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Entrevue avec Younes Haidar et Zohra Benhammou pour Rupture

Publié le 13/03/2025 par Dimitra Bouras et Vinnie Ky-Maka / Catégorie: Entrevue

Younes Haidar, réalisateur et journaliste indépendant, ainsi que Zohra Benhammou, cinéaste et directrice de casting, ont co-réalisé le documentaire Rupture. Ce film suit le voyage intense de jeunes du Peterbos, un quartier anderlechtois stigmatisé, en quête d'identité, dans les Pyrénées espagnoles.

Cinergie : Quelle a été la genèse de ce documentaire ?

Zohra Benhammou : Avant de travailler sur Rupture, on travaillait déjà en duo sur une série documentaire pour Bruzz, à propos de jeunes passant à l’âge adulte. C’est Khalid, le coordinateur de la Maison de jeunes D’Broej Peterbos, qui a proposé à Bruzz de le suivre dans les Pyrénées. Il ressentait le besoin de montrer ce côté du quartier au monde, et faisait déjà confiance à Bruzz grâce à Maarten (ndlr : Verdoodt, rédacteur à Bruzz) qui, alors qu’on parlait négativement du Peterbos dans les médias, avait réalisé un reportage avec un regard positif sur la cité. Les contacts ont été pris deux semaines avant leur départ pour les Pyrénées.

Younes Haidar : Normalement, quand on réalise un film, on écrit d’abord un scénario, on cherche les personnages, etc. Pour nous c’était l’inverse, ce sont les personnages qui nous ont trouvés. C’était comme un cadeau puisqu’on sentait déjà qu’il y avait une belle histoire à raconter. Avant de partir, Zohra a fait une formation pour apprendre à manier la perche et prendre le son, et moi pour apprendre à manier le drone pour pouvoir montrer la nature sauvage qui entoure ces jeunes, et à quel point ils sont loin du monde. Pendant une soirée, on a essayé de faire connaissance avec eux, mais c’était un groupe de vingt-deux personnes. C’était impossible de tous les connaître, et on a dû écrire le scénario au fur et à mesure du tournage. Avant de commencer, on savait déjà que l’on voulait faire un documentaire sans interview, et que l’histoire parle d’elle-même. Les premiers jours, on filmait tout, sans distinction. Puis, au fur et à mesure, nous avons décidé de nous attarder sur tel ou tel jeune.

 

C. : Pourriez-vous nous parler de ce voyage que la maison de quartier D’Broej Peterbos organise ?
Z. B. :
À D’Broej Peterbos, ils essayent de guider les jeunes du quartier. Ça fait trente ans qu’ils partent avec eux dans les Pyrénées espagnoles pour prendre un peu de distance par rapport à leur vie dans le quartier. C’est une sorte de rite de passage de l’adolescence à l’âge adulte. Les montagnes, c’est une métaphore de la vie. Les animateurs leur donnent des outils et du temps pour parler de ce qu’ils ont vécu, de comment ils se voient maintenant et dans le futur.
Y. H. : Ce genre de projets a surtout un effet sur le long terme, mais c’est vrai que les jeunes gagnent en force et en solidarité au fur et à mesure que les conditions de randonnées deviennent plus difficiles. On voit que cette expédition leur fait du bien. Il y a aussi des effets sur le long terme, on a fait un reportage pour Bruzz cette année et on voit que tout le monde se porte très bien. Avant de partir, c’étaient des adolescents, et maintenant ce sont de jeunes adultes qui ont trouvé du boulot, certains sont sortis du Peterbos, d’autres sont déjà mariés. Petit à petit, ils font leur vie.

 

C. : Comment les animateurs ont-ils décidé de faire ce voyage ?

Z.B. : Khalid avait rencontré Javier, un monsieur qui effectuait déjà ce travail, et avait envoyé deux coordinateurs de D'Broej Peterbos faire ce voyage. Quand ils sont revenus à Bruxelles, Khalid a remarqué qu’ils avaient complètement changé, et ça l’a convaincu de faire pareil avec les jeunes. Maintenant ça fait trente ans qu’ils le font à raison de deux ou trois fois par an.

Y.H. : Ils organisent aussi des voyages spirituels avec des gens de plusieurs religions, et des voyages entre différentes maisons de quartier. Par exemple, ça ne se passe pas très bien en ce moment entre Saint-Gilles et le Peterbos, et ils ont prévu d’inviter les deux maisons de jeunes pour partir ensemble et construire un lien. D’ailleurs, cette expédition dans les Pyrénées est un phénomène dans le quartier. Nous avons rencontré des enfants de huit ou neuf ans qui étaient tou excités à l’idée qu’ils vont pourvoir partir dans les Pyrénées quand ils seront plus grands. C’est vraiment LE rite de passage.

 

C. : Quelles sont les activités que les animateurs organisaient ?

Y.H. : Tous les jours, il y a une randonnée, assez intense, ce qui permet de former le groupe. Même si les participants habitent tous dans le même quartier, ils ne se connaissent pas forcément avant de partir. Comme ils passent par les mêmes épreuves, la solidarité et la confiance s’installent entre eux. Ce qui facilite les échanges du soir, lors des activités pédagogiques pendant lesquelles les animateurs forcent les jeunes à réfléchir sur certains points de leur vie. En sept jours, nous-mêmes étions étonnés de les voir s’ouvrir et se lâcher. Au deuxième jour, certains s’ouvraient déjà, même avec la caméra devant eux. C’est incroyable, et c’est grâce au travail des animateurs.

 

C. : Comment avez-vous construit le film ?

Y.H. : On a eu de la chance dans le sens où on a eu les quatre saisons en sept jours. Le premier jour, il y avait du brouillard, et lors des témoignages du soir, tout le monde disait être perdu dans sa vie. Ça tombait bien parce qu’on n’a pas dû changer la chronologie pour créer la métaphore. Le dernier jour, on a passé la nuit dans des tentes à 2800 mètres d’altitude, dans une tempête. Deux filles ont fait de l’hypothermie, c’était un moment dramatique qui, pour le film, tombait bien. Mais on a quand même mis les caméras de côté à certains moments pour essayer de les réchauffer. Dès le début, on a été accepté dans le groupe, car nous aussi on a participé aux ateliers de discussion du soirs.

 

C. : Comment s’est passé le montage de Rupture ?
Z.B. : Comme on faisait connaissance avec les jeunes en tournant, on avait beaucoup filmé. Younes a monté une première partie, puis on a dû arrêter étant donné qu’on ne voyait plus où on allait avec ce film. Heureusement, on a rencontré Sébastien Calvez qui a sauvé le film en trouvant des scènes qu’on n’avait pas encore mises dans les films. Il a vraiment complété et trouvé la structure du documentaire en ajoutant du contexte et de la chronologie.

 

C. : Comment est-ce que la diffusion du film s’est faite ?
Y.H. :
C’est grâce à notre rédacteur en chef, Kristof Pitteurs, qui a eu confiance en nous, et à notre productrice, Eveline Welschen, qui a un passé dans le documentaire, et qui était derrière nous, que nous avons pu réaliser ce film. Bruzz, le producteur, ne l’a pas directement diffusé étant donné qu’on a compris qu’il nous fallait une première dans un festival. En plus, une chaîne de média peut faire beaucoup de publicité, c’était notre atout comparé à d’autres maisons de production. Du côté flamand, Rupture a beaucoup tourné. On a aussi été dans des festivals au Maroc auxquels on a pu amener les jeunes. Ça crée du lien entre nous, c’est chouette.

Z.B. : Grâce à Studio Globo, le film est distribué dans les écoles. Bevrijdingsfilms vzw le distribue en néerlandais, et côté francophone, c'est Libération Films qui s'en charge. On a aussi des demandes de personnes qui font du travail socioculturel avec des jeunes, et des universités de Gand et de Bruxelles qui veulent l’utiliser comme matériau éducatif. Certaines ASBL veulent s’inspirer de l’expédition dans les Pyrénées et nous en parlent après avoir vu le film. Ça fait vraiment plaisir, et ça montre que Rupture ainsi que le travail des animateurs ont fait leur effet.

 

C. : Qu’est-ce que ce film vous a apporté personnellement ?

Z.B. : Cette rupture dans notre vie a été très importante pour nous aussi. Nous sommes tous les deux issus d’un parent marocain et en participant aux activités avec les jeunes, on a aussi fait notre rite de passage qui nous a fait du bien. Rupture partage le thème de la quête identitaire avec un autre film que j’ai réalisé qui s’appelle Ana + Yek, à propos de ma sœur jumelle qui se transforme en trouvant l’islam, et de la façon dont ça change notre relation.

Y.H. : De mon côté, j’ai la première de Dag Vreemde Man à Ostende, qui sortira après en série documentaire sur Streamz. Ça parle plus au moins du même thème, mais c’est une approche plus littéraire de l’identité. Au début du film, j’aborde des grands thèmes politiques, des sujets de polarisation, j’utilise ma double identité pour créer un pont. Mais je ne pouvais pas faire un documentaire sans être honnête envers le spectateur. J’en ai fait une sorte de ‘métadocumentaire’ pour lequel j’ai invité Zouzou Ben Chikha, un acteur belge aux racines tunisiennes qui fait les voix off. Il est assez critique, et me questionne sur mes choix. À la fin c’est moi qui prends la relève, je pars au Maroc pour rencontrer ma famille et me rapprocher de la culture marocaine. Rupture m’a fait du bien aussi puisqu’on était dans une communauté cent pour cent marocaine, ça m’a poussé à en apprendre plus sur la culture d’origine de mon papa.

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