Éléonore Saintagnan, réalisatrice de Camping du Lac

Cineuropa : C’est fabuleux de voir des histoires sur des lieux où tout semble normal, mais qui ont quand même quelque chose de bizarre. Quelque chose de magique même, quand on y pense.
Éléonore Saintagnan : Dans mon travail, il se passe toujours quelque chose d’étrange. J’aime utiliser des lieux réels et des acteurs non professionnels, mais je les mets en marge de la réalité. Je m’en éloigne un peu. La première fois que je suis allée dans ce camping, je l’ai trouvé étrange. Il y a avait un bison immobile, entouré de moutons et d’une statue de chef indien. Je viens du cinéma documentaire, mais c’est exactement le genre de cinéma que je veux faire. Un cinéma qui vous fait dire : "Il y a quelque chose de bizarre, mais quoi ?"

C. : Vous interprétez le rôle principal, mais vous prêtez beaucoup d’attention à chaque personnage, aussi excentrique soit-il. Chacun a sa propre histoire. Leur point commun est d’être un jour venu près de ce lac et de ne jamais avoir pu le quitter.
E. S. : Je voulais qu’on ait l’impression d’être dans un film de science-fiction, c’est-à-dire vous allez là-bas et… vous ne pouvez plus en partir. D’une manière ou d’une autre, le lieu vous attire. Le film de Luis Buñuel (L’Ange exterminateur) m’a beaucoup influencé. Dans ce film, les gens n’arrivent pas à partir d’une soirée sans savoir pourquoi. C’est plus ou moins ce qui arrive à ceux qui vivent ici. Ils viennent là en vacances, achète une caravane, et certains d’entre eux ne retournent jamais chez eux. Ils apprécient cette nouvelle vie en pleine nature. J’ai commencé à aller là-bas pendant la pandémie. En Bretagne, j’ai rencontré un grand nombre de gens qui fuyaient les villes pour revenir sur leurs lieux de vacances. Ce camping abrite principalement des personnes âgées, mais on y rencontre aussi ce jeune homme qui a hérité de la caravane de ses parents et l’a transformée. Dans le film, on le voit tatouer une femme. La scène est réelle, mais il ne souhaitait pas apparaître dans le film. Donc, par respect pour son intimité, on ne voit pas son visage, il est doublé par un acteur.

C. : En dépit de toutes leurs excentricités, on a le sentiment que vous ne vous moquez pas d’eux. Était-ce quelque chose d’important pour vous ?
E. S. : J’ai vécu avec eux pendant près d’un an. Mon fils aussi est dans le film. Ils sont devenus une nouvelle famille. Chaque fois que je fais un film, je reste longtemps sur place pour connaître les gens. Je reviens plus tard avec une caméra et mon équipe. Je voulais m’inspirer des personnes qu’ils sont. Parfois, les scènes du film les plus absurdes les faisaient rire, ils prétendaient qu’ils ne feraient jamais ça dans la vraie vie. Mais il s’agit ici de fiction. Je leur ai, par exemple, demandé s’ils souhaitaient que les personnages portent leur nom. Le véritable nom de Louise est en fait Anna, mais elle voulait être quelqu’un d’autre. En réalité, c’est une chanteuse de cabaret trans doublée d’une agricultrice, et son Mobil-home a été baptisé "Louisiana". Elle est aujourd’hui un personnage cisgenre, bien plus discret que le personnage extravagant qu’elle incarne sur scène. Le film est en fait un mélange de choses qui existent vraiment, mais qui sont légèrement déplacées.

C. : Pourquoi avoir voulu intégrer le mythe d’un monstre mystérieux ?
E. S. : Le poisson est le personnage principal du film, pas moi. Il obsède tout le monde. Le roman de Russell Banks intitulé The Fish, dont l’histoire se déroule au Vietnam, a été ma principale source d’inspiration. J’ai ensuite demandé aux Bretons s’ils avaient d’autres histoires de ce genre, puis j’ai entendu parler de leur saint, Corentin de Quimper, et du poisson "miraculeux". Il n’y a évidemment aucun lien entre Russel Banks et Corentin de Quimper. Je l’ai donc créé moi-même (rires). C’est très simple, dans les deux histoires il est question de poisson, un petit dans l’une et un gros dans l’autre.

C. : Les deux évoquent la manière dont les gens détruisent tout. Cela permet de nous identifier aux personnages et au film.
E. S. : Lors de ma rencontre avec un prêtre dans le diocèse de Quimper, il m’a dit que c’était l’histoire la plus écologique de notre tradition chrétienne. On nous demande de faire attention, de ne pas trop en faire. C’est fou de voir que même en sachant que nous devons faire attention, nous en prenons toujours trop. C’est absurde. Le réchauffement climatique n’est pas une fable, et je suis extrêmement inquiète de voir l’héritage que nous allons laisser à nos enfants. Je voulais faire un film drôle, mais un film qui montre cela aussi.

Marta Bałaga