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Pierre Vanneste et Laurence Grun, P2O5 : L’empreinte toxique du phosphate

Publié le 25/02/2025 par Malko Douglas Tolley et Vinnie Ky-Maka / Catégorie: Entrevue

Pierre Vanneste et Laurence Grun explorent, à travers leur projet transmédia P2O5 : L’empreinte toxique du phosphate, l’impact environnemental et sanitaire de cette industrie, encore active dans certaines régions du monde, mais désormais presque oubliée sur nos territoires. Du Sénégal en passant par la Tunisie, l’Espagne, la France et la Belgique, ce récit, constitué de vidéos, de textes et de photographies, interroge notre mémoire collective face à une pollution invisible, mais persistante. Une exposition sur le sujet est également envisageable.

Cinergie.be a organisé cette rencontre éclairante sur un sujet méconnu du grand public.

Cinergie : Comment décririez-vous votre identité cinématographique au sein du cinéma belge ?

Pierre Vanneste : Cela fait une dizaine d'années que je travaille dans la photo et le cinéma. Je suis entré dans le cinéma par l'image, par la photographie. En 2020, j'ai réalisé Dremmwel, un projet sur la pêche et la surpêche en Atlantique Est, en explorant ce qui se passe dans le nord de l'Écosse, en France et au Sénégal. En 2018, j’ai coréalisé Bargny, ici commence l'émergence (2018) avec Laurence Grun. Il s’agit d’un webdocumentaire sur le passage d'une société rurale à une société industrielle au Sénégal. Et là maintenant, je réalise P2O5 : L'empreinte toxique du phosphate, qui est un webdocumentaire et un projet d'exposition transmédia coréalisé avec Laurence de nouveau.

 

C. : Pouvez-vous également vous présenter et nous expliquer votre rapport aux thématiques traitées dans vos projets communs ?

Laurence Grun : J’ai fait un parcours en journalisme et en sciences politiques. J’ai ensuite intégré un collectif de vidéastes et photographes, c’est comme ça que j’ai rencontré Pierre et que nous avons commencé à travailler ensemble. Nous avons d’abord mené des projets autour de la photo et de l’écriture, et comme Pierre pratique aussi la vidéo, nous avons exploré les formats transmédias. C’est ainsi qu’est né le projet Bargny, ici commence l’émergence (2018). J’ai également participé à la partie écrite et recherche pour Dremmwel (2021). Ensuite, nous avons commencé à nous intéresser à la question du phosphate et de son impact, d’abord au Sénégal, puis sur un plan plus global.

 

C. : Comment définissez-vous un projet transmédia et quelle forme a pris votre projet ?

L. G.  : Un projet transmédia n’a pas de définition stricte, mais il se caractérise par l’utilisation de plusieurs médiums : écriture, photographie, vidéo, création sonore. Chacun apporte quelque chose de différent et se complète.

L’image offre une dimension visuelle que le texte ne peut rendre, tandis que le son ajoute une texture et une atmosphère uniques. Notre objectif n’est pas simplement de répéter une information sous plusieurs formes, mais d’enrichir la narration avec chaque élément, en apportant une nuance, un contexte et une complexité supplémentaire. La vidéo ne peut pas transmettre ce que permet le texte, et inversement, l’écrit ne remplace pas toujours l’image.

Concernant l’aspect sonore, la présence de plusieurs langues, liée à l’internationalité de nos projets, ajoute une texture et une couleur propres à chaque lieu.

P. V. : Notre objectif premier est de raconter une histoire. Ce que nous mettons en lumière avec [P2O5] L'empreinte toxique du phosphate est transposable à d’autres industries chimiques. À travers notre démarche transmédia, nous cherchons aussi à créer des liens entre ces différentes réalités, pour mieux comprendre et révéler les mécanismes communs à ces industries et leur impact sur l’environnement et la santé.

 

C. : Comment vous répartissez-vous les tâches sur les projets ?

L. G. : Pierre, en tant que photographe, s’occupe de la direction photographique, même si nous nous consultons régulièrement. L’image est aussi une porte d’entrée essentielle pour établir le contact avec les gens sur le terrain. Contrairement à l’écriture, qui ne nécessite pas toujours un retour au contact direct, la photographie implique des allers-retours constants. Cela oblige à prendre du temps avec les personnes sur place, ce qui enrichit notre approche.

 

C. : Comment avez-vous travaillé l’esthétique du film ?

L. G. : Le choix du noir et blanc est un élément clé. Ce qui m’a marquée dans le travail de Pierre, et qui fait que nous nous complétons bien, c’est que sa photographie ne se limite pas à une esthétique, elle porte un propos. Il y a cette volonté de montrer la banalisation des déchets qui nous entourent et ce qui n’est pas perceptible.

 

P. V. : Nous voulions rendre visible cette pollution invisible, montrer la banalisation des déchets industriels et l’omniprésence d’une pollution que nous ne percevons plus. Ce qui est complexe, c’est précisément de représenter une pollution qui ne se voit pas.

Quand on parle de changement climatique ou d’impact industriel, on illustre souvent ces phénomènes par des images spectaculaires : inondations, incendies, catastrophes naturelles. Mais la pollution laissée par l’industrie et l’agriculture est souvent invisible, enfouie sous nos pieds ou disséminée dans l’environnement.

 

C. : Qui a composé l’univers sonore du projet ?

L. G. : C’est Éric Desjeux, avec qui nous avions déjà travaillé sur Dremmwel et Ici commence l’émergence. Il a mêlé field recording et musiques inspirées des sons industriels pour retranscrire l’ambiance des lieux.

Le noir et blanc permet de créer une unité stylistique entre les différents lieux explorés et d’homogénéiser ces territoires marqués par la contamination. L’idée est d’amener le spectateur à prendre conscience que la pollution est partout autour de nous, même si nous avons cessé de la voir.

 

C. : Votre documentaire suit un fil narratif précis, en passant par plusieurs pays marqués par l’exploitation du phosphate. Comment avez-vous construit cet itinéraire et décidé de l’ordre des lieux explorés dans [P2O5] L’empreinte toxique du phosphate ?

P. V. : Nous travaillons au Sénégal depuis environ huit ans sur divers sujets. À l’origine, un groupe nous avait contactés pour documenter l’implantation d’une centrale électrique à charbon dans la région de Mboro. Une fois sur place, nous avons découvert une usine chimique qui extrait et transforme le phosphate en acide phosphorique, générant d’immenses dunes de déchets chimiques, le phosphogypse.

Les habitants nous parlaient de problèmes de santé, mais à première vue, il n’y avait rien d’anormal : seulement un gigantesque tas de sable, inodore et incolore. Cette apparente invisibilité nous a poussés à approfondir l’enquête, et nous avons publié un premier article sur le phosphate au Sénégal pour Mediapart.

Il y a un véritable fil narratif dans [P2O5] L'empreinte toxique du phosphate. Le point de départ est le Sénégal, où l’exploitation minière, notamment du phosphate, connaît un essor important. C’est là que débute notre histoire, car c’est actuellement l’un des lieux majeurs d’extraction et de transformation du phosphate. 
Ensuite, direction la Tunisie. L’exploitation y est ancienne, mais après le Printemps arabe (2010), les critiques contre cette industrie se sont fait plus entendre, en particulier sur ses effets néfastes pour l’environnement et la santé. Cette contestation met en lumière les pertes environnementales, l’impact sur le tourisme et l’exploitation des oasis. Il s’agit de la deuxième étape de notre récit.
La troisième étape nous mène en Espagne. Là-bas, les entreprises ont abandonné l’exploitation en raison des charges environnementales trop lourdes et du coût élevé de la main-d’œuvre. Toutefois, elles ont laissé derrière elles d’importants déchets toxiques, avec des conséquences sanitaires graves pour les populations locales. Ce chapitre révèle ainsi l’impact direct sur la santé.
En poursuivant nos recherches, nous avons réalisé que la France et la Belgique avaient elles aussi une histoire industrielle forte dans ce domaine, en tant que producteurs chimiques d’engrais phosphatés. Encore aujourd’hui, ces pays comptent des sites pollués et des déchets laissés sur place, témoins d’un héritage toxique oublié.

Enfin, en Belgique, nous abordons une autre dimension de cette problématique : l’amnésie. Ici, l’exploitation du phosphate appartient au passé, au point d’être presque oubliée, tout comme la contamination qu’elle a engendrée.

 

C. : Qu’avez-vous découvert en Belgique à propos de l’exploitation du phosphate ?

L. G. : En Belgique, nous savions que le pays avait un passé industriel lié au phosphate, mais il existait très peu de données accessibles. En menant nos recherches en néerlandais, nous avons trouvé des documents de l’Agence fédérale de contrôle nucléaire mentionnant des sites où des résidus de phosphogypse avaient été entreposés. Ces fameuses montagnes de sable, issues de la transformation du phosphate en acide phosphorique, représentent des millions de tonnes de déchets.

Nous avons alors cherché des interlocuteurs sur place pour mieux comprendre l’histoire et les conséquences de cette pollution. Cela nous a pris du temps, car ces activités remontent à plusieurs décennies. Avec Pierre, nous sommes retournés sur les lieux afin de documenter cette réalité et de retrouver des images témoignant de l’ampleur du phénomène.

 

C. : Cette gestion de déchets est-elle régulée en Belgique ? Que peut-on apprendre dans votre documentaire à ce sujet et, comme vous le soulignez, quels sont les dangers de l’oubli de ces zones ?

L. G. : Pour la Belgique et la France, nous avons voulu explorer la question de l’oubli de ces zones industrielles et de leur passé. Il s’agit d’une industrie qui a été très active du milieu du 19ᵉ siècle jusqu’au début des années 2000. Aujourd’hui, la plupart des usines belges ont fermé, à l’exception du groupe Prayon, encore actif en Wallonie, qui a adapté son processus afin de se conformer aux normes légales.

Si les archives flamandes sont intactes, celles de l’administration wallonne ont disparu, soulevant ainsi la question de la mémoire. En Flandre, des collectifs militants ont été particulièrement actifs pour dénoncer les zones polluées, théoriquement interdites à la construction et à l’agriculture. Mais en réalité, plusieurs de ces sites sont simplement recouverts d’une fine couche de végétation. À seulement un mètre sous terre, on retrouve des tonnes de déchets chimiques, composés de métaux lourds et de déchets radioactifs.

Le problème majeur réside dans l’oubli : si personne ne sait où ces sites contaminés se trouvent, il existe un risque qu’ils soient un jour construits sans qu’aucune précaution ne soit prise. Cette amnésie empêche également d’apprendre du passé. Si nous ne prenons pas conscience des conséquences environnementales de ces industries, nous risquons de répéter les mêmes erreurs ailleurs.

P. V. : Il faut aussi rappeler que, pendant longtemps, les déchets industriels ont été déversés de manière aléatoire, sans véritable contrôle ni suivi. Avec le développement industriel effréné, de nombreux déchets n’ont même pas été confinés lors des premières phases d’industrialisation.

L’oubli est en partie entretenu par les politiques, qui préfèrent éviter de mettre en avant les effets irréversibles de ces industries. On installe des parcs ou des panneaux solaires sur d’anciennes zones de déversement, car personne ne veut voir les conséquences à long terme de cette industrialisation intensive.

L’industrie est perçue comme un moteur d’emploi et de croissance économique, mais on oublie qu’elle génère aussi des déchets. Certaines zones aujourd’hui classées réserves naturelles ou Natura 2000 sont en réalité des sites pollués, rendus inhabitables pour l’homme. Mais qui sait si, un jour, ces espaces ne seront pas réinvestis par des populations, sans qu’elles sachent ce qui a été enfoui sous leurs pieds ?

 

C. : Mais le danger pour la santé est-il réel pour les habitants aux abords de ces zones ou pour ceux qui investiraient les lieux sans savoir qu’il s’agit d’anciens dépôts liés à cette exploitation du phosphate ?

L. G. : Dans les zones répertoriées, il est strictement interdit de construire ou de cultiver. Elles sont interdites d’accès à la population, même si certaines peuvent être aménagées en parc récréatif. Un autre problème résulte du fait que ces déchets ont été versés à même le sol sans isolation ou aménagements. Dans le temps, ça infiltre les sols et cela contamine l’eau. Durant les périodes sèches, vu qu’il s’agit d’une sorte de sable, ça peut s’envoler vers les habitations. Il y a des problèmes de radons (gaz radioactif) également. Ce sont des déchets persistants qui restent un peu comme les PFAS (polluants éternels). Ils ne disparaîtront pas.

 

C. : Comment prévoyez-vous de diffuser ce projet ?

L. G. : P2O5 a d’abord été publié sous forme d’articles et de photos dans la revue Tchak. Ensuite, il est devenu un webdocumentaire accessible gratuitement en plusieurs langues (lien). Le second temps de diffusion passe par des expositions et des projections publiques afin de toucher différents publics et de rendre ce projet complexe plus accessible.

En mai, l’exposition sera présentée à Boom, près de Ruppel, une région marquée par une importante exploitation du phosphate. Une autre exposition est prévue en octobre 2025 à la Pianofabriek. Nous l’avons également présentée en décembre au Parlement européen, avec un format d’exposition plus léger et facile à installer dans divers lieux d’exposition.

 

C.: Avez-vous déjà eu des retombées politiques ?

L. G. : Oui, après la publication de notre enquête, nous avons envoyé la revue aux parlementaires wallons. Cela a conduit à une demande d’enquête parlementaire portée par Yves Coppieters. En Wallonie, l’entreprise Prayon a été invitée à commander une étude sur la pollution présente sur ses anciens sites. Nous avons aussi appris qu’ils avaient connaissance d’autres sites contaminés, mais les informations restent floues.

 

https://tchak-phosphatecontamination.eu/fr

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