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Hedda Gabler de Jan Decorte

Publié le 20/05/2021 par Kevin Giraud / Catégorie: Critique

Adaptée de la pièce éponyme du norvégien Henrik Ibsen, Hedda Gabler de Jan Decorte ressort des étagères poussiéreuses des archives de la cinématographie belge pour s'offrir à nous - avec deux autres films - dans toute sa beauté restaurée.

Troisième et dernière réalisation de son cinéaste, d'abord metteur en scène de théâtre et comédien, sa redécouverte aujourd'hui mérite d'être soulignée, autant que le travail de restauration remarquable dont le film a pu bénéficier. Car Hedda Gabler, au-delà d'une simple adaptation de texte brillamment menée, démontre le talent d'un réalisateur trop vite oublié mais pourtant indéniablement ancré dans le cinéma belge de son époque.

Hedda Gabler de Jan Decorte

Porté par son actrice principale Rita Wouters, incarnation de Hedda, le film nous entraîne petit à petit dans la lenteur, l'ennui et les faux-semblants mondains qui constituent le quotidien de ce personnage hors du commun. La force tranquille véhiculée par l'actrice tranche avec la simplicité et la monochromie des autres protagonistes, qui tentent chacun, tant bien que mal, d'atteindre leurs buts égoïstes et vains. Dans ce jeu de dupes, Hedda se joue du spectateur comme de ses semblables, tour à tour fascinés par son charisme et sa sensualité aussi mystérieuse que silencieuse, capturée dans toute sa beauté par la caméra.

Par la lumière, les angles et les cadrages choisis, Jan Decorte transforme Hedda tour à tour en déesse, en muse. D'abord insondable et mélancolique, enfermée dans le décor faussement idyllique de cette cage dorée dont elle ne semble pouvoir s'échapper. Puis, envahissant l'écran, qu'elle conquiert aussi facilement que les esprits plus faibles des personnages qui l'entourent. Enfin, se faisant confidente, jusqu'à être le témoin par lequel nous découvrons la véritable nature des êtres qui se meuvent autour d'elle, anéantis par le poids de leurs existences ou torturés par les pulsions qui les guident.

Dans chacun de ses plans, Jan Decorte iconise l'actrice, magnifiant sa prestance et son talent par les jeux des clairs-obscurs tout comme par les éclairages naturels plus dosés de la maison et de cet environnement soi-disant accueillant, où chaque miroir nous rappelle l'ambivalence des personnages. En résulte des scènes d'une rare puissance où le temps s'étire dans un silence terrible, alors même que le personnage sombre petit à petit dans une folie destructrice, alors même qu'elle tente d'échapper à tout prix à la prison de son existence.

De cette femme prête à tout pour éviter de mourir d'ennui, le réalisateur en fait une icône, une Madone désabusée mais splendide dans sa dépression. Le metteur en scène, lui, en fait une nouvelle Emma Bovary. Infiniment plus forte, plus cynique, plus destructrice, et pourtant tout aussi condamnée par la médiocrité du monde qui l'entoure. Une médiocrité incarnée par des protagonistes chacun à la poursuite de leurs démons, faussement amicaux mais poussés par leurs jalousies, leurs instincts, leurs désirs. Des enfants devenus adultes, dont les rêves se sont brisés et chez qui, raison et passion s'entrechoquent sans cesse, lorsqu'ils ne sont pas pris dans des duels d'égos, d'envies ou simplement de verbe. Des prestations menées par un casting de talent, se rendant la réplique avec une force qui n'est que très rarement diminuée par la théâtralité de leur jeu.

Une théâtralité dont le cinéaste s'affranchit d'ailleurs au mieux lorsqu'il détache sa caméra de l'avant-plan scénique pour aller au plus près de ses comédiens. À force de silences, de tirades et de plans serrés sur ces personnages cousus de tristesses et de frustrations, il dessine un portrait intime et d'autant plus fort de ces protagonistes, dans la plus pure maîtrise cinématographique. Point ou pas de musique dans ce cinéma, la force du texte, des prestations et des silences suffit à porter cette œuvre impressionnante.

Bien au-delà du théâtre filmé, Jan Decorte construit dans Hedda Gabler des plans-tableaux et des images impérissables, dont la redécouverte aujourd'hui prouve l'importance de sauvegarder ce patrimoine cinématographique qui est le nôtre. À découvrir absolument.

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