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Carlos Yuri Ceuninck pour Omi Nobu, l’homme nouveau

Publié le 12/11/2024 par Dimitra Bouras / Catégorie: Entrevue

Carlos Yuri Ceuninck est moitié belge, moitié capverdien et c’est au Cap-Vert que s’inscrit son dernier film Omi Nobu, étalon d’or du meilleur film documentaire au FESPACO 2023. Carlos Yuri Ceuninck a étudié l’histoire de l’art et les langues étrangères en Belgique, l’anthropologie et l’anglais aux États-Unis, le cinéma documentaire à l’école internationale de cinéma de San Antonio de los Baños à Cuba. Aujourd’hui, il vit en Belgique et travaille comme réalisateur indépendant pour Telesur, la télévision multiétatique d’Amérique latine pour laquelle il réalise des reportages au Cap-Vert. À côté de ces commandes, il a déjà réalisé plusieurs courts métrages (Dona Mónica en 2020), et un long métrage The Master’s plan en 2021. Pour Omi Nobu, il est parti à la rencontre de Quirino, un septuagénaire qui habite depuis plus de 30 ans dans un village abandonné. Perdu dans une profonde vallée, entre mer et montagnes, Quirino se questionne pour ses vieux jours.

Rencontre au festival CinéMondes de Berck-sur-Mer.

Cinergie : Pourquoi avoir étudié le cinéma après vos études d’anthropologie ?

Carlos Yuri Ceuninck: Je pense que tout cela est lié à l’éducation que j’ai eue. J’ai été élevé par un père flamand et médecin et une mère infirmière. J’ai toujours évolué dans une ambiance pleine de contacts humains. Pour le cinéma, ça a commencé à ce moment-là. On a passé une partie de mon enfance sur l’île de Boa Vista au Cap-Vert où il y avait à l’époque 5000 personnes. C’est l’île la plus influencée par le Sahara, comme elle est proche du continent. Il y a des dunes, des dattes. C’était le paradis où j’ai vécu de très bons souvenirs. Souvent, le soir, on profitait d’une séance de Betamax après le dîner. C’est à cette époque que j’ai découvert Birds d’Hitchcock, les films de Sergio Leone qui me rappelaient beaucoup l’île. Ma mère laissait la porte du salon ouverte et tout le monde pouvait rentrer pour assister à ces petites séances de cinéma. Cette image me revient souvent et peut expliquer pourquoi je fais du cinéma. Je veux reproduire et revivre ces moments de partage. C’est ça que je cherche depuis toujours.

 

C. : Et vous vouliez faire des films sur le Cap-Vert ?
Y. C. : Je me souviens que j’avais toujours cette intention même quand j’étais à Cuba. Je voulais me former au cinéma et revenir au Cap-Vert. Je voulais apporter quelque chose à mon pays qui ne bénéficie pas d’une industrie du cinéma. À une période, les gens regardaient des films, allaient au cinéma puis les salles ont fermé et j’ai toujours eu envie d’y retourner. J’ai réalisé deux longs métrages documentaires (The Master’s plan) et un court métrage en 2020, Dona Monica. C’était une commande pour les Nations-Unies au Cap-Vert pour leur programme Free and Equal qui parlait d’un des premiers transsexuels au Cap-Vert. C’était une très belle expérience.

J’ai commencé à tourner The Master’s plan en 2017 et le tournage s’est terminé en 2019. La postproduction a pris beaucoup de temps et j’ai réalisé Dona Monica entre-temps. Le premier est sorti en 2021 et le second en 2020.

 

C. : Qu’est-ce qui vous a poussé à réaliser The Master’s plan ?

Y. C.: Pour recontextualiser, il s’agit d’une petite église chrétienne au Cap Vert dont personne n’avait jamais entendu parler. Du jour au lendemain, le gourou de cette Église du Septième jour a exigé qu’ils pratiquent la confession publique. Ces confessions sont à la première personne et relatent des péchés extrêmes qui parlent d’orgie, de pédophilie, de meurtre. Certaines personnes qui appartiennent à cette église sont très connues au Cap-Vert, un juge, des procureurs de l’État, des médecins. Ce fut un choc pour notre société. Au début, c’était sur les réseaux sociaux et, comme je ne les utilise pas, je n’étais pas au courant de l’histoire. Un jour, je suis à la maison avec mon épouse et pendant le dîner elle me raconte toute cette histoire. Mon premier réflexe, c’est de dire qu’il fallait faire un film. Mais je savais que c’était impossible de faire ce film, car je n’allais jamais avoir les autorisations. Deux jours plus tard, mon épouse me montre des messages qu’elle a échangés avec un membre de l’Église en lui expliquant mes intentions de faire un film. Et elle a reçu une réponse positive. On a commencé à tourner deux semaines après le début des scandales et on a filmé pendant deux ans.

 

C. : Qu’est-ce qui vous intéressait dans ce sujet-là ?
Y. C. : C’est un sujet qui est venu vers moi. Au départ, ce n’est pas une thématique qui m’attire particulièrement. J’ai été éduqué dans une famille où ma mère est chrétienne croyante et mon père athée, ils m’ont montré qu’il y avait deux manières de voir la religion. C’est la position que j’ai adoptée. Il y a ceux qui sont partis de l’Église et ceux qui y sont restés. Je pars du doute et je veux laisser au spectateur la possibilité d’interpréter cette histoire. Quand j’étais enfant, ce sujet me fascinait. Mon père ne croyait pas du tout et ma mère était très croyante. On n’est pas obligés d’avoir les mêmes points de vue pour s’entendre et pouvoir débattre. Dans The Master’s plan, il s’agit d’une Église fondamentaliste donc si quelqu’un n’y croit pas, c’est impossible de créer un débat. Pour eux, tout est basé sur la Bible et tout est justifié. Même ces confessions publiques sont bibliques. Ce sont deux mondes qui ne peuvent pas communiquer.

 

C. : Dans ce documentaire, même si on est plutôt du côté du reportage, on note quand même votre regard de cinéaste et votre volonté de mettre en scène. Il y a un regard de photographe derrière tout ça.
Y. C. : Je travaille toujours avec la même petite équipe. Les trois films montrent très clairement notre évolution en termes de style, de concepts de cinéma. On était limités par rapport à l’accès. Je voulais rencontrer le gourou, mais c’était impossible, on a dû trouver des solutions puisque c’est le personnage principal du film. Il est omniprésent, même si jamais visible, un peu comme Dieu. On a utilisé beaucoup d’interviews à l’extérieur. Pour Dona Monica, on avait quelque chose de très précis. Dans ce film, tout était pensé à l’avance : la lumière, les couleurs, etc. Et dans Omi Nobu, on est plus confiants et ça se voit.

 

C. : Pour Omi Nobu, quelles ont été vos références cinématographiques ?
Y. C. : J’ai plutôt été influencé par la musique capverdienne des années 1970. Cette musique faisait écho aux thèmes abordés dans le film : notre rapport aux éléments, à la sécheresse, à la pluie, au vent. Je pense particulièrement à l’auteur-compositeur Paulin Vieyra qui a fait beaucoup pour la musique capverdienne. Il vient de São Nicolau, l’île où j’ai tourné Omi Nobu. Une de ses musiques parle des superstitions de l’île et surtout de la région où on a tourné le film, Ribeira Funda, qui parle des sorcières qui mangent des chats, des chiens, des hommes. Tout l’univers musical du film est basé sur cette chanson. Le compositeur de la musique du film, Henrique Silva est aussi un grand fan de Vieyra.

 Ce film a aussi éveillé ma curiosité et m’a poussé à mieux connaître l’histoire de mon pays. Je me suis tourné vers la littérature classique capverdienne et la musique. On se rend compte que ces expressions artistiques ont toujours parlé de la même thématique. Nous, avec le cinéma, on ajoute juste un médium supplémentaire pour parler de la résilience capverdienne dans un endroit qui est dur à vivre.

 

C. : Comment s’est passée la rencontre avec votre protagoniste ?
Y. C. : Il y a dix ans, je travaillais avec une amie journaliste et on faisait des reportages sur le Cap-Vert en abordant des thématiques très variées pour une télévision étrangère. C’était toujours la journaliste qui amenait les idées et elle a proposé l’île de São Nicolau que je ne connaissais pas, car elle est un peu isolée et elle voulait qu’on travaille sur les villages fantômes qui existent sur l’île. C’est une île très particulière, parce que le Cap-Vert est un pays d’émigration à l’étranger, mais sur cette île, c’est encore encore plus prononcé. Elle m’a parlé du village de Ribeira Funda où vivait un homme seul depuis 40 ans. Pour moi, ce n’était pas le sujet d’un reportage, mais bien d’un film. À l’époque j’habitais sur l’île de São Vicente et c’était difficile de voyager d’île en île, les transports ne sont pas réguliers et onéreux. J’attendais le bon moment pour aller rencontrer Quirino. Avec mon équipe, on a planifié la rencontre, on a mis de notre poche pour pouvoir faire le voyage et l’aventure a commencé à ce moment-là et a duré 4 ans.

 

C. : Il a été rapidement d’accord que vous fassiez son portrait ?
Y. C. : Oui, le processus a été très facile, notre relation a vite évolué vers la confiance, le respect et notre relation s’est vite transformée en amitié. Le plus difficile, c’était la logistique, le voyage parce qu’on devait faire des aller-retour entre São Nicolau et Santiago. Parfois, on est restés bloqués trois semaines sur l’île parce qu’il n’y avait pas d’avion ni de bateau.

 

C. : La radio est omniprésente dans la vie de ce monsieur.
Y. C. : C’est un rapport très ancien. Au Cap-Vert, la radio a toujours eu beaucoup de place surtout dans les communautés isolées. Dans le film, on entend les annonces des décès, des naissances, des anniversaires. Elle représente, pour moi, le monde ancien qui disparaît petit à petit, car la télé prend de plus en plus de place. On le voit dans le 2e village où on tourne la dernière partie du film.

 

C. : Quel sera le sujet de votre prochain film ?
Y. C. : Je vais encore raconter le Cap-Vert et tenter de rechercher l’âme de ce peuple. J’ai en tête l’image de la pluie sur la mer. Au Cap-Vert, on prie pour la pluie même si elle peut nous amener des problèmes. Chez nous, les insulaires, quand le nuage passe, il tombe dans la mer. Pour quelqu’un du continent, ça n’est pas pareil. Si le nuage passe, il tombera chez le voisin. Mais chez nous, on questionne Dieu. Cette image du nuage est une image récurrente. Finalement, on raconte tous la même histoire, mais de manière diverse.

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