Cinergie.be

Ève Duchemin, Petit Rempart

Publié le 23/09/2025 par Malko Douglas Tolley / Catégorie: Entrevue

Ancienne agente immobilière, Mariam se retrouve brusquement au Petit Rempart, un centre d’hébergement d’urgence à Bruxelles. Elle y partage le quotidien de femmes souvent plus précarisées qu’elle. Ensemble, elles tentent de reconstruire des repères, de retrouver dignité et autonomie. Avec ce documentaire, Ève Duchemin signe le récit d’une chute sociale et d’une reconstruction fragile, et interroge le rôle des règles, l’entraide, la puissance du collectif et la force des mots.

Ève Duchemin, Petit Rempart

Cinergie.be : Qu’est-ce qui vous a amenée au cinéma ?

Ève Duchemin : Je ne philosophe pas, je fonctionne à l’intuition. Je suis née dans un restaurant, derrière un comptoir où défilaient des clients, des amoureux, des artistes, des piliers de bar. Enfant, j’ai commencé à me raconter leurs histoires. J’ai aussi grandi avec un frère légèrement handicapé mental que je traduisais : ce qu’il pensait, ce qu’il voulait dire. Cela m’a appris à me mettre à la place de l’autre. Ce sont mes intuitions de départ. Ensuite, il y a eu le hasard et l’INSAS.

 

Cinergie.be : Pourquoi avoir filmé dans un centre d’hébergement d’urgence ?

Ève Duchemin : J’ai passé sept ans en immersion dans le milieu carcéral, où j’ai beaucoup réfléchi aux règles. J’ai eu le temps de me fâcher avec une amie directrice de prison sur ces codes, et aussi de comprendre qu’on peut critiquer chaque règle, mais sans elles c’est le chaos. Au Petit Rempart, les femmes arrivent complètement au bout : sans papiers, sans affaires, sans argent. Les assistantes sociales doivent tout reconstruire avec elles. Leur intimité administrative est mise à nu, et oui, c’est infantilisant. Mais en même temps, elles ont besoin d’être aidées puisqu’elles sont acculées jusque-là. L’enjeu est que, petit à petit, elles reprennent autonomie et dignité. C’est la politique des petits pas. C’est paradoxal : à la fois une mise à nu et une nécessité. Trouver un statut où l’aide ne devient pas domination, c’est une question très complexe.

 

Cinergie.be : Comment donnez-vous du mouvement en filmant des femmes souvent immobiles ?

Ève Duchemin : Je n’invente rien, je les accompagne, je danse avec elles. Ces femmes n’ont qu’une envie : rire, manger des choses qu’elles n’ont pas, faire la fête. Si je restais deux heures, je verrais juste des femmes assises qui parlent. Mais quand on reste, on découvre leur feu intérieur. Dès qu’une ouverture existe, elles s’y engouffrent. J’essaie de filmer comme dans la vie : oui, elles souffrent, mais elles restent des personnes pleines de désir, d’humour, de poésie. Les sujets sociaux sont souvent filmés par le prisme de la misère. Moi, ce qui me bouleverse, c’est la capacité à garder de la poésie et de l’humour dans des galères incommensurables. Ça, c’est de la puissance.

 

Cinergie.be : Pourquoi filmer des personnes vulnérables plutôt que des héros triomphants ?

Ève Duchemin : Si je filmais uniquement des gens forts qui s’en sortent brillamment, nous resterions spectateurs impuissants, assis sur nos chaises. Alors que filmer des personnes vulnérables, qui avancent tant bien que mal, même fragiles, ouvre un espace : ça nous donne envie de nous lever, de faire quelque chose. Héroïser tout, c’est rendre service à un système qui valorise la puissance, le pouvoir, la réussite. Moi, je veux montrer autre chose : la fragilité, le réel, le fait que la vie est plus complexe que ces modèles héroïques.

 

Cinergie.be : C’est quoi pour vous un héros ?

Ève Duchemin : Ce n’est pas celui qui réussit, mais celui qu’on aime avec toutes ses contradictions. Un héros, c’est un personnage qu’on suit, avec qui on fait un parcours, et qui reste en nous. En scénario, on dit souvent : pour qu’un personnage gagne quelque chose, il doit en perdre une autre. Tout dépend où l’on place le curseur.

 

Cinergie.be : Avez-vous eu conscience de cette approche en filmant, ou seulement après coup ?
 Ève Duchemin : Les deux. Avec Mariam, j’ai beaucoup douté. Est-ce qu’elle n’était pas trop douce ? Pas assez de noirceur pour aller vers la lumière ? Elle pensait rester trois mois, elle est restée neuf, et elle est ressortie diminuée. C’est un trajet inverse de ce qu’on attend d’un récit. Mais pourquoi pas ? Ça bouscule nos clichés. Grâce à sa dignité et à son écoute, Mariam a fait de la place à d’autres, comme Lubna, son double inversé, plus explosive. Elles se complètent : elles rient ensemble, parlent de sexe, partagent des moments de connivence. Mariam devient un kaléidoscope de toutes les autres femmes, et même de nous spectatrices : si elle tombe, nous pouvons tomber aussi. La violence des hommes peut nous faire chuter très vite. Un film ne se construit pas à l’avance, il s’apprend en se filmant. Heureusement que je ne sais pas tout, je me contente d’être présente au réel et d’accueillir ce qui advient.

Cinergie.be : Pouvez-vous expliquer l’anecdote du « cycle de la cloche » dans votre film ?

Ève Duchemin : Mariam en parle magnifiquement. Elle compare son expérience à une cloche : quand une femme est frappée, elle reste sonnée, perd ses repères, et ça dure. Il faut du temps pour retrouver ses mots, pour se réorienter, pour sortir de l’emprise. Nommer ce vécu, c’est déjà s’en libérer. Mariam l’a fait après neuf mois de cheminement. Elle transforme son expérience en langage. C’est de la poésie sociologique : elle invente une image qui dit tout. Et en l’énonçant, elle s’émancipe. Maintenant qu’elle a trouvé les mots, elle ne retournera sans doute jamais chez son compagnon. Le langage libère.

 

Cinergie.be : Pourquoi avoir choisi le morceau Au revoir de Jeanne Added comme conclusion de votre récit ?

Ève Duchemin : Parce qu’elle dit : « ce n’est qu’un au revoir, ce n’est pas la fin ». Mariam sort du Samu, mais ça ne veut pas dire qu’elle est sortie de tout. Elle doit apprendre à vivre avec ses cicatrices. Sortir ne signifie pas être indemne. On ne devient pas quelqu’un d’autre, on s’augmente de ce qu’on a été. C’est exactement ce que je voulais dire en conclusion.

Cinergie.be :  Pourquoi avez-vous décidé de retranscrire un environnement sonore relativement calme comparé à la réalité parfois plus bruyante d’un Samu social ?

Ève Duchemin : Dans un Samu, il y a du bruit, des cris, mais j’ai voulu un montage apaisé. Le calme permet de réfléchir, de ne pas être étouffé par le brouhaha. Si j’avais fait ce film à 20 ans, il aurait été plus bruyant et plus rapide. Aujourd’hui, à 46 ans, je cadre différemment : j’attends, je discute, je prends le temps. Les pensées se connectent, on va plus loin. Mon cinéma évolue avec mon âge, et c’est tant mieux.

 

Cinergie.be : Et vos projets?
Ève Duchemin : Chaque âge amène un film différent. Temps mort m’a menée à Petit Rempart. On retrouve des similitudes — des couloirs, des règles, des portes qui se ferment — mais ce n’est pas le même film. Évidemment, je peux continuer à filmer Mariam et beaucoup d’autres femmes. Chaque film nourrit le suivant, pousse à oser. Je n’ai pas fini.

 

 

Petit Rempart est diffusé le lundi 29 septembre au cinéma Palace et d’autres dates sont à prévoir en Belgique prochainement.

https://cinema-palace.be/fr/film/petit-rempart

Tout à propos de: