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Jan Decorte, cinéaste de la lenteur

Publié le 20/05/2021 par Kevin Giraud / Catégorie: Critique

Redécouverte et restaurée il y a peu par les archéologues du cinéma belge, l'œuvre cinématographique de Jan Decorte surprend au premier regard. Si l'homme est connu dans le paysage culturel du plat pays comme créateur de théâtre, sa brève incursion derrière la caméra est notable à plus d'un titre. Trois, précisément, que sont les films Pierre (1977), Gombrowicz : incidents et péripéties (1977), et sa surprenante adaptation d'Ibsen, Hedda Gabler (1978). Retour sur la carrière brève mais marquante d'un réalisateur oublié des cinémathèques depuis plus de 40 ans.

 

Photo : Stephan Vanfleteren

Jan Decorte, cinéaste de la lenteur

Jan Decorte, c'est d'abord et avant tout un cinéaste de la lenteur. Ces œuvres, à l'instar de celles de Chantal Akerman avec qui il a tourné à deux reprises, sont parcourues par des personnages en perte de repères, bloqués dans une errance inexorable, souvent en décalage avec le monde qui les entourent. Dans Pierre, le protagoniste éponyme navigue ainsi par automatismes dans un univers étouffant, aliénant, dysfonctionnel. Mais, semble nous dire le réalisateur, peut-il en être autrement dans ce monde déshumanisé ? La ville et le monde qu'il dépeint semblent en tout cas avoir absorbé l'énergie et la force vitale de leurs habitants, entre monotonie des rapports humains et lenteur implacable de relations minées par un ennui mortel. Dans cette atmosphère parfois urbaine, parfois champêtre, même l'apparition ponctuelle de la musique, très généralement absente des œuvres du réalisateur, ne suffit pas à redonner vie aux personnages. S'en suivent alors de superbes contrepoints, dans Pierre principalement, mais aussi dans une moindre mesure dans Hedda Gabler, où l'immobilité des corps tranche avec le rythme et le dynamisme des compositions choisies.

Un cinéma d'un réalisme froid, écrasant, à mi-chemin entre le théâtre filmé et l'expérimentation filmique, où le choix des cadrages mêlés à une maîtrise totale de l'éclairage des scènes donnent lieu à des plans tableaux d'une grande finesse.

Ce jeu de lumières, Jan Decorte le sublime en tournant principalement en noir & blanc. Au-delà de convoquer un imaginaire hitchcockien dans la seconde partie de Pierre, ce choix stylistique semble surtout démontrer une volonté de magnifier les corps, de travailler les courbes et les lignes des acteurs qu'il manipule dans chacune de ses œuvres. La captation des mouvements, des ombres, des pulsions de ses personnages en est décuplée, iconisant ses protagonistes dans leurs aspects les plus froids comme les plus charnels.

Dans ce monde d'une violence sourde, les rencontres entre ces humains qui s'entrechoquent contrastent avec la monotonie ambiante. Pierre, incarné part Bert van Tichelen, n'est en ce sens que pulsions latentes et désirs refoulés, suscitant par magnétisme les mêmes émotions de la part de Jeanne (Rezy Schumacher), attirée contre toute raison par ce personnage mystérieux et envoûtant. Hedda (Rita Wouters), de son côté, se joue des relations des piètres humains qui l'entourent, maîtrisant et menant ce jeu de dupes pour tenter de faire périr son ennui. Deux profils résolument différents, mais tous deux rattrapés par leur réalité et leur folie.

Le cinéma de Jan Decorte serait-il alors celui "des vies de quelqu'un qui n'a rien vécu", pour reprendre la citation d'ouverture de Gombrowicz ? Il est en tout cas celui d'une réflexion sur l'identité, sur l'individu aux prises avec la modernité, dans tout ce qu'elle a d'aliénant et de déshumanisant. En capturant les errances des corps, la fabrication des mots ou les jeux silencieux de ses protagonistes, le réalisateur part en quête du vrai dans un monde où la réalité elle-même semble avoir perdu toute raison. Et avec la mise en images des mots de Gombrowicz, le texte et la voix tentent de reconstruire petit à petit un semblant de sens, un côté tangible et humain à cette modernité déshumanisée.

Entre chorégraphies douces et propos cyniques et désabusés sur son époque, Jan Decorte a construit en trois films une cinématographie intime et enivrante, nourrie par des lumières et des cadrages inspirés et iconiques. Un complément nécessaire à une histoire du cinéma belge bercée de (sur)réalisme, mais toujours résolument inscrite dans son époque.

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