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Entrevue avec Stijn Coninx pour au-delà de la lune

Publié le 01/11/2003 par Marceau Verhaeghe / Catégorie: Entrevue

Il y a dix ans déjà que Stijn Coninx étonnait le monde avec Daens, une fresque historique toute en force, une épopée sociale au budget conséquent (du moins pour une production belge) qui loupait d'un cheveu l'Oscar du meilleur film étranger. Dans les cinq années qui précédaient, il s'était fait connaître grâce à deux farces flamandes très populaires (succès raz de marée en Flandre), mais depuis, une seule oeuvre était venue, en 1998, rompre le silence de Stijn au cinéma. Licht, une histoire d'amour intimiste, splendidement filmée, magnifiée par de superbes lumières boréales confirmait la place de Stijn Coninx parmi les cinéastes les plus talentueux du pays. 

Stijn Coninx, réalisateur

 

Un ralentissement de rythme que Stijn explique par une conjonction de facteurs personnels d'abord : «Après Daens, je pouvais poursuivre dans le cinéma populaire, et peut-être même gagner un Oscar, mais je me suis demandé si c'était ce que je voulais faire de ma vie. En dix ans, beaucoup de choses ont changées dans les milieux du cinéma en Flandre. Les télés n'interviennent plus systématiquement en véritables coproducteurs, complémentairement à l'aide des pouvoirs publics. C'est devenu beaucoup plus difficile de trouver de l'argent pour un long métrage et de nombreux producteurs ont réduit leurs activités ou ont arrêté de produire pour cette raison ». Ce n'est pas parce qu'on ne voit plus son nom aux génériques des films qu'il a changé de métier. « J'ai travaillé sur 8 à 9 longs métrages dont seulement deux ont pu être réalisés. Par exemple le Père Damien que je voulais tourner avec Robin Williams à Los Angeles, et qui a été pris de vitesse par un film similaire. Ou encore Thijl Uylenspiegel, que j'aurais pu tourner de suite après Daens mais pour lequel je ne me sentais pas prêt dans ma tête, outre qu'il n'y avait pas d'adéquation entre le scénario et le budget. Je le recommence maintenant et j'espère le terminer pour 2005 ou 2006. Et puis j'ai fait du théâtre, de la comédie musicale, du ballet. Je n'ai jamais été aussi actif que ces dernières années, en fait ».

 

Actuellement sur les écrans, son dernier film Au-delà de la lune (Verder dan de maan), est un (mélo)drame familial tiré d'un roman partiellement autobiographique de la hollandaise Jacqueline Elskamp. Outre raconter la fin de l'enfance de la petite Caro, dans une famille de paysans, tyrannisée par un père alcoolique, le film interpelle sur de nombreux problèmes inhérents à la vie en société : coexistence, tolérance, place du pouvoir, de la religion, résistance au changement. Pour y voir plus clair, nous nous sommes mis à trois pour traquer Stijn Coninx jusque dans un des hauts lieux de la vie culturelle flamande à Bruxelles, près de l'église Sainte Marie. Voici le résultat de notre enquête.

 

Stijn Coninx, réalisateur

 

Cinergie : Qu'est-ce qui vous a motivé pour réaliser ce film, Au delà de la lune ?

 

Stijn Coninx : J'ai beaucoup hésité avant d'accepter la proposition de l'adaptation du roman dont le film est tiré, que j'avais pourtant beaucoup aimé. Je ne voyais pas en quoi cela m'aurait plu de voir un tel film maintenant et comment je pouvais transcrire les émotions pour qu'elles nous interpellent aujourd'hui. Puis, en réfléchissant, j'ai découvert de nombreux liens qui rattachaient cette histoire au présent. Le père, tout d'abord, qui boit parce qu'il est dépassé par un monde qui va trop vite pour lui. De nos jours beaucoup de gens se disent : « si je ne sais pas surfer sur Internet, programmer un ordinateur, prendre des photos avec mon GSM, à quoi est-ce que je sers sur cette terre? Suis-je encore vraiment quelqu'un? ». 

 

C : Dans ce film comme dans d'autres, il y a effectivement une place importante accordée à la religion (le père est un ancien séminaristes et toute la famille est catholique de stricte obédience) et il y a un prêtre qui occupe une position-clé, morale et sociale. La religion et l'église en tant qu'instrument de cohésion sociale et de pouvoir tient une place importante dans ton questionnement, en général? 
S.C. : Je ne cherche pas spécialement à faire des films ayant trait à la religion, mais notre vie culturelle en est empreinte et il n'est pas possible, quoi qu'on en dise, de séparer la politique de la religion. Dans l'histoire, cela n'a jamais été possible et cela n'a, à la limite, rien à voir avec Dieu. La politique doit organiser la vie, mais pour ce faire, le pouvoir a besoin de la religion. Sinon les détenteurs du pouvoir ne savent pas comment diriger les choses. Par ailleurs ma réflexion sur le cinéma est imprégnée de spiritualité dans la mesure où tout créateur, tout communicateur, qu'il soit cinéaste, écrivain, photographe producteur d'émission de radio, journaliste,... exerce une influence. C'est notre métier et on a le choix d'aller dans un certain sens, vers le positif ou vers le négatif. De donner plus d'importance à la vie ou à la mort, à la violence ou à l'amour. Moi, j'opte pour l'espoir, même si il y a d'autres choses dans la réalité. Cela n'a rien à voir avec la religion. C'est une combinaison de pouvoir, de religion, de plaisir que j'ai à écouter de la musique, etc. Certains me reprochent d'avoir terminé par un happy end, me traitent de naïf, disent que je refuse de voir la réalité. Ce n'est pas que je ne vois pas la misère, la dureté de la vie, mais je refuse d'influencer mon public dans ce sens.En 1969, le monde bougeait vite : les hommes sont allés dans la lune, il y avait l'apparition de la pilule et la libération des moeurs, ... Jusque dans les fermes (puisque le père, dans l'histoire, est fermier), il y des changements dans la manière de nourrir les bêtes etc... Tous ces bouleversements font peur. Ils bousculent les certitudes, accélèrent le rythme de la vie. Mees, le père, a peur. Il ne sait comment se protéger, ni préserver sa famille des pressions extérieures. Il y a aussi le thème de la coexistence des catholiques et des protestants. Un thème universel au-delà de la problématique au sens strict. C'est la manière dont on accepte l'autre, avec ses différences. J'habite d'un côté de la rivière. De l'autre côté, il y a des protestants. Rien que parce qu'ils portent un costume différent, le père, dit à ses enfants : «ce sont les mauvais». Et du coup, on ne réfléchit plus. On naît avec le conflit et on vit avec « parce que c'est comme cela ». On commence à armer les enfants et on va commencer à tuer. C'est un schéma universel de l'humanité. C'est celui des irlandais du nord, des israéliens et des palestiniens, des serbes, des croates et des bosniaques, des hutus et des tutsis, etc.... En plus, on mêle Dieu à ces histoires. C'est au nom de Dieu et fort de son bon droit que le père, catholique fervent, ancien séminariste, justifie ses actes. Cela aussi nous renvoie à maintenant parce que, à son échelle, le père est un petit Georges W.Bush. Lui aussi légitimise ses actes, l'Irak, au nom de Dieu. D'un point de vue cinématographique, j'ai essayé d'actualiser cette histoire, d'y trouver des émotions que je sens aujourd'hui. 

 

De l'autre côté de Stijn Coninx

 

C : Dans une première version du film, qui a été présentée à la presse, la fin était différente. Il y avait notamment une scène où, après la mort du père (sur laquelle on va revenir), les adultes ont vendu les cochons et où les enfants, Caro en tête, refusent qu'on les emmène. 
S. C. : Effectivement, nous avons retouché la fin et notamment fait disparaître cette scène pour des raisons techniques de narration, parce que, après le paroxysme que constitue la mort du père, le film est censé aller vers sa fin assez rapidement et dans une atmosphère d'apaisement. Or, dans le premier montage, le film rebondissait une nouvelle fois, notamment sur cette scène. Il y avait un regain de tension et la fin semblait plus longue à venir. Mais cette différence ne change rien de fondamental au film.

 

C : Cela éclaire quand même certaines choses quand aux rapports de la famille à la ferme, et donc à la personne du père et son héritage. Ces cochons, que tout le monde détestait dans la famille, le fils aîné excepté, c'est un peu tout ce que le père leur a laissé. Refuser de vendre les cochons, c'est un peu choisir de ne pas rejeter l'héritage de ce père à la fois détesté par tous pour les avanies qu'il leur a fait subir, et tendrement aimé. Faire disparaître cela du film n'est pas un peu le tronquer ?
S. C. : Je ne crois pas car la mémoire du père est présente dans ce montage-ci également. Notamment dans la scène finale, où la petite fille apprend à nager et tient ainsi, au-delà de la mort, la promesse faite à son père de se dépasser pour pouvoir grandir. Vous savez c'est toujours une réflexion très difficile et un choix déchirant quand il faut couper dans un film. J'ai résisté pendant longtemps Puis j'ai revu le film avec un public et, effectivement, j'ai trouvé cette scène perturbante. J'ai aussi changé la fin en supprimant une scène où on voyait les enfants, catholiques et protestants mêlés, sur le pont. C'était un peu trop angélique. Je l'ai remplacé par une scène où les deux enfants regardent la lune, mais pas ensemble. Et puis la scène finale ou Caro apprend à nager qui est une fin ouverte vers l'espoir.

 

C : La mort du père, tué par son verrat le plus vieux et le plus agressif, c'est une punition pour le mal qu'il fait subir à ses proches ?
S. C. : Moi je le vois plutôt comme la vengeance des cochons. Les autres sont tous morts, c'est le seul qui reste de l'ancien élevage, et il se venge de la mort de ses congénères. Vous savez, les animaux se souviennent parfois des mois après les événements. Il a identifié Mees comme le méchant et il se venge. 


C : L'histoire est racontée à travers les yeux de Caro, une petite fille de neuf ans qui est l'alter ego de la scénariste Jacqueline Elskamp. La petite Neeltje de Vree est donc un facteur clé de la réussite du film. En même temps, c'est la première fois que vous tourniez avec autant d'enfants dans les rôles principaux. Cela vous a posé des problèmes particuliers ? 
S.C. : Le film c'est la petite fille. Toutes les émotions devaient passer par elle. Dans ce cas, le principal problème est de trouver la bonne personne. Sinon tu peux plier bagage ou, à tout le moins, tu ne feras pas le même film. Nous l'avons trouvée quatre semaines avant le tournage, au moment où on commençait à désespérer. C'est une fillette très intelligente, qui comprenait d'instinct les changements que je lui demandais et s'adaptait presque comme une comédienne professionnelle. Car la difficulté avec un enfant est qu'il doit être naturel mais également comprendre ce qu'on lui demande d'interpréter. Le metteur en scène doit s'adapter à l'âge de l'enfant. Tu ne peux pas lui demander que des émotions qu'il connaît ou, en tous cas, dans des termes qu'il comprend. Pas question de dire à une enfant de neuf ans : « Sois, un peu plus cynique », elle ne sait pas ce que c'est. Ou lui dire «joue comme si tu es amoureuse », car c'est un sentiment qui, dans son esprit de petite fille, a un autre sens que celui que vous lui donnez. Ceci dit, cela n'a rien d'extraordinaire. Tout enseignant, tout parent est confronté à cette réalité et sait de quoi je parle. 


C : Le film est une coproduction nationale (Communautés française et flamande) et internationale (Belgique, Pays-Bas, Allemagne, Danemark). Une réalité incontournable pour tout cinéaste belge. Ici, la part hollandaise est très présente. Ce n'est pas trop contraignant ?
S.C. : Comme vous dites, en Belgique, on y est obligés. La difficulté dépend des films et des projets. Pour certains il est préférable d'avoir une coproduction française, pour d'autres, des coproducteurs hollandais ou allemands. Ici, le scénario original est hollandais, le projet vient de Hollande, il a été tourné là-bas, avec des comédiens majoritairement hollandais (bien qu'on retrouve des compatriotes comme Dirk Roodhooft ou Jappe Claes) mais l'équipe technique est majoritairement belge. J'ai tenu à m'entourer de collaborateurs que je connais bien et qui étaient déjà sur mes films précédents : le preneur de son Henri Morelle, le chef op' Walter Vanden Ende, la scripte Els Rastelli, le monteur Ludo Troch. On s'est interrogé pour savoir si c'était vraiment un film belge, mais les hollandais, de leur côté, avaient des doutes sur son caractère hollandais parce c'est nous qui, du point de vue technique et artistique, avons dirigé le film. Pour moi, l'âme du film est belge. 


C : Dernière question : que pensez-vous du Vlaams Audiovisueel Fonds qui vient de se créer. Est-ce que selon vous, c'est un progrès pour les cinéastes flamands par rapport à la structure antérieure qui était plus compliquée?
S.C. : Pour moi oui, dans le sens où le contact est plus direct maintenant. La première année, c'était plus difficile parce que le fond était dans une phase d'apprentissage où les responsables apprenaient à gérer le pouvoir qu'ils avaient reçu. Disons qu'il y avait un besoin de changement de mentalités par rapport à la politique culturelle en Flandre. Les rapports entre les professionnels du cinéma et les institutions étaient devenus très difficiles et il fallait un renouvellement. C'est ce qu'on a essayé de faire avec ce fond, et je pense que c'est réussi dans le sens où l'on sent une ouverture vers une autre manière de faire du cinéma. Certains de mes collègues plus âgés (comme Robbe De Herd) sont beaucoup plus critiques que moi mais je pense que c'est positif. On n'a d'ailleurs pas le choix. On s'est battu pour que les choses changent, c'est chose faite avec ce nouveau fonds, il faut lui donner une chance de trouver sa vitesse de croisière.

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