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Un ange passe de Marie André

Publié le 17/11/2021 par Serge Meurant / Catégorie: Critique

Les répétitions de Marie André

Il s’agit d’une histoire : une prostituée aime son souteneur avec passion. L’homme exploite sa jeunesse et sa beauté avec l’exigence brutale du mâle qui sent et sait que c’est du rapport sadomasochiste qu’est né le lien et le cercle infernal où le sexe et l’argent empêchent toute autre issue que le silence et la mort.

Un ange passe de Marie André

Malgré les ruptures et les subtilités de valeurs, de rythmes et d’images, c’est parce qu’il s’agit d’une histoire de ce type universel, intériorisée déjà avant d’être vue et (re)vue, jouant sur les rapports de comportements sociaux autant qu’individuels, que le spectateur suit le fil d’Ariane et saute tous les obstacles jusqu’au mot fin.

Comme dans les contes, c’est donc l’action – la répétition des actions dans un rituel pressenti, attendu – qui meut le spectateur. Il n’est donc pas question de psychologie, d’observation ou de plaidoyer féministe pour que changent ces rapports pétris de violence aveugle, d’abus de pouvoir sur les corps et les esprits, d’incompréhension et surtout de solitude.

Le décor de cette action, le quartier du Veemarkt à Anvers, près du port, correspond bien sûr à cette scène archétypale où se rencontrent ces personnages forgés fortement par nos pulsions de fusion et de rupture que sont les marins et les putains.

Quartier ancien qui pourrait sembler clos sur ses petites maisons, sa place sablée, paisible en été, où les vitrines lorsqu’elles s’allument avec le soir sont autant de théâtres pour des corps dont l’attente reste furtive, muette : quartier presque assoupi s’il n’ouvrait soudain sur le large mouvement du port, de ses bateaux et leur trafic.

 

ANITA : UNE FAUSSE IMAGE DE DEESSE

Il s’agit, pour Marie André, d’ordonner ses personnages et les éléments du décor selon un rythme qui les place de façon générale dans un processus de circulation d’objets et d’images de ces objets qui, en vérité, commande les gestes des hommes, définit leur nature socialisée, anonyme, essentielle. On ne pourra donc prêter à la réalisatrice l’intention d’avoir joué la carte du documentaire-fiction, mais elle a su tirer sens et beauté de ces silhouettes « instrumentales » qui, dans leur masse anonyme, le brouhaha de leurs voix au bureau d’embauche des dockers, imposent à la fois, comme toute foule, l’infini des présences encore indéfinies et le creux de toute image singulière.

Cette circulation des hommes et des objets s’effectue selon les lois du marché, de l’argent et de l’exploitation. L’histoire particulière d’Anita, la prostituée, n’a bien sûr d’autre ressort. Ses clients sont ces hommes-là que l’on a vu en silhouettes sur les quais, les bateaux. Leurs corps, leurs désirs ne revêtent pas plus d’existence individuelle. Ils ne sont jamais dévisagés, car ils ne possèdent pas ici d’autre visage que celui du client…

L’amour vénal ne connaît pas la jouissance, mais sa frustration, son inaccomplissement fondamental. La beauté, légère à l’image, d’Anita n’est qu’un trompe-l’œil, une fausse image de déesse ; la déception amère naît sans cesse de cette illusion à la vie dure qu’est le corps paré de la femme offerte contre argent et misère sexuelle des hommes.

C’est de la reproduction en un rythme finalement précipité et davantage dramatisé de ce ballet de corps féminins dont l’éveil et l’apparente attente du désir masculin impose la tension et du nécessaire obstacle dressé à ce que ne s’assouvisse en rien la passion dont brûle Anita à l’égard de son souteneur, que se produit le mélange particulier, le ton d’ « Un Ange passe ». Curieux sentiment qui effleure le spectateur que toutes les images que l’on pourrait qualifier de paysages, toutes celles que l’œil effleure avec bonheur même lorsqu’elles expriment l’effort et le travail, sont de bonnes images qui procurent des sensations d’ouverture et de paix. Franchise des couleurs vives dans la manipulation des fûts sur le quai. Grain des gris des raffineries de pétrole à l’aube. Jeux colorés des enseignes au néon dans la nuit de la métropole.

 

LE TON D’UN ANGE QUI PASSE

Il en va tout autrement des images et des sons – violents, suppliants, vacants – qui brodent cette histoire d’impossible passion entre un homme et une femme, dans un mutuel rapport d’inassouvissement.

Entre eux, pas de cadeau. Et lorsqu’Anita offre à Léo le briquet qu’elle a choisi pour lui, le refus de l’homme forme le nœud de l’évidence, pièce à conviction d’un crime qui restera virtuel. Car le jeu des acteurs d’ « Un Ange passe » demeure lui aussi dans le domaine de la virtualité, comme ces masques que mime Anita devant son miroir de façon enfantine et soudain fragile comme une buée.

C’est surtout par le travail du son (claquement de portières, crissement de pneus, cris) que s’expriment la violence et les coups : et le jeu dramatique des scènes de « dressage » que le souteneur exige sans cesse davantage d’Anita, est retenu, contenu.

Lorsqu’Anita se retrouve seule dans sa chambre, elle écoute sans cesse le même air de guitare flamenco qui soudain confère une dimension solaire, sobre en même temps que nourrie d’une imagerie, la corne du taureau, la dure grâce virile des toreros chantée par Lorca. A travers lui, de façon plus libre, se redessine, me semble-t-il, un univers de songe et de rêverie où l’homme et la femme, un instant, évoluent ensemble en une forme rigoureuse en ses éclats, ses ruptures.

Le montage des différents éléments s’articule dans une extrême économie de moyens : à certains moments, image par image, ou quasi, comme l’on procède dans le film d’animation. Il serait peut-être intéressant d’étudier de ce point de vue les deux techniques et leurs effets, la rhétorique qu’elles déploient… C’est aussi ce type d’utilisation des images qui rapproche la démarche de Marie André de la poésie contemporaine. Et le paradoxe, dès lors, n’est qu’apparent de percevoir que les moments émotionnellement les plus forts de l’action sont ceux dont la brièveté laconique confine à l’instant.

« Un Ange passe ». La vison s’achève sur ce peu d’images et de paroles où l’on échappe à la solitude, l’opacité, séduit par la lumière et les formes, aussitôt renvoyé à la déception de l’impitoyable ronde des illusions.

 

Serge Meurant in Vidéodoc (N°82, déc-janv 1986)

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