Cinergie.be

Dernier Plan de Benoît Peeters

Publié le 01/02/2000 par Jean-Michel Vlaeminckx / Catégorie: Critique

L'Amnésique

Benoît Peeters, écrivain, scénariste de bande dessinée, cinéaste, aime le jeu (Nabokov), les labyrinthes (Borges) et les parodies (Omnibus, son premier roman, était un pastiche de Claude Simon). Il n'est donc pas surprenant que Le dernier plan, son premier long métrage, s'emboîte comme une série de poupées russes et traite de la mémoire et de l'amnésie. La structure éclatée du film fait alterner les plans chahutés pris caméra à l'épaule par Virgil Lancu, un jeune réalisateur roumain, et des plans fixes qui forment le contrepoint narratif d'un récit mené comme une enquête.

Dernier Plan de Benoît Peeters

Qui est Constantin Dolinescu, écrivain dissident roumain, auteur de nombreux livres traduits en français et dont Erik Orsenna, lors d'un Apostrophes de Bernard Pivot prétend que Jorge Luis Borges le lui a fait découvrir en lui faisant lire l'Invention Crusoé ? Dolinescu a tourné Le négatif un film inachevé dont Virgil, notre héros, cherche la pellicule et celui qui l'a impressionnée. De leurre en leurre, Virgil poursuit sa quête donquichottesque, pardon, dolinescuesque, Pierre Arditi nous explique que le film était l'histoire d'une manipulation : "L'atmosphère du tournage était un cauchemar, les rapports entre le producteur et Dolinescu étaient tendus". Jean-Michel Jarre garde le souvenir de quelqu'un de très relié au passé qui " marmonnait dans sa tête des choses que je n'arrivais pas à saisir...Une ritournelle un peu abstraite". François Shuiten montre le story-board du film :"Le thème du film était kafkaïen...Tout ce qui touche à ce film se désagrège!..Le climat du tournage était apocalyptique!" Pierre Drouot, qui voulait reprendre la production du film deux ans après son interruption, dresse ce portrait du dissident roumain: Constantin était quelqu'un de fragile. Sonia et Arditi étaient livrés à eux-mêmes. Lui, les regardait, comme quelqu'un regarde un film". Virgil découvre Sonia qui l'emmène à la clinique de Valmont, un château qui ressemble à celui de Moulinsart, dans laquelle Constantin Dolinescu, vit retiré du monde avec d'autres pensionnaires amnésiques. Dolinescu lui dit : " Vous voulez faire un film sur moi ? Tout est dans les livres que j'ai écris, le reste n'a aucun intérêt ! " Virgil insiste. " Le film ? vous savez, quand les écrivains se tournent vers le cinéma... Quand on se répète, on est mort ! ". Puis, méditatif : " C'est bizarre, moi, je ne me souviens de rien ...D'ailleurs j'ai écrit cela autrefois, l'histoire d'un homme qui oublie sa vie et auquel un autre vient la raconter. "

 

Enquête sur le père symbolique, sur le père-sévère que mène Virgil de manière obsessionnelle (en ignorant les noms du père, les non-dupes errent). La belle Sonia confie à Virgil à propos de sa relation avec Dolinescu : " Sa relation avec les femmes était compliquée, il était amoureux de leur image davantage que d'elle-mêmes. II faisait tout pour les rendre inaccessibles, intouchables. " Cette relation iconique, d'image pieuse nous envoie un fantôme supplémentaire qui se pointe à l'horizon, celui de la vierge Marie, l'intouchable, par excellence ! (les cinéphiles y ajouteront Vertigo, le chef-d'oeuvre d'Hitchcock qui sert de palimpseste à la seconde partie du film).

 

OEdipe oblige, Virgil tombe amoureux de Sonia. La valorisation de Sonia par le regard de Constantin (l'observant mutique derrière la caméra), celui de Pierre Arditi (la séquence où il s'empare d'un Leica M3 et s'écrie : " J'ai l'impression de ne connaître quelqu'un que lorsque je l'ai photographié ") influe sur le désir de Virgil. Le film chavire. Une brève histoire d'amour s'engage lorsque l'incarnation de Sonia brise la statue que les hommes lui dressent et que Virgil découvre un corps derrière une image (resplendissante et sensuelle Manuela Servais). La chair triomphe de sa représentation. La mort de la vie. Un bref moment. Le temps que la compulsion iconique de Virgil prenne le relais. Armé de sa DV-cam, il sature la réalité de représentations de Sonia et de lui-même (Virgil n'arrête pas de s'adresser au spectateur face caméra). On n'échappe pas à la filiation.

 

Film nabokovien parce que, comme l'auteur de La Défense Loujine, Benoît Peeters construit et joue avec plusieurs couches de signification, la plus lisible étant un fil rouge romanesque un peu bédé avec les clins d'oeil qui l'accompagnent (la présence de François Schuiten, Judith Marchal, une actrice hystérique, prétendant que Dolinescu l'obligeait à passer d'une marque jaune à une marque bleue). Dernier plan est moins un film qui réfléchit et nous fait réfléchir sur le cinéma que sur la création et ses sortilèges, la fracture qu'elle provoque et surtout le manque dont elle résulte (la culture étant quant à elle affaire de continuité plutôt que de rupture). Film plus proche de Ruiz (dont Peeters adopte l'humour et l'humeur) que de Welles (la structure de Citizen Kane est un leurre plutôt qu'une référence), Dernier Plan est un film dont le jeu des significations est riche et provoque l'imagination. C'est aussi un film qui fait appel davantage à l'intelligence du spectateur qu'à ses émotions - encore que lorsque Sonia - la rayonnante Manuela Servais (on ne le répétera jamais assez) - intervient, le film semble basculer.


Adolfo Bioy Casarès a écrit L'Invention de Morel, dont Alain Robbe-Grillet a reconnu s'être inspiré pour le scénario de l'Année dernière à Marienbad, et a également collaboré avec Borges aux Chroniques de Bustos Domecq.

Tout à propos de: