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Dernier Plan

Publié le 01/01/1999 par Jean-Michel Vlaeminckx / Catégorie: Tournage

Je débarque à Paris, gare du Nord, en provenance de Bruxelles. Une vague de brouillard obscurcit l'horizon. Je m'enfonce dans des brumes de rêve. Le plan de la ville-lumière en main, je me dirige vers la rue Saint-Quentin, à deux pas.
L'hôtel des Belges est au numéro 35bis. J'entre dans un bâtiment aux murs décrépis, mangés par une espèce de suie, qui me font craindre le pire (lequel n'est jamais sûr contrairement à ce que certains laissent croire) et me dirige vers le bureau de la réception en m'attendant à tomber sur un vieux plouc à la démarche lourde, aux cheveux courts, aux ongles ras, découvrant des dents jaunies lorsqu'il grimace... ou sur une vieille dame aux cheveux ornés de bigoudis roses, d'une robe à fleurs, genre sac à patate...

Dernier Plan

Pas du tout : la réceptionniste est une adolescente d'un mètre quarante-huit plutôt sexy. Elle a de longs cheveux blonds, une bouche bien dessinée et les yeux dorés comme les chats roux ou la Paquita de La Fille aux yeux d'or.
Accoudée confortablement au bureau, elle porte un top dont les boutons du haut sont défaits. Surpris, je soupire : "Humpf, humpf" (j'aime les onomatopées, ayant beaucoup lu de bandes dessinées). 

Elle rougit et glousse : "C'est pour Dernier Plan ? Quatrième étage !" et se détourne, les yeux rêveurs. Je monte les escaliers. Une odeur de vieux tapis me monte aux narines et, pratiquement sous les combles, dans un couloir aux murs qui furent blancs il y a longtemps, éclairés par une minuterie vacillante, me parvient un vacarme de voix discutant dans une langue latine qui m'est inconnue.

Une lumière filtre par la porte entrouverte, la clarté d'une mandarine voilée avec du calque m'éblouit tout en me laissant percevoir une scène surréaliste. Un mec en train de se raser parle, d'une voix de baryton enrhumé, à son cameraman en le regardant à travers le miroir. Un plan d'enfer. L'autre qui le filme avec une Béta numérique sur l'épaule, l'oeil scotché à l'oeilleton lui répond en roumain. "Cut", crie l'homme au rasoir, et il se tourne vers moi souriant, et en me disant en français : "Vous êtes le journaliste belge, je présume ?"

Virgil

A ce moment, je me réveille dans la peau d'un reporter, mais le rêve continue. "J'essaie de faire un film, me dit Virgil tout en versant une canette de bière dans un verre à moutarde Amora qui sert à ranger les brosses à dents. (Je distingue, tandis que mon interlocuteur s'explique, Spirou et comte de Champignac auquel une souris fait de l'oeil. Cela doit être récent car c'est signé Tome & Janry). "C'est un film réalisé avec l'aide de mes associés de Piérides Productions qui me sont d'un très grand secours parce que je n'avais plus d'argent pour continuer mes recherches sur Dolinescu. Il faut dire que celui-ci était non seulement un grand écrivain et un cinéaste de talent mais aussi un très grand dissident, un peu le symbole de la lutte contre Ceaucescu."
Virgil s'amuse à souffler la mousse de sa bière. Ça lui fait une moustache provisoire. "Quand il s'est exilé en 1987, il sortait de plusieurs années de prison, et c'était évidemment très douloureux de devoir quitter la Roumanie, un pays qui était sa raison d'être. Je crois que c'est quelqu'un qui a finalement très mal vécu le choc de l'exil et la chute de Ceaucescu. Il n'a plus su exactement où il était et cela, lié aux difficultés du film qu'il était en train de tourner, l'a déstabilisé. On sait très bien que pour un écrivain qui est lié à son pays - pensez à des romanciers comme Kadaré ou Kundera -, l'exil est une expérience très douloureuse, parce que c'est aussi un peu l'âme même de leur travail qu'il peuvent perdre en le quittant."

Benoît

La figure de Virgil s'estompe et la porte s'ouvre sur un Benoît Peeters souriant, suivi comme son ombre par Dolorès, la réceptionniste qui s'assied sur le lit en face de moi et dont le corsage entrebâillé me laisserait apercevoir ses seins si elle se penchait en avant. Au lieu de quoi je devine un wonderbra noir que je peux imaginer en dentelles et - "Humpf, humpf !" (pardi ! ma fichue manie des onomatopées émotives) "Pardon ?", me demande Benoît Peeters, l'oeil pétillant de malice. "Rien, je rêvais". "Bon enchaînement", poursuit-il, vif et impitoyable.

 


"J'ai été témoin d'une aventure tout à fait particulière puisque Virgil Burca qui vient à peine de sortir de l'école du cinéma de Bucarest a entrepris une recherche sur un cinéaste, écrivain surtout, un peu trop oublié aujourd'hui : Constantin Dolinescu. Certains se souviennent sûrement de ce film qu'il a tourné en partie en Belgique il y a plusieurs années, qui s'appelait Le négatif - il y a eu deux tournages - et qui s'est appelé La ride ensuite. Pierre Drouot était le producteur, François Schuiten avait fait un storyboard pour ce film qui ne s'est jamais terminé. Ensuite j'ai rencontré ce jeune homme, très sympathique, très enthousiaste, qui s'est mis en tête de reconstituer toute l'aventure du film. Il est venu avec un cameraman et très peu de moyens (il bénéficie de l'aide de la télévision de Bucarest qui leur a prêté une caméra et qui est un peu l'équivalent de notre Télé-Bruxelles). A travers les Piérides, notre petite société de production, nous avons décidé de soutenir le projet d'autant que nous connaissons plusieurs des intervenants du film de Dolinescu et que le projet a quelque chose de très chaleureux et de très fort."
Le sol de la chambre est jonché de livres et de documents qui s'entassent pêle-mêle au milieu de canettes de bières vides, d'un pot de Nescafé et de cendriers débordants de mégots. Au mur une peinture de femme blonde au corsage ouvert, les yeux dorés, le regard provocant (un faux espagnol par un vrai flamand). En dessous, Toma, le cameraman tire sur sa Malboro et se met à tousser. Vautré sur le lit défait, Virgil réfléchit en regardant dans le vide. Devant ses yeux défilent les images d'un livre de Dolinescu ou de Dolorès nue.

Bernard

"Ils ont réussi à retrouver tout le monde", poursuit Benoît. "Ils ont été voir Jean-Michel Jarre, Pierre Arditi qui tenait le rôle principal à l'époque dans le film de Dolinescu. Ils ont retrouvé des documents assez étonnants comme un journal télévisé de l'époque de la chute de Ceaucescu, un extrait d'Apostrophes, l'émission de Bernard Pivot, où l'on voit Dolinescu un peu intimidé mais où Erik Orsenna parle très brillamment, très joliment de son livre et on a même retrouvé un document de 1989 - au moment même de la chute de Ceausescu - où Dolinescu a des mots assez durs, lors de sa rencontre avec Paul Germain au JT de la RTBF, sur le nouveau régime. Il disait qu'il n'y avait pas de véritable révolution roumaine, que le régime n'avait pas vraiment changé, ce que l'on a pu vérifier par la suite. Donc, maintenant, on les aide à finir ce film. J'espère que ce sera un beau documentaire, subjectif, certes, mais qui sera avant tout l'occasion de rendre hommage à un très grand écrivain oublié depuis quelques années et dont je ne sais moi-même où il est pour l'instant. Virgil est en train de chercher."

Fascinée, Dolorès buvait ses paroles tandis que son pied se rapprochait du mien. Je perçevais dans mon coeur le flux et le reflux de mon sang irisé. J'aurais dû me méfier : dans le T.G.V., le type en face de moi lisait Omnibus, un pastiche de Nabokov par Claude Simon ("Rien ne console d'avoir perdu ce qui nous a paru être l'infini, lumière de ma vie, feu de mes reins, route des flancs, des Flandres" etc.). Je ne savais pas encore que l'hôtel des Belges allait devenir aussi célèbre que l'Hôtel du Nord ! Atmosphère, atmosphère !

Un fin brouillard dentelé m'enveloppe et m'absorbe. Je comprends soudain que je suis moi-même une figure imaginée par Schuiten et révée par Benoît Peeters. Humpf, humpf !

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