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Cinéma 68, hors série des Cahiers du Cinéma

Publié le 09/10/2008 par Jean-Michel Vlaeminckx / Catégorie: Livre & Publication

Cinéma 68, hors série des Cahiers du Cinéma
Mai 68 a ébranlé le cinéma dans son rapport au monde. Qu’en reste-t-il ? C’est la question que s’est posée la nouvelle génération des Cahiers du Cinéma. Jean-Luc Godard, dès La Chinoise (antérieur à 68), s’est interrogé sur l’art de la représentation dans la contemporanéité du monde, tandis que pour les Straub, fidèles à la mémoire du temps, « la lutte des classes, c’est l’histoire des hommes, des Grecs à nos jours, ce n’est pas la petite histoire de 68». (Alain Badiou)
Dans les Etats d’Icarie, Antoine de Baecque nous décrit la chronologie événementielle de 68 en France. Dès le 17 mai 68 a lieu, à l’école de Vaugirard, les premiers états généraux du cinéma français devant 1500 professionnels et étudiants. Une manière de poursuivre le combat, les manifestations autour de l’affaire Langlois. À 21 heures, grève des ouvriers du film et envoi d’une motion à Cannes pour interrompre le Festival. Le lendemain, le tournage du Cerveau de Gérard Oury s’interrompt au studio Saint-Maurice, tandis qu’à Cannes, Godard, Truffaut, Malle, Polanski, face à un public déchaîné, s’accrochent au rideau pour empêcher la projection.
Le 19 mai, ordre de grève déclanchée par les techniciens et réalisateurs de l’ORTF, les étudiants de l’IDHEC et de Vaugirard.
Parmi les projets retenus, « la ligne générale »  (il y aura un volet à Bruxelles via l’INSAS et l’IAD) défendue par Jean-Louis Comolli, Jacques Rivette, Louis Malle, Alain Resnais, René Allio. « Fin de la recherche du profit, caractéristique du système capitaliste, qui réduit les films au seul niveau de marchandise ». Création d’unités de production alimentées financièrement par un secteur public de salles. Salaires répartis de manière égalitaire.
Trois autres « icaries » sont proposées. L’une technique, élaborée par Pierre Lhomme et le syndicat des techniciens du film, l’autre version titiste (rien à voir avec la titrisation des banques d’investissement, tout à voir avec Tito) de « la ligne générale » par Cournot-Lelouch et, enfin, la plus provocatrice, anarcho-syndicaliste par Chabrol-Karmitz-Derocles. Il n’y aura pas de synthèse possible entre soviétiques, titistes et anarchistes qui jamais ne s’entendront, mais il y aura de profondes ruptures dans le cinéma français « car ceux qui ont cru à la révolution par et pour le cinéma en voudront longtemps, profondément, à ceux qui ne l’ont que mimée ».
Ailleurs, un arc-en-ciel wellesien se découvre dans les propos de Bill Krohn. 1968, année d’Une histoire immortelle d’Orson Welles, film d’un « metteur en scène castré ». Qu’est-ce à dire, docteur ? « Un homme castré fait en sorte que la femme qu’il aime fasse l’amour avec un autre tandis qu’il les épie ». Le vieil homme très riche et impuissant loue donc les services d’un marin et d’une prostituée… ce fantasme de la maîtrise voyeuriste « sous-tend le gros plan du baiser dans Les Enchaînés d’Hitchcock », mais aussi dans bien d’autres de ses films, Les Amants du Capricorne, Fenêtre sur cour et Vertigo,voire dans La règle du jeu de Renoir ou dans Les Quatre nuits d’un rêveur de Bresson.
L’année aussi où deux film vont forger le destin du cinéma américain de genre avec 2001 : l’Odyssée de l’espace de Stanley Kubrick et Il était une fois dans l’Ouest de Sergio Leone. Ces deux réalisateurs cinéphiles vont imposer un standard aux jeunes générations : le grand art dans de grosses productions obtenant un succès critique et commercial. On peut y ajouter question polar, Bonnie and Clyde d’Arthur Penn qui impose sexe et violence juste avant que le code Hays ne disparaisse.
Les années 60 se construisent autour d’un héros aliéné (un enfant, un marginal, un fou), coupé de tout échange sexuel, économique et linguistique avec une société qu’il ressent comme un faux spectacle. Une stratégie qu’Oudart (critique de l’époque des Cahiers) appelle « la méthode Bresson ». Martin Scorsese et Paul Schrader ont visionné Pickpoket (Bresson) et Le Feu Follet (Malle) pour préparer l’obsessionnel Travis dans le spectaculaire Taxi Driver.
Année 1972, Orson Welles revient à Hollywood avec son amie et collaboratrice, Oja Kodar pour tourner The Other side of the wind, « un long métrage sur ce qui s’est passé à Hollywood après 1968. Le film fut tourné et le montage commença, mais Welles ne put jamais le terminer à cause d’un litige avec un financier ». En mai 1978, Bill Krohn publie son premier article dans Les Cahiers du Cinéma (version Daney) en abordant les films inaboutis de Welles et, en particulier, The Other side of the wind. Le film verra-t-il jamais le jour ? Krohn pense que oui.
Cinéma 68, hors série des Cahiers du Cinéma
 

1968. Lorsque la sémiologie ignorait qu’elle était une langue morte.

Deux controverses ont lieu entre  PPP (Pier-Paolo Pasolini) et JLG (Jean-Luc Godard), en 1966 à Pesaro et en 1971 via des revues italiennes. C’est ce que nous explique Matthieu Orléan dans Pasolini vs Godard. La bataille va éclater autour  d’une intervention remarquée et remarquable de Luc Moullet, agacé par Pasolini, Metz et Barthes qui « se servent abusivement des outils linguistiques pour analyser le cinéma ». Le film de Moullet, Brigitte et Brigitte se moque des terroristes du langage universitaire du cinéma. Godard fonce au secours de Moullet en attaquant de front : « Les enfants du langage cinématographique, c’est nous. Et nous n’avons que faire du national-socialisme de la linguistique ». Ce qui amuse (façon de parler) Godard qui pense que la linguistique, en cherchant « le signifiant imaginaire », ne voit pas la différence entre un film de Ford et de Delannoy. En effet, c’est un système qui tourne à vide et que, heureusement, Gilles Deleuze a balayé dans les années 80. 
Pasolini, est évidemment plus fin que Christian Metz, explique que la linguistique lui permet de galvaniser son côté créatif, son « cinéma de poésie ». Pour PPP, il y a une différence entre la sémiologie écrite et la sienne : in vivo. Le schisme éclate entre PPP et JLG .

«C’est dans la pratique concrète du cinéma que JLG s’est fait l’instigateur d’une nouvelle grammaire (d’une norme, si l’on veut) où se sont institué un certain nombre de règles formelles (tant au niveau du montage, que du travail plastique et chromatique) qui n’en finissent pas de travailler le monde entier à l’aube des années 70 (Oshima, Fassbinder, Rocha, Straub). Godard a fait de la salle de cinéma, le lieu d’une ultime pédagogie où il est encore possible de transmettre quelque chose. La sémiologie écrite est un simulacre d’analyse, fondamentalement hors du terrain, hors du terreau.»
68, Le cinéma à la porte de l’usine de Bernard Benoliel.
«Le cinéma a toujours été mal vu à l’usine (…) 68 a pourtant marqué une exception dans cet interdit et cette absence». En 1954, Truffaut écrit dans Une certaine tendance du cinéma français : «Quelle est donc la valeur d’un cinéma anti-bourgeois fait par des bourgeois, pour des bourgeois ?». En effet, les caméras légères permettant de filmer hors des studios, de réaliser un cinéma direct, change la donne. En 1967, À bientôt j’espère de Chris Marker enregistre le conflit de la Rhodiaceta de l’intérieur à l’extérieur de l’usine. C’est bien l’enjeu, les ouvriers se vivent comme des prisonniers du jour pendant huit heures, mais supportent la taule vingt-quatre heures et rêvent d’un monde du dehors, où l’on vit vraiment. En 1968, Jacques Willemot et des étudiants de l’IDHEC, filment Reprise du travail aux usines Wonder, un film incroyable dont Hervé Le Roux fera un long métrage, trente ans après, en 1997. En 1981, il écrivait avec Serge Daney :  « Ce petit film, c’est la scène primitive du cinéma militant, la sortie des usines Lumière à l’envers. C’est un moment miraculeux dans l’histoire du cinéma direct. La révolte spontanée, à fleur de peau ». (Les Cahiers du Cinéma, 1981). Rappelons l’aventure des groupes Medvekine de Besançon et de Sochaux (1967-1974) – DVD chez Montparnasse grâce à Patrick Leboutte – des films du groupe Slon et de La Ligne générale avec ses répercussions en Belgique.
Tout va bien de Jean-Luc Godard rejette la victimisation et la honte des ouvriers que montrent trop souvent les séquences d’un travail voué aux chaînes de montage. La fierté plutôt que la honte, « tout film militant doit être un film d’action. En cela aussi, Godard est fidèle à Renoir. »
Dans les années 1978-1979 (production de l’INA), Gérard Mordillat et Nicolas Philibert changent d’angle malicieusement. Une jolie tactique consistant à saisir l’usine par le haut dans La voix de son maître et Patrons Télévision. Ils interrogent les chefs d’entreprises. Le corps du chef et son invraisemblable blabla (vérité-corps et mensonge-parole). Un discours cynique et faussement paternaliste des patrons avec des inserts sur les petites mains qui s’affairent à travailler dans les chaînes des usines. La parole d’en haut et la réalité d’en bas, comme chez Chaplin. Revoir le moment où le patronat domine totalement et s’envole avec les parachutes dorés.
Cinéma 68, hors série des cahiers du cinéma
68. Marguerite Duras. Mai en silence de Stéphane Bouquet.
En 1968, Duras a réalisé La Musica en collaboration avec Paul Ceban. Elle passe son temps au Comité d’Action Etudiants-Ecrivains.1969, Détruire dit-elle, un film surprenant dans l’univers flottant, inassignable, d’un hôtel (ou d’un asile) à l’orée d’un bois. Duras : Elisabeth Alione, Max Thor qui la regarde et Stein qui regarde Max Thor... « Fulgurant comme l’amour, silencieux comme la mort, grave comme la folie, âpre comme la révolution, magique comme un jeu sacré, mystérieux comme l’humour, Détruire dit-elle ne ressemble à rien ». En effet, ce film éminemment politique nous parle de l’avant révolution au moment où « l’être de classe » se dissout : le moi, le tien, le mien. Bouquet a cette belle phrase : « Ce que la cinéaste invente à ce moment-là, grâce à ces sociétés de quasi-fous, ce n’est pas l’idée que la folie est révolutionnaire, mais que la perte (et la passivité suprême qui conduit à la perte) est la révolution, que c’est ne rien faire, ne rien être, qui provoque la ruine de l’être ancien du monde ».
 
On se souvient de la phrase célèbre de la vieille dame du Camion («celle qui fut jeune à Hiroshima et plus jeune encore à Nevers ») : que le monde aille à sa perte, c’est la seule politique. Au bruit et à la fureur, attendre, aimer et errer. India song, ce film fou est cela : aimer et crier son amour pour troubler et scandaliser le monde d’avant la révolution. Le Vice-consul est le révolutionnaire idéal.

Cinéma 68, hors série des Cahiers du Cinéma réédité dans la Petite Bibliothèque des Cahiers du Cinéma.

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