Karina Beumer, artiste multidisciplinaire néerlandaise, est coutumière de gestes artistiques où entrent en jeu le rapport à l’autre et l’interactivité. Dans De Originele Karina Beumer, elle s’engage dans un éclatement par l’absurde de sa propre identité. Karina Breumer publie une offre d’emploi dont le travail consiste à prendre sa place au quotidien. Elle reçoit alors plus de soixante présentations vidéo de postulantes et postulants. Non contente de choisir un ou une candidat ou candidate, elle désigne une multitude de Karina Beumer pour endosser son existence. Le film, entre fiction et documentaire, retrace cette formidable aventure dans un récit surréaliste débordant d’idées.
De Originele Karina Beumer de Karina Beumer

Pour bien comprendre les intentions derrière De Originele Karina Beumer, il faut revenir quelques années en arrière. Karina Beumer cherche depuis quelques années à se remplacer. En 2020, l’artiste néerlandaise diffuse une offre d’emploi où elle cède ses activités d’artiste contre rémunération. Annelein Pompe (réalisatrice du chaudement recommandable De Schaduwwerkers) postule, rédige une lettre de motivation et la convainc de l’embaucher. Comme prévu par le contrat, elle endosse alors toute sa vie artistique à temps partiel pendant cinq semaines. Le livre Dagboek van een vervanger, officiellement « écrit par Annelein Pompe à la place de Karina Beurner » (sic), sort en 2022 pour raconter en détail cette aventure. Entretemps, Karina Beumer continue à en explorer les ramifications esthétiques. Dans cette même veine, elle publie ainsi en 2021 une histoire interactive écrite en collaboration avec de nombreux autrices et auteurs (dont, une fois encore, Annelein Pompe), Terms of condition, qui suit une personne freelance qui décide de se virer et de se démissionner.
Cependant, c’est bien avec De Originele Karina Beumer que le concept est poussé dans ses derniers retranchements. Alors que l’expérience de 2020 avait pour conséquence de libérer Beumer de son métier d’artiste, cette fois le but est au contraire d’augmenter sa productivité pour répondre aux demandes du marché. Son premier court-métrage, nommé (…), a, selon son témoignage, attiré l’attention sur ses créations et l’offre doit suivre une demande croissante. Il lui faut, par conséquent, faire mieux que le mieux qu’elle peut donner. Dans un geste surréaliste plein de dérision à l’égard des lois qui régissent nos économies, elle diffuse alors une offre d’emploi, non pas pour embaucher une personne pour la remplacer, mais une multitude de personnes qui devront pleinement l’incarner au quotidien et non plus uniquement reprendre son activité artistique. Autrement dit, Karina Beumer démissionne d’elle-même et délègue son existence en vue d’une plus grande efficacité. Ses différentes incarnations auront alors pour tâche de mettre en œuvre une exposition sur l’artiste et donc eux-mêmes.
Forte de sa première expérience de réalisatrice, ce n’est donc plus par un livre qu’elle narre cette aventure, mais par un film où elle bénéficie de la complicité de sa mère ( déjà présente dans (…) ), qui devient celle de toutes les Karina Beumer. Il s’appuie d’abord sur le foisonnement de vidéos envoyés par les postulantes et postulants, mais très vite se détache de cet aspect compte-rendu pour naviguer en des eaux brumeuses où fiction et réalité se mêlent étroitement, où espaces strictement documentaires et espaces imaginaires se chevauchent allègrement, tandis qu’il descend profondément dans les paradoxes abyssaux de l’identité de Karina pour les porter à leur plus grande intensité. Karina Beumer peut-elle être encore elle-même quand son identité est diffractée à travers le prisme de tant d’autres ? Peut-elle encore avoir une emprise sur son propre destin ? Voire son propre film ?
De Originele Karina Beumer ne cesse de jouer, tel un balancier en constante tension, entre le besoin de l’artiste à se surpasser, à travers une maîtrise implacable exercée sur ses différentes déclinaisons, et le risque, dans ce surpassement, de tout simplement disparaître faute de limites pour tracer les contours de son identité. Cette ambivalence est très bien concrétisée dans l’esthétique même du film. Karina Beumer est absente physiquement à l’image en son être propre, en son ipséité si l’on veut être plus philosophique, mais son esthétique, elle, demeure omniprésente, contaminant la réalité pour la transfigurer par ses rêveries gondryiennes en papier mâché. Elle est la marionnettiste qui tire toutes les ficelles, comme c’est très bien imagé dans la représentation de l’intérieur de sa tête (inspirée de Inside Out des studios Pixar) qui revient régulièrement durant le film tel un leitmotiv. Cela reste un film de Karina Beumer en tant que Karina Beumer. Ses œuvres, ses dessins, ses peintures sont partout, jusque dans la réalisation où elle reste la tête pensante. Cependant, c’est une présence fragile, évanescente, exprimée à partir de la présence muette de ses créations et prompte à dériver au fur et à mesure que les individualités prennent le dessus. Dans le générique, elle est réalisatrice en chef, certes, mais avec toute une flopée d'alter ego en embuscade à la co-réalisation. Film de démiurge tout puissant ? Pas vraiment, puisqu’il y a un sens certain de l’ironie, de l’absurde et de la dérision et que Karina Beumer est une source d’interprétation pour ses remplaçant-e-s et non de réplication. Film radical clamant la mort de l’artiste ? Non plus, car, comme on peut aisément s’en rendre compte, elle conserve la main sur son projet. Elle n’est pas ici, comme en 2020, pour jouir d’une tranquillité nouvelle, mais bien pour agir en capitaine d’industrie optimisant son rendement jusqu’à l’absurde. La place de Beumer est par conséquent délicate, située dans un curieux entre-deux dans lequel elle navigue pourtant avec une surprenante agilité.
De Originele Karina Beumer peut donc effrayer par ses multiples couches narratives qui s’y croisent, faisant craindre une trop grande complexité, mais c’est en vérité un havre de fraîcheur dans lequel il est agréable de se baigner, même plusieurs fois. Les différentes personnes qui y ont participé touchent par leurs motivations, leurs réactions, leur implication dans cet étrange jeu d’un rôle. La progression de ce « pseudocumentaire » agrippe rapidement l’attention et tient en haleine par son côté jusqu’au-boutiste. L’excellente bande originale de Igor Kłaczyński, toute légèreté et fantaisie, accompagne superbement bien l’image jusqu’à atteindre des sommets dans une séquence animée à couper le souffle. Autrement dit, si le point de départ du film est vertigineux, tout est fait pour rendre la vision plus digeste, plus légère, tel un bonbon acidulé qui fond lentement en bouche en stimulant les papilles de son piquant tout en adoucissant par son sucré.