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Cristèle Alves Meira, Alma Viva

Publié le 02/05/2023 par Gauthier Godfirnon et Vinnie Ky-Maka / Catégorie: Entrevue

Cristèle Alves Meira, actrice, scénariste, metteuse en scène et réalisatrice, a vu sa carrière de cinéaste prendre un tournant majeur grâce à son premier long-métrage de fiction, Alma Viva, sélectionné l’année passée à la Semaine de la critique à Cannes. Elle décrit ici la genèse du projet et l’inspiration puisée dans sa propre vie, tout en soulignant les thèmes dominants et transversaux de ce film poignant et nimbé de mystère.

Cinergie : Comment vous est venue l'idée du film ? Pourquoi avez-vous choisi ces thèmes-là en particulier ?

Cristèle Alves Meira : C'est un film que j'ai tourné dans le village de ma mère et de ma grand-mère maternelle. Je suis née en France, mais mes deux parents sont Portugais. Je retourne au Portugal plusieurs fois par an, souvent pendant les vacances d'été. Je voulais témoigner, filmer, dresser le portrait de ce petit village que je connais intimement, qui est niché dans les montagnes au nord-est du Portugal, avec ses traditions, ses légendes, ce rapport au temps suspendu. On a l'impression que le temps s'est arrêté dans ce village, avec ce contraste entre des traditions plus archaïques et puis des choses plus triviales et modernes. Je voulais d'abord filmer cette région, ces corps, ces visages. La raison plus intime qui m'a poussé à écrire ce film, c'est le décès de ma grand-mère maternelle. J'étais une adulte, pas comme Salomé, mais j'ai assisté à de violentes disputes familiales autour de la question de la pierre tombale. Mes oncles et mes tantes ne se mettaient pas d'accord pour savoir qui allait payer la sépulture de ma grand-mère. Elle n'était pas encore enterrée, on veillait son corps à la maison et ils étaient déjà en train de se disputer pour une histoire de 2000 euros. Ma grand-mère est restée deux ans sans sépulture et ça a vraiment réveillé chez moi un sentiment d'injustice, mais aussi un besoin de comprendre ce qui pouvait aboutir à autant d'incompréhension. J'ai commencé à écrire avec le fantôme de ma grand-mère d'une certaine façon. Il y a une phrase dans le film qui dit : « Les vivants ferment les yeux des morts et les morts ouvrent les yeux des vivants. » C'est un peu le sentiment que j'ai, la mort de ma grand-mère m'a en tout cas permis d'aller dans un territoire qui m'était peu connu, c'est-à-dire le cinéma. Avant qu'elle meure, je faisais de la mise en scène au théâtre. Je me suis autorisée à écrire cette histoire, d'abord pour peut-être lui reconstruire une histoire à elle et très vite j'ai constaté que le réel n'était pas assez palpable, il fallait de la fiction. La fiction l'emporte. C'est comme ça que je commence à écrire ce film à partir d'un point de départ très intime et je m'inspire ensuite de plein d'histoires que j'ai entendues, de personnes que j'ai rencontrées pour alimenter cette fiction.

C. : Beaucoup de femmes sont au centre de votre trame. Elles sont souvent seules, esseulées ou fortes. Était-ce un choix conscient ?

C. A. M. : Ce qui était très conscient, c'était le désir de raconter une relation entre une petite-fille et sa grand-mère, une histoire de transmission d'un don, d'un savoir secret, de cette capacité médiumnique que la grand-mère possède. Je voulais raconter une mort par sortilège ; comment l'âme vivante (l'alma viva) de cette grand-mère allait hanter tout un village parce qu'elle n'avait pas obtenu ce qu'elle voulait de la part des vivants. Mais le fait qu'il y ait plusieurs générations de femmes et que finalement c'est surtout le portrait de femmes que je dresse, ce n'était pas conscient a priori. C'est quelque chose qui s'est fait de façon intuitive et naturelle. Comme il y avait cette relation entre la petite-fille et la grand-mère, il fallait forcément que cette petite-fille ait une mère, une tante et des oncles. C'est vrai que Salomé avait un père à un moment, mais il a disparu, je l'ai enlevé du scénario parce que je ne lui trouvais pas d’intérêt majeur. C'était plus intéressant de raconter que la mère de Salomé s'était émancipée à sa façon en décidant d'élever sa fille seule. Sa sœur le lui reproche en disant qu'elle ne sait pas qui est le père, qu'elle n'est qu'une salope. C'était aussi une façon de raconter en filigrane la stigmatisation de ces femmes. À partir du moment où elles s'émancipent, on les qualifie de sorcières, de salopes ou de traînées. Le cinéma permet d'aller au-delà des apparences, et je fais ce film pour dire d'une certaine façon à ma mère de ne plus avoir honte de l'endroit où elle vient. C'est un milieu précaire. Les femmes sont assez vulgaires, elles parlent un dialecte. C'est une région montagneuse qui est souvent moquée, dont on n'est pas très fier de venir. C'est un peu les bouseux, ceux qui parlent bizarrement, ceux qui sont un peu fous. Le cinéma a cette capacité, par un beau cadre, une belle lumière et surtout la tendresse que je porte à mes personnages de sortir du cliché, d'être dans un rapport authentique, de les rendre beaux. D’après moi, toutes ces femmes sont belles, même avec ces doigts tordus, ces corps de femmes vieillis. On dit souvent que les sorcières sont de vieilles dames, mais je la trouve magnifique cette grand-mère à la poitrine généreuse.

C. : Votre film à côté un peu surnaturel. Il y a une sorte de réalisme magique omniprésent. Vous faites aussi souvent allusion aux sorcières. Pourquoi avoir choisi de mettre ces thèmes surnaturels dans votre film ?

C. A. M. : C'est une réalité aussi liée à mon histoire. J'ai grandi dans une famille où tout le monde est croyant, où les histoires de sorcières circulent. Je me rappelle que petite, je me mettais sous la table comme Salomé et j'écoutais ce que racontaient les grands. Il était souvent question de guerres de voisinage, d'histoires de sorcières, de sorts, de faits divers, d'accidents mortels, de choses assez tragiques, terribles. En même temps, je ressentais une certaine fascination par rapport à ces histoires. On évoquait beaucoup le mal, on alimentait la méfiance. Je me souviens que ma mère me disait : « Ne passe pas dans telle rue parce qu'il y a telle dame, méfie-toi. » On avait des rituels, des grigris, des amulettes, pour se protéger contre des maux spirituels qui pourraient nous attaquer. Même s'il y a un fond féministe que je revendique évidemment, c'est surtout du côté des croyants que je me place pour observer ce que ça génère dans une communauté quand des familles s'accusent de sorcellerie. Jusqu'il y a peu, il y avait encore au tribunal des affaires de sorcellerie qui étaient gérées.

C. : Des féminicides ont été commis à large échelle il y a plusieurs siècles, les femmes visées étaient considérées comme des sorcières. Avez-vous voulu lier féminisme et sorcellerie dans votre film ?

C. A. M. : Le féminisme est arrivé plus tard. J'ai commencé à écrire ce film il y a une dizaine d'années. Je me mettais du côté d'une réalité. Il y a des sorts jetés qui créent des litiges, il y a des gens qui en meurent, qui souffrent. Ils vont voir des guérisseurs, des sorciers, des médiums, toutes sortes de personnes qui vont guérir des maux spirituels. Je me penchais moins sur le côté sociologique ou politique qui serait lié à la chasse aux sorcières ou à l'aspect plus féministe de la figure de la sorcière. C'est arrivé plus tard dans l'écriture. Comme dit l'oncle aveugle : « Tôt ou tard, toute femme indépendante est traitée de sorcière. » En revenant sur la figure de la sorcière plus archétypale, plus ancestrale, je questionne notre histoire. Ça fait du bien que, depuis quelques années, des historiens dénoncent les chasses aux sorcières. C'est important qu'on puisse en parler, mais Alma Viva, je ne l'ai pas écrit en ayant conscience de ça.

C. : La famille joue un rôle déterminant dans votre film. Avez-vous essayé de déconstruire ou de questionner certaines valeurs au sein de cette institution ?

C. A. M. : J'ai voulu observer ce qui pouvait amener une famille à une telle incompréhension. Il y est aussi question d’immigration. J'essaie d'observer d'un point de vue sociologique cette famille divisée. Il y a ceux qui ont immigré à l'étranger, comme l'oncle Joaquim ou Aïda, qui reviennent avec des moyens que n'ont pas l'oncle aveugle et Fatima qui sont restés au village. Ça crée des écarts économiques, des tensions, des jalousies et un complexe d'infériorité pour ceux qui vivent dans la vieille maison de la grand-mère, alors que l'autre fait sa piscine et arrive avec sa voiture de luxe et sa petite-amie étrangère. Selon moi, ces disputes, cette violence viennent de cette réalité de l'immigration, de ce que ça génère dans les familles. Derrière Salomé, c'est moi, mes parents sont ceux qui ont immigré, je suis née de cette immigration. Quand je reviens au village, je ressens que je fais partie du village, mais je suis celle qui vient de l'extérieur, avec cette réalité et ces capacités qu'eux n'ont pas. Je ne l'oublie jamais. Voilà pourquoi j'ai choisi pour le premier rôle une petite fille qui elle aussi vient de France.

C. : Votre film a été sélectionné à la Semaine de la critique à Cannes. Comment l'avez-vous vécu ? Quel impact ça a eu et ça aura d'après vous sur votre carrière ?

C. A. M. : C'était une grande joie. C'est tellement compétitif, il y a tellement de films que quand ça nous arrive, on croit au miracle. (rires) La Semaine de la critique, c'est un petit écrin, c'est seulement sept films en compétition. C'était dur de monter Alma Viva, ça a duré plusieurs années d'écrire, de trouver le financement. C'est compliqué de faire un premier long-métrage et de commencer avec Cannes, c'était vraiment très encourageant.

C. : Et voudriez-vous continuer dans le cinéma ?

C. A. M. : Oui, après Cannes, il y a eu plein de belles choses, des festivals, des prix. Le film a été choisi par l'Académie portugaise du cinéma pour représenter le Portugal aux Oscars. J'ai deux identités et avec cette nomination aux Oscars, je peux me considérer aujourd'hui comme une réalisatrice portugaise reconnue. C'est vraiment une fierté, pour mes parents aussi, c'est une revanche sur leur histoire. Ils ont fui le Portugal pendant la dictature et n'y reviennent que l'été pour les vacances ou à certains moments de l'année. Ils sont un peu considérés comme des lâches. Ils ont une certaine culpabilité en eux. Le fait qu'ils prennent la place qu'ils n'ont pas osé prendre, c'est symboliquement très fort. Évidemment que j'ai envie de continuer de faire des films, on n'attend pas des prix et des sélections pour créer, mais ça encourage et je me sens plus entourée.

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