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Ceux qui restent - Rencontre avec Anne Schiltz et Charlotte Grégoire

Publié le 10/05/2019 par Dimitra Bouras et Tom Sohet / Catégorie: Entrevue

C'est en 2000 que l'anthropologue Anne Schiltz est partie pour la première fois à Mâlăncrav, un village en Roumanie. Un simple voyage de terrain pour une thèse de doctorat et quelques années plus tard, elle y retourne avec Charlotte Grégoire. Les deux réalisatrices en reviendront avec Stam - Nous restons là, un film qui questionne les appartenances sociales et ethniques, l'exode, l'enracinement. Autant de thèmes qu'Anne et Charlotte vont aborder à nouveau dans Ceux qui restent. À Mâlăncrav, les habitants partent vers l'Europe de l'Ouest pour travailler, dans des conditions déplorables mais ça rapporte un peu d'argent, c'est déjà mieux que rien à ramener au village. Des allers-retours qui affectent la vie de la communauté et, plus intimement, celle des familles. Les deux réalisatrices de Charges communes en 2012 et de Bureau de chômage en 2015, suivent Natalia, Alina, Andrei, Ioan et Niculae, de près. Des parcours variés, des femmes fortes qui perdent parfois espoir, des jeunes qui désertent l'école pour faire paître les moutons. Comment (sur)vivent-ils dans ce village reculé de Transylvanie?

Cinergie : Quelle a été la genèse de ce film?
Charlotte Grégoire 
: On a fait un film dans le même village en 2005 et il est sorti en 2007, Stam, nous restons là. C'était le portrait de deux femmes, l'une saxonne qui appartenait à cette communauté germanophone de Transylvanie et une Tzigane, Natalia, la mère d'Andreï que l'on retrouve dans Ceux qui restent. Le film raconte la relation entre ces deux femmes qui ont grandi ensemble et qui appartiennent à des ethnies différentes et qui, de par leur appartenance, ont eu des possibilités de vie différentes. On a gardé contact avec les gens, on y est retournées de temps en temps. Quelques années plus tard, on est retombées sur ce jeune gamin, Andreï, qui avait forcément grandi depuis. Il allait encore à l'école mais sa passion, c'était le métier de berger. Dès qu'il avait du temps, il emmenait les troupeaux paître dans les collines tout autour. On s'est prises de passion pour ce jeune gamin qui rêvait d'être berger. On trouvait cela touchant et innocent vu le contexte qui avait changé et qu'on a découvert. Le village se vide de plus en plus pour des périodes courtes et les gens n'ont plus le choix que de partir à l'étranger pour travailler et gagner de l'argent parce que l'agriculture locale n'est plus rentable et personne ne s'en sort. Dans chaque famille, il y a quelqu'un qui part régulièrement pendant deux ou trois mois avant de revenir. On s'est rendu compte que ces départs avaient beaucoup de conséquences sur la vie sociale et économique du village mais aussi sur la vie familiale, sur les relations entre les gens, entre les couples. On est parties de ce constat un peu triste qui nous a donné envie de faire le film. Et, l'histoire de ce garçon qui, malgré tout cela, de manière innocente, a envie de rester là et rêve de cette vie paysanne de petit éleveur.

C.: L'enfant semble innocent au départ mais son comportement évolue au cours du film.
Ch. G. 
: Au fil du tournage, on suit l'enjeu d'Andreï. Il va être confronté à cette question de la migration parce que sa mère finira par partir aussi. Elle se questionne au début et finit par faire le choix de le laisser seul et de partir pour leur permettre, à lui et à elle, une vie décente au village.

C.: Est-ce que ce village qui se vide est représentatif des autres villages en Roumanie?
Anne Schiltz
 : La migration ne concerne pas que ce village-là, elle concerne le pays entier et pas seulement ce pays de l'Europe de l'Est. Mais la Roumanie est fort frappée par la migration dans tous les milieux sociaux: les universitaires, les ouvriers, les paysans. La Roumanie est un pays qui est traditionnellement agricole. Il y a énormément de petits paysans qui vivent en semi-subsistance mais qui n'arrivent plus à en vivre réellement. Même s'ils souhaitent rester dans leur pays, la production agricole ne leur permet pas de survivre, notamment à cause des normes de l'Union Européenne, à cause du coût de la vie qui a augmenté. Les gens qu'on a suivis et qui sont devenus les personnages du film ont très peu d'éducation, ils ne connaissent que le roumain et ils partent pour des contrats de saisonniers, très souvent en Allemagne ou en Autriche parce que ce village fait partie de la Transylvanie et que c'est très proche d'une minorité germanophone depuis des centaines d'années. Ce sont des réseaux migratoires qui se sont mis en place et nos sujets profitent de ces réseaux-là. Mais, ailleurs en Roumanie, dans le milieu rural, cela peut être la France, l'Italie ou l'Espagne. C'est un phénomène massif qui concerne le pays entier.

C.: C'est toujours une migration temporaire?
A. S.
 : Pour les gens du milieu rural, c'est souvent une migration de quelques mois. Ils n'ont pas l'intention de s'installer définitivement, ils y restent plus ou moins trois mois, le temps d'une récolte et restent insérés dans des réseaux roumanophones, ils n'apprennent pas la langue allemande et ils restent très liés à leur contexte initial. Au village, les gens ne partent pas définitivement. Ils tentent de garder en vie la production agricole sur place. Ce sont les personnes qui restent sur place qui s'en chargent et c'est très difficile car il faut gérer les absences et ils doivent gérer seuls le travail agricole, les animaux, la terre, les enfants et la vie tout court. Cela ne concerne pas que les familles mais aussi la communauté du village. Avant, les gens s'entraidaient beaucoup pour les travaux agricoles mais aujourd'hui, comme il y a beaucoup d'absents qui vont et viennent, et avec ces entrées de cash récolté pour le travail effectué à l'étranger, la vie de la communauté a fortement changé, le rapport entre voisins aussi. C'est cela qui nous a fort touchées.

Ch. G. : Les gens partent par nécessité économique mais il y a un désir profond de rester enraciné dans le village. C'est ça aussi qui nous a fortement marquées. On ne part pas parce que c'est mieux ailleurs, on part parce qu'on peut gagner de l'argent mais le désir profond, c'est de rester là et une fois qu'ils sont dans le circuit de ces allers-retours, ils n'ont plus le choix de continuer à partir parce que l'argent arrive et cet argent est nécessaire.
A. S.
 : Ce qui est tragique, c'est qu'ils partent pour améliorer leur vie dans le village mais c'est en partant que ce rêve s'éloigne parce que les familles qui restent au village commencent à vendre le bétail. Il y a plus de gens qui partent au printemps pour les récoltes mais ils reviennent plic ploc en cours d'année. Ils trouvent toujours des choses à faire soit en se remplaçant les uns les autres soit en allant dans des fermes. Les femmes prennent soin des personnes âgées en Allemagne et en Autriche. C'est pour cela que la vie devient difficile au village car rien n'est garanti. Tout le monde peut partir du jour au lendemain s'il a une proposition de travail à l'étranger. C'est très difficile de mettre sur pied des projets communs à moyen terme. On est dans une phase de transition et on assiste à l'existence des derniers bergers de Transylvanie.

C.: Comment aviez-vous découvert ce village à l'époque ?
A.S.:
J'ai fait une thèse en anthropologie sur la Roumanie. Pour cette thèse, j'ai fait deux années de travail de terrain, d'immersion et je suis restée notamment vivre quelques mois dans ce village en 2000 et 2001. Le sujet de ma thèse est la transmission d'un modèle d'entraide d'origine saxonne (communauté germanophone de Transylvanie) et je m'intéressais à la façon dont ce modèle associatif a été repris et adapté par les différentes ethnies en Transylvanie.

C.: La vie est difficile dans ce village.
Ch. G. 
: On voulait aussi raconter cela, c'est très précaire, ce sont des conditions difficiles de travail pour les paysans. Ils peinent à acheter des moutons, à trouver du bois, les récoltes dépendent du climat. Ces conditions ne sont pas liées uniquement à ce village-là, ce sont les réalités de la petite paysannerie. On a essayé d'en rendre compte dans le film.

C.: On le sent très bien. Notamment quand on suit Alina, cette femme seule qui doit gérer les enfants, le bétail. Comment avez-vous fait pour obtenir des moments inédits comme celui de la « fuite » de la vache ou du cheval qui s’est empêtré dans les cordages?
Ch. G. 
: C'est la joie du documentaire. Parfois, il y a des choses merveilleuses qui se déroulent sous nos yeux alors qu'on ne s'y attendait pas. C'est ce qui fait la magie du tournage et c'est en passant beaucoup de temps avec eux. On a besoin d'être là. On ne veut pas juste capter ce que l'on avait imaginé, on veut aussi attendre des moments inédits. On a tourné énormément pour avoir ces images, on a parfois provoqué des situations qu'on avait vécues avec eux sans le matériel de tournage pour pouvoir les capter. On a confronté les gens autour de certaines questions qui nous intéressaient.

C.: L’équipe est constitué de combien de personnes ?
A. S. 
: On était quatre. Nous deux, le cadreur Pierre Choqueux et Yann-Elie Gorans qui s'occupait du son. C'était un dispositif assez réduit, ce qui était nécessaire car on a passé beaucoup de temps avec les gens dans l'intimité.

C.: Comment s'est passé le tournage? Vous regardiez les rushes le soir, après avoir tourné ?
Ch. G. 
: La situation idéale aurait été de regarder les rushes tous les soirs, ce qu'on a fait pour d'autres films, mais c'était tellement intense car il fallait tout organiser, veiller à manger, passer des moments avec les gens. On est allés manger chez eux, on leur a donné des coups de main, on les a écoutés. Il y a avait notre maison et celles des trois familles. On était constamment en mouvement, on passait d'une maison à l'autre et on n'a pas eu le temps de visionner la matière le soir. Quand on avait des doutes, on regardait des choses précises pour vérifier certaines scènes. On a fait le travail de dérushage en rentrant de chacun de nos séjours espacés de plusieurs mois dans le village. On regardait tout, en rentrant, à deux ou avec le monteur pour préparer le tournage suivant. C'était à la fois très bien d'avoir ces mois entre les tournages mais c'étaient aussi des contraintes qu'on s'imposait parce que, sur ces deux années de tournage, c'étaient des saisons différentes, les gamins grandissent et changent. Toute cette matière avait une certaine chronologie qu'on devait respecter. Respecter les saisons, c'était important pour nous parce que c'est un élément primordial dans la vie des paysans.

C.: Est-ce qu'il y a une évolution entre le film que vous vouliez au départ et celui que vous avez eu à l'arrivée?
Ch. G. 
: Oui, il y a eu une évolution dans la mesure où on est restées assez ouvertes. À partir du moment où on voulait inclure plusieurs personnages dans ce film. Au départ, on voulait concentrer le film autour d'Andreï et, au fil des mois, on a ouvert à d'autres personnages, à des adultes. Finalement, on avait bien en tête les enjeux qui nous intéressaient, certaines situations comme les départs et les retours et leurs moments de souffrance. On ne savait jamais ce qu'on allait capter surtout par rapport aux départs et aux retours. On a eu beaucoup de surprises. Le fil narratif s'est créé à la table de montage.
A. S. : On a eu du mal à démarrer le projet car on ne trouvait pas ni financement ni aide au développement, peut-être parce que ce n'était pas assez clair. On a reçu des bourses d'écriture pour commencer le tournage et une fois qu'on a commencé le tournage, les choses sont devenues beaucoup plus claires dans nos têtes et on a écrit un dossier de production et ça a marché. On a reçu l'aide de la Fédération, celle de la RTBF un peu plus tard.
On avait choisi d'intégrer le monteur assez vite dans le processus, sans savoir si ce film allait se faire. On lui a vite montré des rushes et quand on a commencé le tournage, il savait ce qu'on voulait raconter.

C.: Le village se vide malgré le désir de ses habitants de rester proches de leurs traditions et leurs racines.
A. S. 
: Quand on parle aujourd'hui de mouvements migratoires, il s'agit souvent des migrants qui viennent travailler chez nous. Notre curiosité se plaçait sur ceux qui restent, sur pourquoi ils partent, qu'est-ce qu'ils quittent et quelles conséquences cela a sur leurs relations au village, à la famille. La violence de cette séparation.

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