Quatre ans après le succès critique et public d’Un Monde, Laura Wandel nous plonge à nouveau dans un microcosme oppressant, où se joue un drame aux enjeux complexes : un service de pédiatrie au sein duquel une infirmière courageuse, mais épuisée, Lucy (Léa Drucker), tente d’aider une jeune mère démunie, Rebecca (Anamaria Vartolomei), dont le jeune enfant, Adam, se trouve en état de grave carence alimentaire. Pour son deuxième essai, la cinéaste signe à nouveau une œuvre d’une puissance rare, sous la forme d’un « thriller social » tantôt poignant, tantôt insoutenable, mais en fin de compte… lumineux.
Laura Wandel à propos de « L’Intérêt d’Adam »
Cinergie : Racontez-nous la genèse du projet. Étiez-vous curieuse d’explorer le monde de la pédiatrie, que l’on n’a pas souvent vu au cinéma ?
Laura Wandel : Effectivement, chez moi, la volonté d’écrire part souvent d’un lieu. Et là, je me sentais attirée par le monde de la pédiatrie, de l’hôpital – de nouveau une institution –, parce que j’ai l’impression que les hôpitaux donnent le pouls de notre société. Il y a toute une représentation de la société, toute une hiérarchie. Et qui dit « hiérarchie » dit souvent « violence systémique ». C’est tout ça que j’avais envie d’explorer.
C. : Quel travail de documentation avez-vous effectué avant de vous lancer dans l’écriture et le tournage ?
L. W. : Le travail de documentation est quelque chose de très important pour moi. Pour retranscrire une certaine véracité, mais aussi parce que ça m’inspire beaucoup au niveau de l’écriture. Évidemment, je suis déjà allée dans un hôpital, mais pas de manière aussi frontale. J’avais envie de retranscrire toute la complexité de ce système. Comprendre ce système, c’est déjà énorme. Mon premier réflexe a été de contacter mon pédiatre, celui de mon enfance. Il est maintenant à la retraite, mais il m’a directement mise en contact avec la cheffe du service de pédiatrie à l’hôpital Saint-Pierre, la Dr Elisabeth Rebuffat, qui m’a reçue et qui m’a proposé spontanément de me faire passer pour une stagiaire. C’était extraordinaire, parce que je la suivais, elle, mais aussi d’autres infirmières, d’autres pédiatres. J’ai pu assister aux consultations, voir comment ça se passe aux urgences et en hospitalisation. Au début, je ne savais pas du tout dans quel « secteur » de l’hôpital j’allais placer ma caméra. Et je me suis dit qu’en hospitalisation, c’était peut-être plus intéressant par rapport à ce que j’avais envie de raconter – même si je n’étais pas encore sûre de ce que je voulais raconter à ce moment-là. Ça offrait une globalité plus grande par rapport à cette représentation de la société - il y a un quotidien que je trouve très intéressant en hospitalisation. Et ce qui m’a vraiment bouleversée par-dessus tout, c’est tout le travail social. Surtout au CHU Saint-Pierre, où il y a la prise en charge sociale de l’enfant, mais aussi celle du parent. J’ai vu à quel point le contact avec le parent peut être déterminant dans la guérison de l’enfant. De là est partie la volonté d’écrire cette histoire.
C. : Vous abordez une nouvelle fois le sujet des maltraitances envers des enfants en bas âge. Mais cette fois-ci, vous ajoutez le point de vue de la mère mise en cause pour l’état dans lequel se retrouve Adam. Rebecca est convaincue qu’elle protège Adam.
L. W. : En fait, cette histoire m’a été racontée par un pédiatre et ça m’a interpellée. C’était l’histoire d’une mère qui était persuadée qu’elle nourrissait son enfant de manière correcte. Or, l’enfant était complètement sous-alimenté. Et cette mère ne pouvait pas accepter que c’était de sa faute si son enfant était dans cet état-là. Je me suis dit qu’il y avait quelque chose derrière, que ça cachait une détresse. Ça parle effectivement du rapport à la maternité : l’alimentation est vraiment le symbole de la maternité. Je trouve qu’actuellement, il y a des injonctions par rapport à la maternité qui sont assez violentes. À ce moment de sa vie, Rebecca est en grande fragilité, en détresse. Peut-être que sa manière de réagir envers les autres et par rapport à son enfant, c’est aussi, inconsciemment, un appel à l’aide. Moi j’imagine que c’est une jeune femme qui est perdue, qui n’a sans doute pas été assez aidée, qui est un peu rejetée par la société – ce n’est pas plaisant de voir une mère qui, malheureusement, fait du tort à son enfant et qui n’a peut-être pas les moyens de faire autrement. Et Lucy, elle, comprend tout ça. Elle comprend que ce dont cette mère a besoin, c’est de retrouver confiance. Confiance en elle, confiance en ses capacités, confiance en l’autre, confiance en la société…
C. : Mais Rebecca voit tous ceux qui essaient de l’aider, surtout les services sociaux et la justice, comme un danger.
L. W. : Exactement. Elle les voit comme un danger, mais en même temps, il y a quand même une ouverture envers Lucy, qui est la personne la plus proche de son enfant. Lucy est sur le terrain, elle est là aux côtés d’Adam quotidiennement.
C. : Vous n’expliquez jamais pourquoi Rebecca refuse d’alimenter son enfant « normalement ». Était-ce un choix délibéré ?
L. W. : Depuis le départ de l’écriture du scénario, je savais que je n’avais surtout pas envie de stigmatiser Rebecca. Donc de ne pas expliquer ce qu’elle donne à manger à son enfant. J’estime et je trouve très important de dire que mon rôle n’est pas d’apporter des réponses, mais plutôt de poser des questions, notamment par rapport à ce personnage. Ce que je trouvais important que le spectateur comprenne, c’est que cet enfant a des problèmes de carences. C’est ma manière de fonctionner en tant que réalisatrice : j’aime bien donner des indices, mais j’aime aussi que le spectateur puisse s’approprier le film et se raconter ce dont il a envie. C’était très important pour moi de ne pas catégoriser cette mère – c’est très facile de stigmatiser les gens, donc je voulais laisser ces choses ouvertes à l’interprétation.
C. : C’est là la grande réussite du film : on finit vraiment par s’attacher à Rebecca, cette mère qui ne nourrit pas son enfant comme elle le devrait.
L. W. : Ça c’est la plus belle chose qu’on puisse me dire. Parce que toute la difficulté et le challenge aussi de ce film, c’est que le spectateur puisse avoir de l’empathie pour cette mère. Mais je trouve que la force du cinéma, et de tous les arts en général, c’est de permettre au spectateur de ressentir de l’empathie par rapport à un personnage qui est « en dérive », qu’il puisse dépasser le jugement, se mettre à la place de l’autre. Ça, c’est vraiment quelque chose d’extraordinaire, que je tiens à préserver.
C. : Ce qui fait la richesse du scénario, c’est qu’on a trois aspects qui se confrontent : le médical, le social, puis le judiciaire qui vient se greffer à l’histoire. L’aspect ‘thriller’ naît du fait que, alors que ces trois « pôles » devraient se rejoindre pour aller vers des solutions communes, personne ne semble jamais se mettre d’accord sur la marche à suivre concernant Adam… La décision judiciaire de retirer la garde à Rebecca semble trop hâtive aux yeux de Lucy, cela pourrait avoir des conséquences tragiques.
L. W. : À nouveau, ça, ça part de mes observations. Chacun pense dans l’intérêt de l’enfant. Mais comme le personnel soignant a une tout autre réalité que les personnes qui viennent du monde judiciaire, qui sont peut-être moins présents au quotidien – et encore ! – ça se confronte et ça devient très difficile de trouver des accords et de travailler ensemble. C’est aussi cette complexité-là que j’avais envie de montrer. Le titre parle de lui-même : c’est l’intérêt d’Adam, l’intérêt de l’enfant, mais ça parle finalement de chacun de ces personnages là où ils en sont dans leur vie.
C. : Lucy est douce, courageuse, déterminée, mais aussi épuisée à force de se battre contre des moulins à vent. C’est un vrai personnage héroïque de cinéma, auquel on peut s’identifier et facilement s’attacher.
L. W. : À ce moment de sa vie, Lucy est en révolte par rapport à un système. Je pense qu’elle a déjà été confrontée à ce genre de problèmes. Adam est le énième cas qu’elle rencontre. L’aider, c’est une manière pour elle de dépasser ses limites - c’est un film qui parle beaucoup de dépasser ses limites -, c’est une manière de dire stop, parce que c’est un système qui ne fonctionne plus ! Et je tiens aussi à préciser que les infirmiers et infirmières, les pédiatres, tout le personnel soignant sont censés prendre soin de l’humain, mais qu’à force de manque de moyens, ça finit par avoir l’effet inverse. Aller si loin dans la « transgression », pour Lucy, part d’une volonté de remettre l’humain à l’avant-plan.
C. : Comment avez trouvé et dirigé Jules Delsart, qui joue le petit Adam ? Il a des scènes émotionnellement difficiles à jouer. J’imagine qu’il a fallu veiller à le protéger durant le tournage.
L. W. : Il faut savoir que ce sont des jumeaux qui jouent Adam, même s’il y en a un qui est beaucoup plus à l’écran : Jules Delsart, qui est à l’écran presque tout le temps. Son frère, Léo, était plus là en tant que doublure ou quand il y avait des plans de dos. Pour des questions de travail légal avec des enfants, il était clair dès le départ que nous allions caster des jumeaux. Jules et Léo sont arrivés au casting assez vite. À ce moment-là, ils avaient cinq ans. J’ai été très touchée par Jules parce qu’il avait une capacité à regarder les adultes dans les yeux et à soutenir leur regard que je n’avais jamais vue de la part d’un enfant de cinq ans. Je l’ai trouvé très impressionnant et je sentais qu’il avait une grande volonté. Ensuite, le travail avec eux a duré plusieurs mois - on se voyait tous les mercredis après-midi avec les deux coachs pour enfants avec lesquels j’avais déjà travaillé sur Un Monde, Perrine Bigot et Charlotte Moors, qui ont fait un travail extraordinaire. C’était un peu comme ce que nous avions fait sur Un Monde : on leur expliquait la scène de manière très simple, puis on leur demandait de la rejouer avec des Playmobil pour qu’ils comprennent bien que ce n’est pas eux, mais un personnage. L’étape suivante, c’était de les faire improviser face à la caméra, pour qu’ils commencent à s’y habituer. Ensuite, on leur demandait de dessiner les scènes ! On a parcouru toutes les scènes avec eux, et au moment du tournage, ils avaient leurs dessins, ils pouvaient se rappeler de tout ce dont nous avions parlé et, en même temps, je les dirigeais en direct. Nous avons toujours tout fait pour que ce soit ludique et agréable pour eux.
C. : Parlez-nous de votre collaboration avec vos actrices principales, Léa Drucker et Anamaria Vartolomei.
L. W. : Léa, c’est vraiment la plus grande comédienne de ces dernières années. Et Anamaria aussi ! Elles se sont toutes les deux surinvesti, c’était extraordinaire de travailler avec elles. J’ai emmené Léa au CHU Saint-Pierre pendant une journée d’observation, pour qu’elle puisse vraiment s’imprégner des gestes et de l’ambiance de cet hôpital. Elle a suivi des cours, bien sûr. Pendant le tournage, il y avait toujours quelqu’un du personnel soignant qui était là pour la diriger dans ses gestes. Je lui ai fait lire des livres… Elles avaient chacune un morceau de musique qui leur était attribué – j’aime beaucoup travailler comme ça pour donner une couleur aux personnages. Pour Lucy, c’était Le Rappel des Oiseaux, de Rameau. Pour Rebecca, c‘était L’Entrée de Polymnie, aussi de Rameau. À Anamaria, j’ai demandé de regarder Ladybird, de Ken Loach. Je lui ai aussi fait lire différentes choses. Nous sommes allées au parc et à la piscine avec Jules et Léo pour qu’il y ait aussi un rapprochement des corps de manière naturelle.
C. : Parlez-nous de votre collaboration avec votre directeur de la photographie, Frédéric Noirhomme, mais aussi du choix des plans séquences et de la caméra portée.
L. W. : Avec Frédéric Noirhomme et Elise Van Durme, la scripte, nous avons travaillé en amont sur toutes les intentions par rapport au scénario. Je fais une petite parenthèse : c’était très important pour moi de tourner dans un vrai hôpital en fonctionnement, pour que l’équipe et les acteurs et actrices puissent s’imprégner de l’ambiance et que le film transpire une véracité. Donc nous sommes allés sur les lieux de tournage, le CHRH de Huy, et quelques semaines avant, nous y sommes allés pour chercher. On répétait les mouvements et on cherchait avec le téléphone de Fred pour voir quelle était la meilleure manière de filmer cette infirmière et de filmer cette histoire… Il nous a semblé que le plus juste, c’était de filmer en plans séquences, en suivant Lucy le plus possible. Il était très important que le spectateur soit immergé dans l’histoire, qu’il la ressente dans son corps, pas uniquement dans sa tête, et que ce soit une expérience physique. Le fait de suivre les déambulations de Lucy dans ces couloirs, c’était une volonté de faire ressentir une sorte d’épuisement, un rythme effréné, insoutenable… Le service dans lequel nous avons tourné, c’était en fait un service de traumatologie, pas de pédiatrie – on a retravaillé la déco. Nous avons eu beaucoup de chance : le service était disponible parce qu’ils avaient besoin de faire des travaux de peinture. C’était une sorte de deal : après le tournage, ils allaient repeindre tout le service, mais en amont, nous allions bénéficier des locaux. C’était extraordinaire parce que, du coup, les infirmiers / infirmières et les aides-soignants qui travaillaient dans le service étaient là pour faire de la figuration, pour donner des conseils. C’était un échange hyper intéressant.
C. : Comme dans Un Monde, la donnée sonore est très marquante. Un hôpital est un endroit où l’on vient pour se reposer, se soigner, mais en fait, c’est un vacarme, une cacophonie incessante. Comment avez-vous conçu cet univers sonore ?
L. W. : On a tous été hospitalisés au moins une fois et on n’en sort jamais reposé, à cause de ce bruit. Ça fait partie de la violence de ce métier : toujours travailler dans un bruit incessant. Pour faire ressentir cette violence au spectateur, ça a été un très long travail de prise de son, et ensuite de montage son. En fait, la bande sonore de ce film a été conçue comme une partition musicale : chaque son a été posé de manière très précise, parce qu’il ne fallait pas non plus épuiser les oreilles du spectateur. Il fallait de temps en temps lui permettre d’avoir du répit. Mais il y a aussi des moments de silence qui sont presque plus oppressants que lorsqu’il y a du son. Il n’y a pas du tout de musique dans le film. Pour moi, la musique, c’est la bande sonore !