Précurseur d'un cinéma ouvertement gay en Belgique, David Lambert signe ici une comédie réjouissante qui met en scène un couple d'homosexuels vieillissant qui se dégrade. Le film est interprété avec maestria par un Olivier Gourmet en ours désabusé, et par l'acteur anglais Dave Johns, toujours juste et sensible.
David Lambert, réalisateur des Tortues
Cinergie : Les Tortues est votre nouveau long-métrage qui sort en mai en Belgique. Vous travaillez beaucoup la question du désir homosexuel dans vos films et il s'agit toujours d'un désir hors norme, dans la marge. Ici, vous faites une représentation d'un couple d’hommes plutôt âgés. Comment avez-vous pensé à travailler ce désir-là, à cet âge-là ?
David Lambert : L'idée est venue simplement du fait que les couples âgés étaient très peu représentés au cinéma et je me suis dit que c'était une génération de gays qui avait enfin le pouvoir d'être un vieux couple, la légalité d'être un vieux couple et c'est parti de cette réflexion-là. Comme les gays ont acquis le droit de se marier, ils ont aussi acquis le droit de divorcer. Et le droit d'être un vieux couple avec les mêmes problèmes que les couples hétérosexuels peuvent avoir. C'est observer un couple d'hommes de plus de 60 ans avec un moment charnière pour l'un des personnages qui est le passage à la retraite. Le personnage de Henri interprété par Olivier Gourmet, ancien flic, se retrouve à la retraite et du coup, il ne sort plus de chez lui et évidemment le personnage de Tom joué par Dave Johns ne sait plus quoi faire de cet homme alors qu'il pensait faire mille choses amoureuses et en fait le couple part en vrille.
C. : De fait, il y a un déséquilibre entre l'un qui a travaillé toute sa vie et l'autre qui a tout sacrifié, du moins sa vie professionnelle, pour vivre cette histoire d'amour. Et lorsqu'Henri part à la retraite, ce déséquilibre devient plus flagrant et est cause de tensions.
D. L. : Oui, c'est un couple qui est complémentaire, ça veut dire que ce sont deux êtres qui se sont mis ensemble parce qu'à un moment donné, ils se sont bien entendus et ont trouvé un équilibre de vie et les grosses failles apparaissent au moment de la retraite alors qu'elles étaient relativement masquées pendant 35 années de leur vie. C'est une vraie crise de couple. Quant on a des existences longues et un peu compliquées et qu'on a envie de durer ensemble, je pense qu'on passe par des crises et c'est un couple qui passe par une crise et qui redéfinit les paramètres de leur relation comme je pense que tout couple qui tient sur des décennies. On redéfinit ce que l'on est par rapport à l'autre, qui on est individuellement, qui on est dans le couple. Et donc toutes ces lignes de faille apparaissent dans le film pour se colmater, ou pas.
C. : Il y a un rapport sinon de domination, du moins une relation inégale, entre cet homme qui a tout lâché et cet homme qui a réussi, qui a un métier, ce qui nous définit socialement et finalement, il perd ce qui le définissait.
D. L. : Oui le couple s'est constitué sur quelqu'un de sédentaire qui avait un boulot fixe avec ce qu'on appelle un vrai salaire et puis le personnage de Dave qui est beaucoup plus nomade, plus sauvage. C'est un personnage d'expat qui a quitté son pays par amour pour s'enraciner à Bruxelles, dans le quartier des Marolles, place du Jeu de Balles. Évidemment c'est un sacrifice de sa part, mais le personnage de Henri, lui, sacrifie sa langue, car la langue à l'intérieur du couple est l'Anglais. Donc il s'agit de l'analyse de tous ces compromis, de tous ces sacrifices, de tous ces efforts, à l'épreuve de la continuité du couple ou pas.
C. : Une question importante est celle du métier de Henri. Pourquoi l'avoir choisi policier alors qu'on sait que les rapports entre le métier de policier et l'homosexualité sont difficiles ? Pourquoi dans votre film ce métier paraît presque anodin ?
D. L. : Pourquoi un policier ? Pour moi c'était une façon de rendre cela très normal et qu'à l'intérieur d'un espace-temps qui est celui de 2023-2024, cela ne pose aucun problème. Par contre de manière historique, ce que je trouvais intéressant pour le parcours du personnage, c'est que dans les années 80, au moment où il rencontre son amoureux, à l'époque, lui-même « chassait du pédé ». Faisant partie de la police, il avait comme instructions d'arrêter les homosexuels dans les bars et dans les parcs. Et 35 ans après, au moment où il prend sa retraite, c'est tout le contraire; il va recevoir des plaintes pour homophobie. Et ce parcours à 180°, je l'ai trouvé complètement saisissant. Alors il n'est pas tout à fait exploité ni explicité à l'intérieur du film, mais en termes de caractérisation de personnage, je trouve que cela racontait bien les années et les décennies qui passent. Car c'est aussi un film sur le temps qui passe.
C. : Vous pensez vraiment qu'aujourd'hui les rapports entre homosexualité et institution policière sont normalisés ?
D. L. : Je ne pense pas que cela soit normalisé, mais je connais pas mal de flics qui sont gay et cela ne semble pas affecter leur vie privée et leur vie professionnelle.
C. : Ils le sont ouvertement au sein de leur brigade ?
D. L. : oui
C. : C'est une question intéressante, car les homosexuel-le-s ont lutté contre les policiers, ils se sont fait tabasser. Il y a eu en Belgique un changement politique et sociétal très fort – le mariage gay, l'adoption, les lois anti-discriminations, etc. Comme vous dites, il y a eu un retournement de situation, mais malgré tout, il y a encore des agressions homophobes et le film met cela aussi en perspective.
D. L. : Oui cela est mis en perspective, mais ce n'est pas parce que je campe un personnage de flic explicitement gay qui ne semble pas subir d'homophobie que c'est comme cela que ça se passe. C'est un vrai choix de cinéaste. C'est la même chose que dans mon deuxième film Je suis à toi où je campe un boulanger homosexuel dans un village et les gens me disaient « Enfin, il n'a pas de problème ? Personne n'a de problème avec cette question ? » Et je répondais non, à l'intérieur du film, il n'y a pas de problème et c'est un choix pour le coup. Et ici c'est un choix d'avoir écrit ce flic-là.
C. : Le film est aussi une vraie comédie. Comment l'avez-vous construite? La comédie c'est du rythme, il faut une certaine efficacité. Comment crée-t-on cela à l'écriture ?
D. L.: La comédie se construit naturellement autour des personnages. J'ai toujours voulu faire une comédie de remariage, c'est un peu de l'ordre de la comédie romantique. Je pensais beaucoup aux films avec Katherine Hepburn et Spencer Tracy. J'avais ces films en tête où un couple doit passer par une tentative de divorce pour se retrouver ou pas, de se remarier ou pas. Après comment on écrit une comédie! De fait il faut que ça fuse. Dave Johns, au-delà du rôle qu'il interprète dans I Daniel Blake de Ken Loach, a une énorme expérience de scène et de stand-up. Quant à Olivier (Gourmet), un de mes défis était de lui proposer une vraie comédie, en tous cas des vraies scènes comiques et lui proposer un contre-emploi par rapport aux rôles qu'on a l'habitude de lui offrir, souvent très sérieux ou graves. Et moi j'ai toujours perçu chez Olivier un vrai talent comique.
C. : C'est vrai qu'Olivier Gourmet peut quasiment tout jouer. Comme vous dites, il a souvent des rôles de gravité et son corps même a quelque chose de lourd, d'impressionnant et ici son corps est toujours imposant, mais il se met vraiment à nu, littéralement parfois. Comment l'avez-vous mis en scène ?
D. L. : Comme je le fais avec tous les acteurs, on a beaucoup parlé avant. On s'est retrouvé Olivier et moi sur le fait qu'on vient tous les deux des Ardennes belges et que nous avons ce côté « ours » et cette pudeur. C'est à partir de ce point-là que le personnage s'est construit et que les risques ont été pris sur les scènes et que le travail a été fait. C'est aussi un travail de couple, avec Dave Johns, ce sont deux corps qui s'opposent, qui s'attirent et se rejettent et ces sont des langages corporels très spécifiques pour l'un et pour l'autre. Et la connexion entre les deux comédiens s'est tout de suite faite naturellement.
C. : Pour terminer quels sont vos deux films queer qui vous ont marqué et influencé ?
D. L. : Le film principal est sans doute My Own Private Idaho de Gus Van Sant où l'on retrouve des éléments de Shakespeare avec River Phoenix qui fait des crises de narcolepsies et vit une histoire d'amour terrible avec Keanu Reeves. Ce film a été un vrai choc et a vraiment influencé mon cinéma. Le deuxième film est Blue de Derek Jarman qui fait exister tellement de personnages. Ce qui est l'autre base de mon cinéma, essayer de faire parler des morts. Et c'est le film le plus vertigineux sur la question.