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Eliane Umuhire pour la sortie de Augure de Baloji

Publié le 06/11/2023 par Dimitra Bouras et Antoine Phillipart / Catégorie: Entrevue

Présenté au festival Cinémondes à Berck-sur-mer en octobre dernier, Augure est le premier long métrage du rappeur, poète, styliste et réalisateur Baloji. Dans ce film, récemment primé au dernier festival de Cannes dans la catégorie Un certain regard, prix de la nouvelle voix, Baloji raconte l’histoire de Koffi, un Congolais qui revient dans son pays natal après 15 ans d’absence pour présenter sa femme enceinte à sa famille. Considéré comme un « zabolo », un sorcier maléfique, et renié pendant sa jeunesse par sa mère, il veut s’affranchir du poids des croyances qui pèse sur lui depuis toujours. À ses côtés, trois autres personnages sont victimes des mêmes persécutions comme Tshala, incarnée par l’actrice et comédienne rwandaise Eliane Umuhire.

Cinergie : Qu’est-ce qui vous a amenée à faire du théâtre et du cinéma?

Eliane Umuhire: Je fais partie d’une famille d’artistes, mais seul mon oncle gagnait sa vie en tant que sculpteur. Les autres faisaient de l’art pour le plaisir, du chant, de la poésie pour ma mère et de la poésie pastorale pour mon grand-père paternel. J’ai donc grandi entourée de différentes formes artistiques, mais c’est surtout la lecture qui m’a amenée à faire du théâtre et du cinéma. Quand je lisais, j’étais plongée dans un monde imaginaire qui me faisait voyager, sortir de mon petit pays enclavé, le Rwanda.

Ensuite, à l’école secondaire, j’ai eu l’occasion de jouer en classe le rôle d’un commissaire de police, un personnage très différent de moi, et cette expérience m’a permis de découvrir un nouvel endroit inconnu: la scène. J’ai pris conscience des possibilités qu’offrait le jeu, du rapport avec un public. C’est là que j’ai compris que c’était possible de jouer même s’il n’y avait pas de troupe de théâtre ni de scène.

Un jour, j’ai vu ma première pièce de théâtre au centre culturel franco-rwandais. Il s’agissait d’un homme qui avait quitté le Rwanda pour le Burundi pendant le génocide. Il avait mis en scène une pièce qui retraçait l’histoire du Rwanda à l’époque de la royauté. Il utilisait un kinyarwanda très complexe, très littéraire que je ne connaissais pas. Quand j’ai vu que ma langue pouvait être si complexe, quand j’ai vu des gens qui me ressemblaient sur scène avec une beauté, une force, une esthétique que je n’avais jamais vues, je les ai considérés comme des Dieux. Après la pièce, je n’ai d’ailleurs pas osé rencontrer le metteur en scène, je me sentais toute petite.

Petit à petit, j’ai eu d’autres rendez-vous avec l’art qui me permettaient de me projeter, mais pas totalement. On était dans un contexte post génocide et la culture n’était pas la priorité, car il fallait reconstruire l’humain d’abord. Il fallait choisir des métiers rentables, donc j’ai étudié la comptabilité. Pendant mes études, j’ai rejoint la troupe de théâtre de l’université et nous répétions dans un centre d’art lié à l’université où on pouvait faire du théâtre, de la musique, de la danse. Le premier dimanche, on m’avait dit que je ne pouvais pas monter avec mes chaussures sur scène, car c’était un endroit sacré. Il y avait cette révérence qui revenait encore une fois vers ce lieu. Je suis montée sur scène avec une petite voix peureuse, mais je me sentais vivante. C’était lancé. C’étaient les anciens qui venaient pour nous former et lors du festival, des troupes venues de l’étranger nous donnaient des formations avant de rentrer chez elles. On répétait entre nous les exercices réalisés pendant ces ateliers. On cherchait des pièces étrangères ou on écrivait nos histoires. On faisait plutôt du théâtre francophone, mais le Rwanda venait de devenir anglophone. Quand j’ai terminé mes études de comptabilité, je savais que je n’allais pas travailler dans ce domaine. Donc, j’ai cherché des troupes à Kigali.

Le théâtre au Rwanda est bâti par des enfants Tutsis nés en exil parce que leur famille a été persécutée. Après le génocide, ils sont rentrés et ont créé ce théâtre. Parmi ces enfants, il y avait Hope Azeda, une metteuse en scène qui avait grandi en Ouganda et faisait du théâtre anglophone. J’ai intégré la troupe Mashirika Performing Arts et j’ai découvert qu’il y avait deux styles de jeu différents. Cela m’a permis de travailler mon anglais, elle nous offrait de l’espace pour nous exprimer.

J’ai aussi travaillé avec Carole Karemera, une comédienne belgo-rwandaise née en exil en Belgique, qui était venue jouer à l’université quand j’y étais. Elle avait fait un one woman show, mis en scène par Denis Mpunga et elle avait joué 32 personnages sur scène. J’y suis allée deux fois la même journée et j’étais scotchée. Elle est revenue au Rwanda et a créé Ishyo, un centre d’art avec un collectif de femmes. Ce centre organisait des formations, montait des pièces qu'ils jouaient dans des bars, dans un bus pour les écoles.

Pendant mon expérience théâtrale à Kigali, je travaillais en même temps pour une ONG. En 2014, j’ai participé au casting pour la production polonaise Birds are singing in Kigali qui mettait en scène une Polonaise et une Rwandaise. Je ne correspondais pas vraiment au rôle, mais je voulais participer au casting d’un rôle principal d’une production internationale. À l’époque, il y avait toute une production internationale qui venait tourner au Rwanda, mais les Rwandais jouaient des figurants. C’était la première fois qu’on cherchait une Rwandaise pour un rôle principal. Ce projet me semblait incroyable. Il m’a permis de partir en Pologne, d’apprendre le polonais, de vivre une expérience humaine et artistique. Malheureusement, le réalisateur est mort d’un cancer pendant le tournage. C’était un privilège pour moi de travailler avec Krzysztof Krauze qui était engagé pleinement dans ce projet malgré sa maladie. Il m’a beaucoup inspirée et après ce tournage, je me suis demandé si ce n’était pas mieux pour moi de me consacrer entièrement à ma carrière de comédienne. À 47 ans, je ne voulais pas avoir de regrets, donc j’ai commencé à chercher des contacts, à aller là où ça se passe. On a eu la première mondiale de ce film au festival de Karlovy Vary en République tchèque. Quand j’ai reçu mon prix d’interprétation féminine, je ne comprenais pas ce qui se passait. Je sentais que quelque chose d’immense venait de s’ouvrir. Ce prix en a amené d’autres et j’ai vraiment pris conscience de la place des corps noirs dans le 7e art mondial. C’était encore une autre raison pour moi  de faire ce métier. Je suis venue en France par amour et j’ai vraiment découvert la culture de l’intérieur. Je suis arrivée juste avant le confinement et c’était encore plus difficile de me lancer dans le métier à ce moment-là. J’ai eu peur, j’ai eu des doutes quant à ma décision. Mais, j’ai construit mon site, j’ai refait mon CV, j’ai envoyé ma candidature aux Berlinale Talents et j’ai été prise. J’ai alors recommencé à chercher des agents, j’ai appris l’humilité et à repartir de zéro. J’ai rencontré un bon agent, j’ai tourné en France, des projets que j’avais faits aux USA sortaient.

 

C. : Comment choisissez-vous les rôles que vous interprétez ?
E.
U. : On reçoit le scénario et on sent si on est connecté ou pas. J’ai eu de la chance parce que chaque fois que je lisais les scénarios, ils ont fait écho à une partie de moi. Dans Bazigaga de Jo Moys Ingabire (2022), j’interprétais une héroïne rwandaise, première à être reconnue comme héroïne nationale. Elle était guérisseuse professionnelle. Comme on avait peur d’elle, on la faisait passer pour une sorcière et elle a profité de cette situation pour cacher plus de 200 Tutsis pendant le génocide parce que les génocidaires avaient peur d’elle. Quand j’ai vu le casting, je voulais saisir cette opportunité parce que c’était une femme forte qui remettait en question les croyances de la société et qui jouait de ces croyances pour sauver des vies. Pour le personnage de Claudine dans Birds are singing in Kigali, il s’agissait d’un questionnement sur l’exil, sur le retour dans un pays où elle a vécu le massacre de ses parents. Comment retourner sur cette terre et reconstruire quelque chose de nouveau. Chaque fois qu’on me proposait ce type de personnages, je me disais qu’il y avait quelque chose à partager avec le public.

 

C. : Dans Augure, vous incarnez un personnage tout à fait différent.
E.
U. : Dans ce film, j’incarne le rôle d’une femme de 35 ans congolaise et nullipare, qui voit sa sexualité autrement, qui veut s’affranchir du poids du patriarcat dans sa société, qui voit l’Afrique comme un stock de potentiels et de richesses. Elle ne rêve pas de l’eldorado européen et veut rester sur son territoire, elle part donc pour l’Afrique du Sud. Elle fait des allers-retours avec le Congo et ne trahit pas sa culture. C’était différent d’incarner cette jeune qui représente la jeunesse africaine.

 

C. : Est-ce que ce personnage existe ou est-ce une belle invention ?
E.
U. : Dans ce personnage, j’ai retrouvé beaucoup de mes amis qui sont au Rwanda. Pour moi, il n’y a pas de frontières, je peux aller travailler en Pologne, au Brésil. Je crois au potentiel du continent africain. Je vois l’Afrique non comme un continent du futur, mais comme un continent du présent. Cette jeunesse existe, mais on ne la voit pas au cinéma. C’est bien d’amener ce type de personnage dans les imaginaires collectifs du reste du monde. C'est ainsi que l'on peut espérer faire bouger les lignes.

 

C. : Comment s’est passée la rencontre avec Baloji ?
E.
U. : Je l’ai rencontré à Paris pendant le casting. J’ai vu ce grand monsieur avec son grand chapeau qui a une âme généreuse d’enfant. On a parlé du personnage et du fait que le personnage me ressemblait et ressemblait aussi à tellement de femmes qu’on connaissait. On a aussi parlé de nos origines, lui le Congo et moi le Rwanda, deux pays qui ne s’entendent pas. On a parlé de Virginie Despentes, de féminisme, d’écologie. Ce fut une riche rencontre, un casting très intéressant. On m’a rappelée pour une scène à Bruxelles avec Marc Zinga qui joue mon frère et une autre avec Yves-Marina qui devait jouer ma maman. C’était intéressant de me mettre dans la culture congolaise, que j’ai connue quand j’étais petite.

 

C. : Comment s’est passée la préparation du tournage ?
E.
U. : On a eu beaucoup de discussion, de répétitions à Bruxelles et au Congo puisque Baloji nous a emmenés dans son univers de réalisme magique, un univers onirique à la Fellini. C’était un peu complexe. Même en lisant le scénario, j’avais envie de voir vers où on allait. J’avais vu son court métrage Zombies (2019) que j’avais trouvé merveilleux. Il a une liberté de créer sans se mettre de limite. On sent une envie de raconter et de créer des histoires à sa façon en proposant son propre style. On a pris des cours de lingala pour pouvoir jouer dans le film avec les acteurs congolais. On a pu découvrir la belle ville de Kinshasa, une ville de créativité qui mène une bataille contre l’exploitation de ses ressources. C’était incroyable de rencontrer le peuple congolais sur son propre territoire et pouvoir créer avec eux.

 

C. : Quels sont vos projets futurs ? Allez-vous mettre de côté le volet théâtre ?
E.
U. : Surtout pas. Le théâtre me permet d’être avec le public, de travailler assidûment sur le corps. Il me ramène à quelque chose de rempli. Le cinéma va me nourrir autrement. J’ai un projet de seule en scène écrit et mis en scène par une metteuse en scène brésilienne qui vit en France. Cette pièce retrace l’histoire de quatre femmes, une Japonaise, une Tunisienne, une Irakienne et une Roumaine, qui ont décidé de migrer seules en France. Ces femmes se posent des questions : qu’est-ce que cela fait d’être dans un nouveau pays ? Quel regard on pose sur son pays d’origine ? Qu’est-ce que cela fait de retourner chez soi ? Est-ce qu’on laisse de côté sa culture pour une nouvelle culture ? Qu’est-ce que l’intégration ? On a déjà joué cette pièce en Roumanie, en France et on rentre d’une tournée au Brésil.

Je continue aussi à faire des castings pour d’autres pièces et au cinéma, j’attends de beaux projets. Comme je suis bilingue, je peux travailler en Angleterre, aux USA et en France. J’ai plusieurs projets qui vont bientôt sortir.

 

C. : Il y a une nouvelle génération de réalisateurs africains qui donnent une autre vision de l’Afrique.
E.
U. : Que ce soient les artistes africains de la diaspora ou ceux sur le continent, ils s’approprient l’espace créatif pour proposer d’autres imaginaires, pour montrer que l’Afrique est un continent qui traverse les mêmes problématiques que partout ailleurs. C’est aussi un continent d’Hommes debout. Malgré l’héritage colonial et celui de l’esclavage, on pourrait jouer la victimisation et chercher le coupable ailleurs, mais ce n’est pas le cas.

L’Afrique, c’est le continent du présent. On questionne le rapport à la sexualité, à la spiritualité sans tomber dans le fétichisme, la place de la femme, l’écologie. Au Rwanda, le dernier samedi du mois, tout le monde ferme et de 8h à 11h, chacun sort de chez lui et œuvre pour la communauté : sortir les poubelles, planter des arbres, aider ses voisins et à la fin on prend quelques minutes pour discuter, pour créer du lien. On a trouvé des solutions qui fonctionnent et qu’on pourrait en faire profiter.

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