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Faustine Cros, réalisatrice d' Une vie comme une autre

Publié le 26/04/2023 par Dimitra Bouras et Vinnie Ky-Maka / Catégorie: Entrevue

Après une avant-première au Dok Leipzig où il a reçu le prix Silver dove et le prix Œcuménique, le premier long-métrage documentaire de Faustine Cros, Une vie comme une autre, était en compétition internationale au festival En ville!

Comme pour son film de fin d’études à l’INSAS, La Détesteuse, la jeune réalisatrice s’appuie sur les films de famille réalisés par son père. Que racontent ces belles images ? Que voit-on en filigrane ? En utilisant le cinéma comme révélateur de l’inconscient, Faustine Cros retravaille cette matière filmique, la décortique pour mettre en lumière le personnage de Valérie, sa mère, une femme, petit à petit, privée de liberté.

Cinergie : Dans vos deux films, il y a une recherche évidente de compréhension de l’incompréhensible. Pourquoi les avez-vous réalisés ?

Faustine Cros : Pour La Détesteuse, il s’agissait surtout d’un exercice, dans le cadre du cinépoème à l’INSAS, qui avait comme contrainte de partir d’images déjà tournées. À la suite d’un séminaire sur Chris Marker et sur la mémoire, j’ai repensé à un souvenir, celui de ma mère qui lance un couteau dans ma direction. J’ai voulu tenter de recoller les morceaux et combler ce trou de mémoire en me basant sur les images filmées par mon père dans mon enfance et en interrogeant les membres de ma famille. C’était un travail assez instinctif. Aujourd’hui, je vois ce film comme une ébauche, comme un film incomplet, violent, brut, chargé de colère et très centré sur ma propre recherche de mémoire. J’ai eu envie d’essayer de mieux comprendre ma mère après plusieurs années, en me penchant sur les images de mon père, en la filmant aujourd’hui. Une vie comme une autre découle de mon adoucissement par rapport à ma mère.

 

C. :  Dans Une vie comme une autre, on vous sent plus observatrice et le film est plus centré sur votre mère pour mieux la comprendre. Y êtes-vous parvenue ?

F. C. : Oui, c’est pour ça que le film a pris autant de temps. J’ai dû faire un trajet personnel que je devais restituer dans le film pour que ça devienne un film et que ça s’universalise. En regardant toutes les archives et en la filmant aujourd’hui dans des scènes très quotidiennes, j’ai mieux compris tout ce qu’elle a traversé, sa souffrance de perdre son travail, le fait qu’elle s’isole de plus en plus à la maison pour s’occuper des enfants. Il y a eu beaucoup d’injustices et de sexisme qui étaient assez ordinaires mais qui sautent aux yeux aujourd’hui dans les archives. Je voulais être très observatrice et laisser les images parler d'elles-mêmes parce que je pense qu’aujourd’hui, on a évolué et ça se révèle pratiquement tout seul.

 

C. : Quel était le but de ces deux films ? Vous vouliez mieux comprendre votre mère, lui pardonner, vous réconcilier avec elle ?

F. C. : Oui, en fait, en faisant Une vie comme une autre, je me suis rendu compte que je n’avais rien compris quand j’étais petite. C’étaient mes souvenirs d’enfant et je me sentais mal aimée parce que ma mère était déprimée, elle n’était pas disponible. Elle n’était pas à l’aise dans la répartition des tâches et je le recevais comme quelque chose contre moi. Maintenant que j’ai pu mettre les choses en perspective par rapport à toute l’époque dans laquelle ça se passait, je me rends compte que ce n’était pas un manque d’amour mais une frustration, une colère de femme qui ne se sent pas bien dans sa vie et dans son rôle de mère. Ça m’a beaucoup aidée à la comprendre et ça nous a beaucoup rapprochées le fait que j’entende et que je comprenne par où elle était passée. Ça nous a aidées à nous réconcilier, à accepter, à être en paix avec tout ce patriarcat.

 

C. : On voit votre mère heureuse, désinvolte avec vous quand elle joue "la Valère" mais la gestion du quotidien semble prendre le dessus.

F. C. : C’était important pour moi qu’on la voie épanouie et heureuse au début du film. Elle m’a dit qu’être mère, c’était une des plus belles aventures de sa vie aussi. Mais petit à petit, elle a connu un enfermement dans les tâches domestiques, un isolement à la maison, la sensation de sacrifice, d’être passée à côté de sa vie. Vers 40 ans, elle s’est réveillée et elle a explosé. Il s’agit d’une lente descente aux enfers et c’est une femme qui tombe en dépression.

 

C. : Pouvez-vous expliquer le personnage de "la Valère" ?

F. C. : On aime la Valère, une sorte de sorcière rocambolesque très fantaisiste que ma mère a inventée. Elle se maquille, se déguise, met des chapeaux, des costumes rigolos qui s’apparentent à la BD. En fait, elle jouait le rôle de la méchante, de la sorcière, du bandit dans des petits films qu’on mettait en scène quand on était enfants. La Valère nous kidnappe, boit des potions magiques, nous ensorcelle, elle nous emprisonne dans des photos. C’était un délire enfantin où ma mère était avec nous dans le jeu. Ce personnage était lié à la catharsis, c’était une manière de se réconcilier avec son image et avec la caméra.

 

C. : Est-ce que votre mère a continué à travailler comme maquilleuse pour le cinéma lorsque vous êtes née ?

F. C. : Ma mère était maquilleuse de cinéma, elle travaillait beaucoup, elle était assez talentueuse. Quand nous sommes nés, mon frère et moi, elle a arrêté progressivement mais c’était juste pour un temps. Mais, comme ce type de métier fonctionne avec le réseau, elle a eu beaucoup de mal à retrouver du travail et ça s’est arrêté petit à petit. À l’époque, c’était presque naturel que le travail s’arrête pour elle parce qu’elle avait des enfants. Mais, c’est faux et ça révèle la construction sociale autour de ce qu’on attend d’une femme et d’un homme, elle s’occupe des enfants pendant qu’il va travailler et qu’il ramène de l’argent. C’est ça qu’elle a mal supporté : le fait que ce soit la femme qui doive rester à la maison pour s’occuper des enfants. Tout ça, ce sont des schémas traditionnels qui n’existent pas en Finlande, par exemple. Je trouve ça intéressant de questionner ça aussi dans le film.

 

C. : Par rapport au milieu du cinéma, pensez-vous que les choses aient changé aujourd’hui ? Comment envisagez-vous de concilier votre éventuel futur rôle de mère et votre carrière de réalisatrice ?

F. C. : C’est difficile, je pense que les choses n’ont pas beaucoup changé. L’égalité avec les hommes n’est pas acquise, il y a encore beaucoup de sexisme, de machisme. Il y a des associations, des comptes Instagram qui sont là pour révéler la parole et faire avancer les mentalités.

 

C. : Dans les images de votre père, on a l’impression qu’il n’était pas très conscient de la situation.

F. C.: On marche sur des œufs avec cette ligne du film parce que je voulais vraiment prendre le problème de face, interroger et pouvoir discuter d’une forme de déni masculin autour du rôle de l’homme dans le couple. Mais sans forcément accuser, montrer de la violence. Je pense que ce n’est jamais productif la violence, et j’ai aussi beaucoup d’amour et de respect pour mes parents et ce qu’ils ont essayé de bien faire aussi. Ça révèle les mentalités d’une autre époque. Je voulais ouvrir la discussion même s’il n’y a pas de résolution et que ça reste une question ouverte. Mon but n’était pas d’aller trouver des réponses ou d’accuser mon père. Je voulais plutôt interroger son rôle dans la vie de ma mère mais aussi tous les schémas dans lesquels ils étaient pris à deux, que la société impose sur le rôle de l’homme et celui de la femme dans un couple. Je trouve que c’est ça aussi qui est touchant chez mon père, il veut bien faire, mais il est dans une forme de déni. Encore aujourd’hui, il n’a pas l’air de trop se rendre compte. Il fait des efforts mais peut-être qu’il est trop âgé ou qu’il y a quelque chose en lui de trop ancré, qu’il n’arrivera plus à changer. Ça fait réfléchir sur les différences entre les générations et le chemin qu’on parcourt petit à petit.

 

C. : Parlez-nous de votre travail avec Julie Frères, votre productrice.

F. C. : Julie Frères de Dérives m’a suivie depuis le début du projet. C’était incroyable comme collaboration parce qu’elle a été très patiente, elle m’a laissé beaucoup de place pour chercher, pour grandir, pour trouver mon point de vue. Elle a énormément travaillé, elle a regardé beaucoup de versions de montage, on s’est perdues ensemble, on a retrouvé le film ensemble. C’est grâce à ce système d’atelier en Belgique qui n’existe pas en France. C’est chouette de pouvoir avancer dans la production d’un film, dans son développement dans la créativité sans cette urgence, ces contraintes de planning. Dans mon cas, cette flexibilité a été bénéfique. Ça a permis au film d’être ce qu’il est aujourd’hui.

 

C. :  Quelle a été la réaction de votre frère ?

F. C. : Mon frère faisait partie du film au début. Je l’avais filmé mais je voyais qu’il était assez mal à l’aise donc j’ai abandonné l’idée,  d’autant plus que j’ai une approche très collaborative. J’aime bien que les choses soient fluides sans devoir imposer de hiérarchie. Néanmoins, il a toujours soutenu ma démarche même s’il avait une autre vision des choses, qu’il n’avait pas vécu la dépression de ma mère de la même manière. Mais, il avait envie de mettre sa marque sensible dans le film à travers sa musique. C’était très chouette de le laisser s’exprimer comme ça.

 

C. : Vous étiez seule pour tourner ?

F. C. : Oui, j’avais une caméra que je mettais souvent fixe sur un pied, j’avais un micro sur la caméra et un zoom que je disposais dans la pièce. Parfois, j’avais un HF en plus et je laissais tourner. J’ai très peu demandé à ma mère de se placer dans le cadre. Je laissais tourner 30-40 minutes pour voir un peu ce qui se passait. Et, c’est au montage que tout s’est réécrit sur les scènes du présent. C’était un dispositif très léger qui me permettait d’aller et venir, de m’adapter à la situation. On voit dans le film que ma mère est encore en dépression au début du tournage, elle prend un traitement très lourd, ça se voit dans son corps, dans sa manière d’être. Je voulais qu’elle soit libre de pouvoir dire non à n’importe quel moment et de pas l’enfermer dans des cadres. Je voulais que le tournage vienne à elle plutôt que l’inverse parce que c’est une personne qui est dans une situation très vulnérable au moment où je commence à la filmer.

 

C. :  Vous avez vu une évolution par la suite ?

F. C.: Oui, je l’ai filmée pendant cinq ans plus ou moins. Au début, elle est fort affectée par son traitement et au fur et à mesure, elle va mieux, son traitement s’allège et on se rapproche. Aujourd’hui, elle s’en est sortie, elle a vaincu sa dépression pour le moment. Ça m’intéressait que le tournage dure longtemps car on sent que, petit à petit, je trouve la bonne distance, on s’accorde à deux. Elle peut reprendre le pouvoir sur son image. Il y a un jeu entre nous parce que je filme après mon père qui a déjà filmé ma mère et toute ma famille.

 

C. : Dans les images de votre père, votre mère considère la caméra comme un témoin à qui elle s’adresse directement. Avec vous, on a l’impression qu’elle vous parle personnellement.

F. C.: Oui, avec mon père, elle parle à la caméra comme s’il y avait des spectateurs autour, comme si c’était une présentatrice télé. Mon père est dans une posture de non interventionniste. On est dans une forme classique du documentaire et parfois on se demande pourquoi il n’arrête pas sa caméra parce que c’est malaisant. Quant à moi, j’ai essayé qu’elle se détache de ce réflexe. Je lui disais d’arrêter de parler à la caméra et de me parler à moi. J’ai tenté de m'inclure dans le processus avec elle pour qu’on se rapproche le plus possible d’un moment authentique plutôt que de créer pour une image.

 

C. :  Pourquoi votre père filmait-il autant ?

F. C.: Mon père était réalisateur. Il a réalisé des courts-métrages de fiction et, quand on est nés, il a travaillé pour le CNDP, le Centre National de Documentation Pédagogique en France où il a réalisé des documentaires pour accompagner des programmes scolaires. Il a continué ses projets personnels, mais il était plus contraint donc il s’est peut-être plus concentré vers les films de famille. Je pense que c’est un collectionneur d’images. Il dit dans le film qu’il n’y a pas de différence entre le cinéma et la vie. Quand il filmait, c’était un moyen pour lui d’aller ailleurs, de partir dans son imaginaire, dans des fantasmes de ce que pouvait être la réalité.

 

C. :  Avez-vous d’autres projets ?

F. C.: Je suis dans un nouveau projet que je commence à peine. Pendant mes repérages d’Une vie comme une autre, j’ai retrouvé des cartons qui appartenaient à mon arrière-grand-mère remplis de films de voyages et de cartes postales, de babioles, de souvenirs. Je ne l’ai jamais connue mais je me suis rendu compte qu’elle avait fait le tour du monde entre les années 1960 et 1980. Je me demande un peu pourquoi. En plus, elle était très bourgeoise avec des pensées coloniales. J’interroge ce désir de liberté et d’aventures un peu contradictoire avec son état d’esprit. Elle est tombée enceinte très jeune d’un homme qu’elle aimait vraiment mais elle a été forcée de se marier avec un autre. Il y a eu un mariage arrangé et elle s’est retrouvée dans une autre ville avec une vie bien rangée. Quand ses enfants sont partis, elle a recommencé à voyager. J’aimerais faire son portrait et essayer de comprendre, dans ce contexte de décolonisation, ce qu’était la liberté pour une femme en parallèle de tous ces mouvements d’indépendance des pays à cette époque.

C’est grâce à ma mère que je peux raconter l’histoire de cette femme parce qu’elle m’a transmis ses objets, ses souvenirs. Elle a beaucoup filmé, beaucoup écrit. C’est fascinant et choquant de voir que dans le vocabulaire même le racisme était présent. Mais est-ce qu’elle s’en rendait compte ?

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