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Entrevue avec Samira El Mouzghibati pour Les Miennes

Publié le 27/09/2024 par Dimitra Bouras et Vinnie Ky-Maka / Catégorie: Entrevue

Primé notamment à Visions du Réel et au Brussels International Film Festival de cette année, le premier long métrage de la réalisatrice Samira El Mouzghibati plonge le spectateur dans l’histoire d’une famille, celle de la réalisatrice, issue de l’immigration marocaine en Belgique. Dans ce film, la réalisatrice, diplômée de l’INSAS en montage/scripte, mêle les images d’archives, les images actuelles, les témoignages et tente de déconstruire et de réinventer les liens qui unissent les membres de sa famille. Issue d’une sororie de cinq sœurs, Samira El Mouzghibati interroge les traditions en donnant la voix à cette mère distante qui ne lui ressemble pas. Un film qui montre les différences entre les générations, entre les cultures, entre les femmes de différents mondes, mais qui parvient en même temps à réunir une famille en recréant des liens plus sains dans lesquels la liberté de chacun.e sera respectée.

Cinergie : Pourquoi vous êtes-vous lancée dans la réalisation d’un film ?  

Samira El Mouzghibati: Je pense que j’ai toujours voulu réaliser, mais comme j’ai fait mes études de cinéma très jeune, il m’a fallu beaucoup de temps pour comprendre ce que je cherchais par un procédé cinématographique. Je devais d’abord grandir pour me sentir prête et légitime à faire un film. Et il fallait aussi faire le tri et ma formation de monteuse m’a été très utile. J’avais besoin de travailler pour les autres dans un premier temps. D’ailleurs, je continue de faire du montage. Pour moi, ce sont des pratiques parallèles.

 

C. : Certaines images datent de plusieurs années, vous aviez ce projet en tête depuis quand ?

S. E. M. : J’ai commencé mes études de cinéma à l’âge de 19-20 ans et c’est là que j’ai commencé à filmer. L’envie de faire un film n’était peut-être pas claire, mais l’envie de filmer ma famille, de collecter des images, de placer une caméra au milieu du salon et voir ce que ça crée est très vite apparue.

 

C. : Quelles ont été les conséquences de cette caméra dans le salon ?

S.E.M. : Mettre une caméra dans le salon, c’est me mettre dans une position d’observation. J’ai toujours eu envie de regarder ma famille, mais quand on est en famille, on la regarde comme un membre de cette famille, rien de plus. J’ai des rushes où je suis dans un coin du salon familial accroupie et j’essaie de les regarder. Pour moi, la caméra, c’est aussi un compagnon qui m’insuffle du courage pour faire émerger des discussions.

 

C. : Que cherchez-vous en observant et en filmant votre famille ?

S. E. M. : C’est difficile à dire. Je suis la petite dernière et ma famille a déjà une histoire bien avant ma naissance. J’en reçois des bribes, j’en hérite des sensations, des sentiments, des silences. Cela fait naître en moi une sorte de quête. Je m’interroge sur ma famille et j’ai envie de les filmer. C’est une famille que je ne vois pas souvent à l’écran donc je crée ce qui me manque.

 

C. : Vous nous invitez dans votre intimité. Quelles ont été les répercussions auprès de vous et auprès des membres de votre famille pendant le processus et face au résultat ?

S. E. M. : Ce film a d’abord été un outil pour comprendre cette histoire familiale, de prendre les membres séparément pour créer un espace de parole et pour poser des questions, ce qui est difficile à faire quand nous sommes tous réunis. Ensuite, il y a cette séquence où on se retrouve autour de la table et on parle de ce film à venir. Je me rends compte qu’il y a un intérêt commun pour une forme de discussion qui pourrait passer par ce film.

En parlant, on débloque des choses et on passe du temps ensemble. Le film m’a permis de passer du temps avec ma mère, je suis partie un mois avec elle au Maroc et j’ai été immergée dans son quotidien en la filmant. Je la vois se transformer entre Bruxelles, Tanger et le Rif. Je la vois bouger, parler, rire autrement. Je peux la regarder autrement que quand j’avais 12 ans et que j’allais là-bas avec elle. J’étais jeune et je ne posais pas de regard sur elle. J’y retourne en tant que mère, en tant que femme et je la redécouvre. C’est le regard qui se déplace.

 

C. : Il y a une incompréhension par rapport à votre mère, à ses idées traditionnelles. Votre père a l’air plus ouvert d’esprit qu’elle. Comment expliquez-vous que les mères qui ont subi certaines injustices les fassent subir à leurs filles ?

S. E. M. : J’ai beaucoup été élevée par mes sœurs et j’ai toujours senti un gap entre moi et mes parents. Mes sœurs faisaient le pont. Et là, j’ai envie de traverser le pont. Je fais ce film pour rencontrer ma mère et pour qu’elle me rencontre. C’était le fantasme de départ. Je pense qu’on se construit en opposition à quelque chose. Avec mes sœurs, on s’est construites en opposition à une éducation qui vient de notre mère et qu’on rejette pour beaucoup de raisons légitimes et notre mère a ce même mouvement. Dans le film, quand je parle de désobéir et de liberté, je pense à ma mère aussi qui a été arrachée à sa terre, même si c’était volontaire, qui est venue vivre en Belgique, à qui on a imposé un mode de vie et un style vestimentaire. Comme tout être humain, elle a eu besoin de prendre du pouvoir. Pour exercer son pouvoir dans ce contexte-là, elle a dû aussi se construire en opposition et pour le faire, c’était via la religiosité. Elle a refusé de se plier à la mode vestimentaire. Il m’a fallu ce film pour voir ce subtil point commun. Il a quelque chose de l’ordre de l’opposition.

 

C. : Comment le film a été reçu auprès de vos proches ?

S. E. M. : À la fin du montage, j’ai organisé une projection privée avec ma mère et mes sœurs. C’était un événement en soi de se retrouver toutes ensemble. Ma mère a parlé pendant toute la projection, elle a raconté les anecdotes de tournage, c’était un événement. Mes sœurs m’ont dit qu’elles s’attendaient à quelque chose de plus trash. J’étais très angoissée par cette projection, j’avais peur d’avoir été trop loin, mais je me suis rendu compte que j’avais encore de la marge. Cela m’a permis de retourner dans le montage et d’aller plus loin dans le mouvement. Ma mère a eu plus de mal avec la séquence où on voit ma sœur aînée se réjouir de son divorce. Pour elle, c’est une image très dure parce que c’est son aînée.

 

C. : Comment ont évolué vos relations après ce film ?

S. E. M. : Il n’y a pas eu de transformations extraordinaires, mais je sens qu’il y a un apaisement, surtout de ma part. Les liens ne se sont pas transformés. Mon regard s’est déplacé et cela m’a permis de me réconcilier. Comme j’étais en conflit avec ma mère, je rejetais beaucoup de choses qu’elle m’avait transmises. Je suis à un endroit où je peux regarder cela d’une autre manière.

 

C. : Votre mère s’est prêtée au jeu.

S. E. M. : C’est une femme pieuse et religieuse et pour elle l’image, c’est compliqué, mais elle s’est laissé filmer. Elle a même peut-être fait le pas avant moi.

 

C. : Elle a peut-être voulu aussi se rapprocher de vous.

S. E. M. : Le mouvement est là. Pour elle, l’idée c’était qu’on absorbe ce qu’elle nous apprenait. Cette insistance voulait dire « ressemblez-moi, soyons proches ». C’est dû à une histoire de gap générationnel, une histoire d’exil. À travers ce film, j’ai compris que ça devait être déchirant d’avoir des enfants si différents de soi.

 

C. : Dans certaines séquences, on voit que c’est très douloureux pour elle. Elle a accepté que vous la filmiez dans ces moments-là ?

S. E. M. : À un moment donné, c’était fini et elle s’est levée, mais elle m’a fait confiance. Pour elle, il n’y avait pas d’enjeu. Elle ne se cache pas, elle n’a pas honte de qui elle est, de ce qu’elle pense, de ce qu’elle dit. Elle n’a pas de problème à cet endroit-là. Et elle a un âge où elle s’en fiche encore plus du fait que cela peut être vu.

 

C. : Combien de temps avez-vous mis pour faire ce film ?

S. E. M. : Ce film m’a pris 5 ans à cause de mes propres résistances, notamment dans l’écriture, de la levée de fonds. J’étais aussi en train d’apprendre à être mère. J’avais besoin de ce temps pour comprendre. Ce film a été très imbriqué dans ma vie personnelle.

 

C. : Pourquoi avoir choisi le titre Les Miennes ?

S. E. M. : Je savais peu de choses sur le film, mais pour le titre, j’ai su très vite. Il s’agit de ceux ou celles à qui on appartient. Il m’a fallu le film pour comprendre pourquoi ce titre qui pose la question de qui j’inclus dans les miennes. Mes sœurs ? Ma mère ? Les deux ? Qui est-ce que je prends comme étant mon héritage symbolique ? Même si factuellement, c’est toutes mais c’est quelque chose de l’ordre du rejet et de l’appartenance même si le clan des sœurs est clair et bien défini et que ça m’a énormément portée. Même si je parle de cette rupture invisible entre une mère et ses filles, le mouvement du film c’est de la réinclure et de la faire mienne à nouveau.

 

C. : On observe une belle connivence entre vous et vos sœurs.

S. E. M. : Comme on se construit par opposition, il y a quelque chose de l’ordre du clan. Mes grandes sœurs sont un peu mes éducatrices. Elles ont été des relais pour beaucoup de choses. Elles suivaient ma scolarité comme mes parents n’ont jamais été à l’école.

 

C. : Elles étaient contentes que vous filmiez tout ça ? Il y a quelque chose de l’ordre de la revanche ?

S. E. M. : Oui, certaines auraient pu être choquées, d’autres auraient pu me suivre quoique je fasse, mais dans tous les cas, c’était dans un mouvement d’encouragement. Si j’en avais besoin, elles le faisaient avec moi. J’ai eu leur feu vert. Les seuls obstacles venaient de moi. Je ressens beaucoup de fierté dans leur regard aussi. Je pense que raconter cette histoire qui leur appartient aussi et de voir d’autres personnes réagir à cette histoire font bouger des choses en elles aussi. Il y a une forme de revanche, toute cette douleur n’a pas été en vain.

 

C. : Il y a eu beaucoup de réactions du public lors de la projection dans les festivals ?

S. E. M. : Le film a été vu en Suisse pour son avant-première internationale puis à Visions du Réel, au BRIFF à Bruxelles, aux États généraux documentaires à Lussas. À Bruxelles, c’était particulier parce qu’il y avait toute la famille étendue qui connaissait cette histoire avec un regard extérieur et qui la redécouvrait. Il y avait quelque chose de l’ordre de « remettre les points sur les i ». C’était magnifique de se retrouver avec toute cette famille étendue, d’en discuter ensemble, de retraverser le passé, de voir les résonances.

 

C. : Il y a beaucoup de femmes qui ont dû s’identifier à cette histoire qui dit tout haut ce qu’elles ont vécu tout bas.

S. E. M. : Ce que j’entends beaucoup, c’est que le fait de discuter comme ça avec sa mère, c’est de l’ordre de l’impossible pour beaucoup de gens. Je le pensais pour moi aussi. Et cela génère chez plein de personnes, toutes générations confondues, toutes origines confondues, un étonnement. Cela résonne pour beaucoup de gens même si on n’a pas vraiment le même parcours. Je pensais que c’était un film de femmes et j’avais peur que les hommes se sentent exclus. Mais en fait pas du tout. Certains m’ont dit que je devrais faire un film sur mon père. La question du gap intergénérationnel, le fait d’avoir été arraché à une histoire parle à beaucoup de monde. Ce n’est pas vraiment un film de femmes, mais plutôt sur ce gap, cet écart.

Le film parle avant tout de lien. Celui entre une mère et une fille, un père et un fils, un parent et un enfant. La question c’est comment on arrive à comprendre, à transmettre, à recevoir.

 

C. : Vous avez d’autres projets après cette première réalisation ?

S. E. M. : Je sais que j’ai encore envie de faire un documentaire, une suite à ce premier film, mais j’aimerais d’abord me tourner vers la fiction. Le documentaire permet des choses que la fiction ne permet pas et vice versa. Au BRIFF, Céline Rouzet a présenté En attendant la nuit, un film de genre, et j’ai été bouleversée par ce film. Elle aussi vient du documentaire et elle a dit, lors de la présentation, qu’elle s’était tournée vers la fiction pour lui permettre de prendre une revanche sur le réel.
Elle a mis des mots sur mes envies de fiction. 

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