Cinergie.be

Carlos Reygadas à propos de Bataille dans le ciel

Publié le 01/11/2005 / Catégorie: Entrevue

De passage à Paris fin août, Carlos Reygadas dévoile quelques ressorts de son percutant Bataille dans le ciel, un second long métrage qui a enflammé le Festival de Cannes en mai dernier. Retour sur la genèse du film avec un attachant cinéaste polyglotte, croisement hybride de philosophe et d'homme d'action.

Carlos Reygadas, réalisateur

 

 

Cinérgie : Quelle a été l'idée de départ de Bataille dans le ciel? 
Carlos Reygadas : J'entendais à la télévision des criminels arrêtés qui déclaraient: "J'ai été obligé de tuer la victime du kidnapping car je n'avais pas de place pour la garder et sa famille ne me laissait pas travailler en ne payant pas la rançon". Ils se plaignaient presque car leur conception de leur droit au travail était bafouée. Je me posais la question de savoir ce qui se passe quand le processus de culpabilisation (comme celui dont souffre Raskolnikov dans Crime et Châtiment de Dostoïevski) n'existe pas, quand on vit dans un endroit où les standards moraux sont tombés à ce niveau.  J'ai décidé de faire un film sur ce sujet mais sans être moraliste. Il ne s'agit pas de culpabilité au sens occidental, mais plutôt de la souffrance d'une révolte naturelle, comme si la nature de Marcos se révoltait contre lui et se méfait qu'il a commis. L'autre idée était une idée visuelle très simple. Durant l'été 2002, j'étais au Mexique, dans une ville de province, près d'une grande cathédrale coloniale et il pleuvait très fort. Un homme torse nu en transe avançait en se traînant avec une bougie et une Vierge de Guadalupe. Une image magnifique. J'ai pensé qu'il fallait finir mon film comme ça, donc le construire à l'envers.

 

C. : Vous semblez attiré par l'exploration visuelle et un mélange de styles avec notamment des passages documentaires ?
C. R. : Je ne pense jamais au style a priori. Le langage doit être au service du film et non l'inverse. A partir de mes sensations, je réfléchis à la meilleure manière de filmer chaque plan. Je me sens libre de filmer le plan comme je le ressens. Mais c'est important de garder une forte unité de langage et je ne change rien à l'intérieur d'une séquence, je ne passe pas brutalement d'une caméra fixe à un plan documentaire.

 

C. : Vous jouez énormément sur les variations du volume de la bande sonore.
C. R. : Le film raconte un conflit intérieur. Marcos est littéralement en train de pourrir de l'intérieur.  A l'extérieur de cet homme, il y a toutes les super-structures que nous avons construites (les sociétés, l'Histoire, l'Etat, la loi, le spectacle comme le football, la religion...), qui nous entourent et qui sont censées nous aider dans nos vies. Mais la réalité est qu'elles ne sont d'aucun secours pour le vrai conflit intérieur. Les musiques représentent ce qui existe à l'extérieur de Marcos. Elles ont donc une puissance très forte, un grand pouvoir sensoriel sur lui. Mais ce sont des canaux de fuite qui ne résolvent rien. Par ailleurs, il y a une espèce de silence, on entend peu le bruit des rues, juste des sons ponctuels. Donc certains sons sont très forts car Marcos va peu à peu vers une sorte de folie, une séparation du monde qui est très lointain et brusquement très proche, voire agressant.

 

 

Carlos Reygadas à propos de Bataille dans le ciel

 

 

Le thème de la solitude intérieure revient comme dans votre premier film Japón. Dans le conflit intérieur, on est seul, on est toujours seul d'un point de vue métaphysique. Ce qui m'intéresse, c'est pourquoi et comment on se retrouve en conflit. En fait, nous le sommes car nous sommes conscients et parce qu'on est conscient, on est spécial et unique. Japón était un film existentiel avec un conflit intérieur motivé par la seule pensée, par les propres idées du personnage. Là, ce conflit intérieur est motivé par l'action, donc les points déterminants sont sociaux et interfèrent avec la justice, la façon dont on organise la ville, la communication, l'envie d'amour ou d'être proche des autres.

 

C. : Plusieurs passages restent volontairement mystérieux.
C. R. : On peut les expliquer très logiquement, mais dans le film, ce n'est pas nécessaire. La séquence dans le brouillard, par exemple, semble presque mystique. Marcos est proche de l'explosion, puis une force l'amène à la pointe d'une colline. Mais ce n'est pas le chant des sirènes, c'est tout à fait explicable par la météo: on ne voit plus, les gens cessent de travailler, le silence se fait et lui a envie de s'éloigner car c'est un moment de paix. Pour moi, c'est important que les choses soient physico-explicables. Mais grâce à l'endroit où elles se déroulent, aux moments et aux situations, ces éléments prennent un sens presque mystique, mystérieux ou symbolique. Le film doit laisser place à l'interprétation car ce n'est pas de la propagande comme la plupart des films avec leurs messages uni-réactionnels qui ne laissent aucune trace après la projection. Je préfère que mon film n'existe pas à ce point pendant la projection, mais qu'il puisse exister hors de l'écran et surtout après.

 

C. : Avez-vous été étonné par le scandale qui a suivi la projection à Cannes?
C. R. : Cela me surprend qu'on dise que c'est le film de la fellation. Je ne le fais pas pour choquer, je savais qu'on allait me traiter de provocateur, mais c'est le prix à payer pour être fidèle à ma vision du film. A un certain moment, je pensais éliminer les scènes du début et de la fin, mais je ne peux pas tricher avec moi-même, m'autocensurer. On n'a pas l'habitude de voir des scènes comme l'amour entre Marcos et sa femme. C'est comme si en Iran, on voyait un film à la télévision avec des personnages en maillot de bain.

 

 

Carlos Reygadas à propos de Bataille dans le ciel

 

C. : Quelles sont vos références cinématographiques ?
C. R. : J'aime Eisenstein et son utilisation de la musique, Ozu avec le particulier qui devient universel, Dreyer (surtout ses derniers films) et sa lumière sous-jacente, certains films d'Abel Ferrara, les films des années 50-60 de l'Espagnol Luis Garcia Berlanga, Antonioni, Kiarostami avant la vidéo, les films d'après-guerre de Rossellini...

 

C. : Comment Bataille dans le Ciel est-il devenu une production majoritairement européenne?
C. R. : Philippe Bober a vendu Japon (Japón) et nous avons décidé de produire ce film ensemble, lui pour l'Europe, moi pour le Mexique. Et il a trouvé un financement de très bonne qualité. C'est magnifique de voir qu'un pays comme la France via le Fonds Sud et avec une chaîne comme Arte peut financer quelqu'un de non-Européen. Cela dérange peut-être les esprits étroits, mais la France peut être très fière de cette générosité car nous sommes tous des êtres humains.

 

http://www.cineuropa.org/

Tout à propos de: