : Quelle forme avez-vous-donné à ce film Alice ?
Alice : C’est une bonne question, la question de la forme. Je me la pose rarement avant de faire les choses et c’est problématique, surtout lorsqu’on doit vendre son projet, trouver des aides. Tous mes projets partent de rencontres et de l’envie de faire le portrait de quelqu’un. Du coup, la forme s’adapte au sujet et à la personne et donc ici, à Juliette et au procédé par lequel je suis passée. La forme naît juste de la rencontre : la rencontrer elle, rencontrer son univers, m’en imprégner et le restituer par l’image. C’est aussi raconter quelque chose de plus universel qui questionne ce qu’est être artiste, pourquoi on continue à créer même si on n’en vit pas, pourquoi on travaille alors qu’on n’est pas payé pour ce qu’on fait, quel sens pour nous, pour le monde... Le film ne répond pas à ces questions, mais il part de toutes ces réflexions-là. J’ai fait ce documentaire en prenant des chemins de traverses, en utilisant les images que Juliette fait aussi, en la laissant improviser sur des sujets, en ne nous donnant aucune règle. C’est vrai que moi je n’ai pas fait d’école de cinéma donc je ne connais pas du tout les règles et je les apprends par la pratique. C’est un apprentissage empirique, très intuitif, un peu dans l’urgence, mais qui part d’une envie profonde. Je me laisse guidée par ça. Je n’ai pas la prétention de détenir la vérité sur Juliette mais de donner la vision que j’ai d’elle. C’est l’amour que j’ai pour les gens qui guide mon travail. J’essaie d’en garder une trace à ma façon aussi…
C. : Que pensez-vous de cette trace laissée par Alice, Juliette ?
Juliette : Une personne c’est quelque chose de multiple. Une personne, ce n’est pas juste un clown, ou une intellectuelle dans sa mansarde en pleine dépression. Et Alice, je crois qu’elle sait montrer ça. Peut-être que ce personnage complètement loufoque qu’on voit à l’écran, c’est ce que j’ai créé pour cacher une forme de timidité. J’étais une enfant unique, un peu asociale, un peu bizarre et j’ai peut-être créé ce personnage qui fait un peu peur à certains et qui attire des gens farfelus comme Alice ou des gens très ouverts. Je pense aussi que ma manière d’être, c’est un bon filtre à cons. Les gens un peu obtus, c’est sûr qu’ils ne vont pas venir vers moi parce qu’ils vont se dire « Olala cette folle débile ! » Après, si on a passé le filtre, on peut aller vers des choses un peu plus profondes. Avec Alice, c’est clair que j’ai un auditoire réceptif qui va faire que je vais sur-jouer complètement et être dans le loufoque à fond et j’adore. Je suis en roue libre, je lâche prise et je peux dire des choses scandaleuses ou bêtes, absurdes !
Alice : Mais complètement assumées et c’est ça qui m’a séduit chez toi.
Juliette : Tout le monde n’est pas aussi ouvert que toi, ma chérie !
C. Et que pensez-vous du film, Juliette ?
Juliette : Se voir, ce n’est pas évident. Il faut prendre de la distance et se dire que ce n’est pas vraiment soi. Il y a un détachement par rapport au personnage qui est un mélange entre Juliette Feck et Juliette the Great. Mais le film montre des choses qui sont vraies, et qui me rappellent des moments douloureux de ma vie, comme cette scène avec le lapin dans la salle de bain où j’explique que c’est impossible de créer si on pense à une engueulade avec son mec ou que la caisse d’allocations demande des documents… C’est difficile d’être totalement investie dans sa mission d’artiste quand on a plein de parasitage et des bâtons dans les roues. C’est un métier où on est souvent déconsidéré et surtout pauvre.
C. : Le film parle beaucoup de la survie au niveau économique, mais aussi psychique des artistes. On voit d’ailleurs une sorte de motif qui revient et qui est cette couverture de survie scintillante que Juliette utilise dans des installations ?
Alice : Oui le film parle de survie, mais il parle de survie avec humour parce qu’il faut savoir le garder… pour survivre justement ! La couverture de survie, je l’ai intégrée au film parce que c’est un élément visuel fort et beau que Juliette utilise beaucoup. Je n’ai pas vraiment pensé à son sens profond en faisant le film. Ça s’est construit comme ça, et ça a émergé a posteriori. Au montage bien sûr, le rapport est devenu évident.
Juliette : Cette couverture, elle est dans mon sac à dos depuis que je suis petite. Je fais beaucoup de randonnées. Je l’ai beaucoup photographiée pour ses qualités esthétiques, mais c’est vrai que lorsqu’on y pense c’est juste une fine couche de quelques grammes qui peut faire la différence entre la vie et la mort.
C. : Et ce titre Juliette the Great, c’est le côté survivante et brave de l’artiste ?
Alice : Oui tout à fait ! Ça parle du côté héroïque de vouloir être artiste dans un monde qui ne te valorise pas, qui ne te met dans aucune case. Artiste, ce n'est pas un métier, c’est une philosophie de vie et une lutte quotidienne. Cette année, on s’en est encore plus rendu compte. On est des précaires et là, ça s’est amplifié. Moi, au premier confinement, je me suis vraiment demandé quel était le sens de tout ça. Si j’allais tout arrêter, et puis non. Finalement, je crois qu’on apporte quelque chose d’essentiel, qui est une forme de spiritualité, quelque chose de l’ordre de la magie.
Juliette : Moi, par contre, j’ai adoré le premier confinement. Je vivais au soleil. J’ai créé à fond, je me suis connectée à une plateforme avec d’autres artistes et ça m’a motivée. Après, j’ai fait un petit job dans un lycée, une sorte d’atelier mais je me suis dit que je ne voulais plus faire ça, que ce n’est pas ma place d’artiste. Ça dévalorise l’art à mes yeux. Du coup, quitte à faire un boulot, autant travailler dans la com’, ça me ressemble plus. Donc je postule à des jobs à mi-temps pour continuer à mener mon activité d’artiste. C’est sûr que les problèmes économiques se posent ; quand on a des soucis de plomberie qui s’éternisent, il y a un moment où on se dit qu’on aimerait juste pouvoir payer un plombier.
Alice : Gérer le découragement, c’est une vraie question pour les artistes. Mais en même temps, on crée parce qu’on ne peut pas faire autrement, on ne peut pas s’en empêcher.
C. : Y a-t-il un autre projet ensemble qui se profile ?
Alice : Oui pourquoi pas Juliette the Great 2, 3 la suivre tout au long de sa vie !
Juliette : Déjà, passer des vacances ensemble, ce serait pas mal pour commencer !