La mer, un homme et une femme. Il ne se passe rien d’extraordinaire. Elle est assise dans un transat. Il marche derrière les tentes. Sur la plage, des enfants, des gens. Nous voyons cet homme et cette femme parler, nous voyons leurs lèvres prononcer des mots, nous n’entendons jamais ce qu’ils disent. Nulle voix off non plus pour nous guider dans leurs pensées et leurs rêves. Nous entendons le bruit de la mer, des mouettes, de la foule. Et pourtant nous comprenons ou plutôt, chacun comprend comme il veut, que c’est difficile d’être ensemble, que c’est bon l’amour, que c’est triste les reproches…
Constant de Marie André
Un fragment de quotidien d’un couple. Mais cette histoire banale, Marie André fait un film qui ne l’est pas. Elle subvertit le code, le transgresse et par là bouleverse nos habitudes de spectateur. C’est précisément cette transgression formelle qui donne au film son intensité de contenu et sa charge émotionnelle.
L’image est splendide (que c’est beau la vidéo aujourd’hui). La couleur claque et c’est important dans ce film où les rayures des tentes et des fauteuils caractéristiques de la côte belge reviennent comme un refrain : blanc/bleu, blanc/orange, blanc/vert. Leitmotiv repris par la couleur des vêtements et des décors.
Marie André cadre à sa manière. Parfois, elle nous donne à voir que des personnages incomplets, il manque le sommet de la tête, les jambes. Ainsi le plan où la femme met son maillot dans une cabine. Cette image d’un tronc dénudé n’a rien à voir avec le morcellement du corps dans la pornographie. Marie André nous montre l’essentiel, c’est-à-dire le geste familier et intime par lequel une femme touche et recouvre sa nudité en déroulement lentement un maillot sur son corps. Et si ce plan est érotique, ce n’est pas d’offrir au voyeur l’image d’un corps, c’est de faire voir le plaisir qu’une femme a de ce corps.
Au montage, nouvelles transgressions. Ne croyez pas que vous allez voir ce que vous attendez, non, chaque fois vous êtes surpris. Un plan s’arrête trop vite, on n’a pas compris. L’image traîne sur un fauteuil, pourquoi ? Le surgissement des questions appelle la multitude des réponses. Marie André coupe, décale, accélère, freine, « maltraite » sa matière comme elle dit, met en place une syntaxe à elle qui nous prend de court. Les images se succèdent, ce sont des phrases qui n’ont plus UN sens, comme dans les films de série B ou même A, où le comédien à l’air triste, dit qu’il est triste et la musique est triste, et où in ne nous reste plus qu’à obéir aux ordres. Dans « Constant », c’est tout le travail formel qui en nous faisant violence, nous donne la plus grande liberté. Le sens UNIQUE fait place à DU sens, DES sens. On peut rêver, inventer.
Le son est traité avec la même désinvolture apparente. Là aussi, Marie André augmente, diminue le volume, coupe le son, le décale. Le coup de maître : avoir laissé tomber la bande avec les dialogues. Le son existe de manière autonome, d’autant plus indispensable qu’il n’est plus lié à l’image. Ouf ! Plus de texte interprété, même bien par des comédiens. Plus de voix off émergeant des profondeurs du vécu. Mais des mots quand même, précieux parce que rares. Marie André les a fait passer de la bande son à l’image comme dans ce plan de la femme, avec en sous-titre, trois mots : « J’ai soif ».
Ne croyez pas que Marie André fait des films inaccessibles. Sa démarche, si elle est rigoureuse, exigeante, dérangeante, ne produit pas une œuvre destinée aux seuls spécialistes et à cet égard, elle a raison de viser la télévision parce que la télé, c’est le Louvre des artistes vidéo.
Nadine Plateau in Chronique (Université des femmes, avril-mai 1985)