Blanche Tirtiaux et Victor-Emmanuel Boinem, ex premiers lauréats du Concours des jeunes critiques, ont tous deux découvert Cannes et son festival, en récompense au soin qu'ils ont mis à l'écriture de leur critique. Curieux de savoir ce qu'ils sont devenus depuis et surtout, ce que leur expérience cannoise leur a apporté dans leur vie professionnelle, nous leur avons proposé une rencontre, un regard croisé. Une découverte pour eux, en fait. Nous n'avions évidemment plus en tête que les lauréats ne se sont jamais croisés. Victor-Emmanuel Boinem avait écrit sur la deuxième Palme d'or des Dardenne, l'Enfant. Il se souvient qu'il avait reçu son prix et les félicitations des mains du Directeur général de WBI (Wallonie-Bruxelles International), à l'époque le CGRI, Philippe Suinen, en 2006. Il était étudiant en dernière année des études secondaires, à peine âgé de 18 ans, et cette expérience l'a marqué profondément.
Blanche Tirtiaux, par contre, était en dernière année de Master en Histoire médiévale quand elle a, enfin, gagné le premier prix du concours. Blanche avait déjà participé deux fois au concours, chaque fois retenue parmi les meilleurs, mais pas « la » meilleure. C'est Mobile Home, le film de François Pirot, qui l'y a conduite.
Interview des lauréats du concours de critiques
Cinergie : Victor-Emmanuel, avant de partir à Cannes, est-ce que tu avais déjà l'intention de faire des études de cinéma ?
Victor-Emmanuel Boinem : Non, ce n'était pas encore très défini. C'était une envie, c'est certain. Je pensais aux écoles de cinéma, sachant qu'il y avait le concours d'entrée, qui peut mettre un frein à certaines envies. Surtout quand on a 18 ans, qu'on est encore en train de chercher ce qu'on veut faire dans la vie en général. C'est vrai qu'aller à Cannes m'a mis le pieds à l'étrier. Ça m'a donné énormément confiance et le sentiment que c'était possible. Qu'il fallait en tout cas aller jusqu'au bout : passer les épreuves 3 mois plus tard pour essayer de rentrer dans une école, et que ça valait la peine. Ça a véritablement confirmé un désir !
Et puis, ça s'est très bien soldé. J'ai eu deux concours d'entrée positifs : IAD, INSAS. J'ai donc eu le choix. J'étais plutôt partant pour l'INSAS car l'orientation y est plus documentaire, plus centrée sur le point de vue de l'auteur. C'est ce qui m'intéresse dans le cinéma. J'ai l'impression que, rétrospectivement, on passe, quand on aime les films, de l'admiration à l'amour du cinéma. Quand on a 18 ans, j'ai l'impression qu'on admire certaines choses chez certains réalisateurs puis, petit à petit, on se met à aimer les films et ce qu'il y a d'humain chez les metteurs en scène : la vision, le point de vue, une vision du monde qu'ont certains cinéastes,… On passe d'une simple admiration à des sentiments plus complexes. Et qui viennent toucher à quelque chose de plus humaniste. Car finalement, ce qu'on reconnaît chez un réalisateur qu'on aime, c'est l'humain.
Blanche Tirtiaux : Sa singularité.
V-E B. : Complètement ! Après Cannes, j'ai fait 5 ans d'études de cinéma puis encore 2 ans pour devenir professeur. Car je pense que c'est ce que l'INSAS m'a apporté : le fait de passer d'un amour du cinéma, qui est quelque chose d'assez égoïste, au fait que s'il n'est pas partagé, il ne sert à rien. Il faut donc le passer à quelqu'un, le transmettre. J'ai eu des profs particulièrement intéressants, qui m'ont donné cette envie-là.
B. T. : Tu es prof de quoi ?
V-E B. : Je suis prof d'arts d'expressions dans un collège à Liège, où il y a également eu un lauréat au concours de critiques.
B. T. : En quoi consiste le cours d'arts d'expressions ?
V-E B. : C'est très vaste. C'est à la fois le théâtre, la musique, les arts-plastiques. J'ai des élèves entre 16 et 18 ans. On donne du sens à ce qu'on aime en le communiquant, en le partageant, en voyant des yeux qui s'illuminent et des envies qui naissent. J'ai des élèves qui veulent tenter l'INSAS. C'est très particulier. On a l'impression de se voir, bien que l'on est dans une autre posture. C'est très curieux de voir cette transmission-là qui s'opère au fil du temps. En 2006, j'aurais été incapable de dire que j'en aurais été là aujourd'hui, 10 ans plus tard.
C. : Tu vas donc pousser tes élèves à participer au concours ?
V-E B. : Bien entendu ! Je le fais chaque année. Certains embrayent très vite et d'autres moins.
C. : Avant d'être enseignant tu as travaillé dans la production ?
V-E B. : Je continue. J'ai un mi-temps comme prof, et un autre mi-temps aux « Films du Carré », une société de production à Liège. Je suis principalement dans la lecture des projets. Auparavant, j'étais assistant de production. Maintenant, je lis les différents scénario qui sont proposés. Avec Nicolas Georges, on a des points de vue qui sont assez différents. Mais c'est hyper intéressant, et c'est aussi pour ça qu'il m'a mis à cette fonction-là, car on n'a absolument pas le même point de vue. On se complète finalement assez bien.
C. : Toi, Blanche, tu avais déjà entamé tes études supérieures lors de ta participation au concours de critiques.
B. T. : J'étais en dernière année d'histoire médiévale. Donc rien à voir. J'ai participé 3 fois au concours. Les deux premières fois, j'étais dans les cinq premiers lauréats, mais pas le premier prix. Ma critique avait été retenue, mais je voulais aller à Cannes absolument. Je me suis dit : "C'est pas grave, ça sera pour l'année prochaine". Et finalement, je suis allée à Cannes, j'étais en dernière année de master.
Mais maintenant que j'y repense, le fait d'avoir écrit une première critique, pour les Barons, m'a mis ensuite sur la voie d'écrire des critiques de théâtre pour un site qui s'appelle "Demandez le programme". J'ai fait ça pendant 2 ans et demi. Et je crois que ça a été un facteur déterminant qui a fait que j'ai repris des études de théâtre quand j'ai fini l'Histoire. J'ai des projets dans lesquels je joue et que je mets en scène.
V-E B. : On a finalement un peu le même parcours… Un parcours plus théorique et un autre plus artistique, pratique.
B : Oui c'est vrai. Et je suis aussi prof à mi-temps, de néerlandais. Mais j'aimerais faire quelque chose de plus lié au théâtre; donner des ateliers,…
C : Tu pourrais faire du théâtre en néerlandais avec tes élèves !
B. T. : Mais je le fais ! On fait une chorale, du théâtre, en néerlandais. Parce qu'une langue, c'est tout de même avant tout un moyen de communication.
C : Est-ce que vous vous souvenez comment vous avez entendu parler du concours ? Et pourquoi vous avez eu envie d'y participer ?
B. T. : J'ai vu l'information à l'unif, ou dans un journal. Et je me suis dit "Waw ! Cannes !" En fait, j'ai toujours aimé l'aspect sociologique de la vie. C'est pour ça aussi que j'aime le théâtre. J'aime observer, avoir une excuse pour être quelque part où l'on n'y serait pas a priori. Regarder les gens, comment ils se comportent. La vie est truffée de personnages de théâtre. Donc je m'étais dit qu'aller à Cannes serait une expérience sociologique de haut vol. Ce n'est pas toujours évident d'avoir des portes d'entrée pour des mondes qui ne sont pas les nôtres. Et puis, il y avait l'aspect cinéma qui me branchait bien. Mais j'avais surtout très envie de pouvoir voir le monde de Cannes. Et je n'ai pas été déçue ! C'était une expérience très forte pour moi. Je continue à beaucoup m'en inspirer quand je travaille sur certaines scènes. Car tout ce monde de l'image est très spécial. Ça m'a interpellée de voir qu'il existe des choses dont on n'est pas du tout conscient. On ne peut pas soupçonner ce qui se passe à Cannes si on n'y est jamais allé.
V-E B.: Si je me souviens bien, c'est ma professeure de français qui nous en avait parlé, qui est une passionnée de théâtre et d'art en général. Il y avait toute une séquence sur la critique en classe. On avait écrit pas mal de critiques, mais pas sur le film en question. On était plusieurs de la classe a avoir participé.
B. T. : Ce que je trouve super avec les concours où il faut écrire, c'est qu' il y a une date précise et un objectif. Après ma première critique, sur les Barons, je me suis lancée dans l'écriture de critiques de théâtre. Ce qui m'a permis de voir plein de spectacles grâce à ça.
C: Ca t'a donné confiance et envie de continuer d'écrire ?
B. T. : Oui ! Puis d'aller au bout d'un travail où tu donnes un point de vue plus analytique, en essayant de détecter ce qui t'a plu ou ce qui ne t'a pas plu, ce qui fonctionne bien dans le "produit". Écrire une bonne critique, ce n'est vraiment pas évident. Pour en avoir écrites quelques-unes, j'ai l'impression que tu peux vite te faire une patte dans ce style journalistique, mais écrire une bonne critique où tu amènes autre chose de cohérent… Il y a des critiques qui amènent une dimension supplémentaire à l'œuvre, qui ont vraiment un propos en elles-mêmes qui n'est pas contenu dans le film ou dans la pièce. Et je trouve que c'est quelque chose de rare.
V-E. B. : Bien sûr ! Tous les grands critiques que j'admire, ce sont effectivement ceux qui arrivent à apporter quelque chose de plus. Ce sont des gens qui arrivent avec un angle complètement différent où la perspective est radicalement changée et où l'on peut voir autant le travail humain du critique que du réalisateur du film. Il y a une autre dimension qui complète ce que tu dis, c'est qu'aujourd'hui, on tape le titre d'un film dans Google, et des tonnes de critiques tombent immédiatement. Le monde est rempli de critiques. Truffaut disait d'ailleurs "tout homme a 2 métiers : le sien et critique de cinéma". Tout le monde a son avis sur un film et est capable de le rédiger en 4 lignes lapidaires, ce qui ne demande pas d'avoir un style personnel.
Je suis retombé sur ma critique de l'Enfant, et j'ai été assez sévère par rapport à ça.
Je ne sais pas si tu as osé relire tes critiques ?
B. T. : Non, je n'ai pas osé (rires).
V- E. B. : C'est assez douloureux ! (rires)
Si on n'est plus critique des autres mais encore critique de soi-même, c'est bon signe !
B. T. : Il vaut mieux en fait ! Pourquoi toujours critiquer les autres, alors qu'eux, au moins, font quelque chose. Il faut se mettre au travail maintenant !
C. : Comment as-tu vécu Cannes, Victor -Emmanuel ?
V-E. B. : Ma mère m'a dit que quand elle était à l'école, il y avait un examen de maturité, qui clôturait les Humanités. Elle m'a dit "ton examen de maturité, c'était Cannes". Toutes les responsabilités, être seul à l'hôtel, prendre l'avion seul,… Il y a donc d'abord eu ce volet-là, qui était une grande prise de responsabilités, de prise de contacts, d'essayer d'évoluer dans un univers relativement codifié. Et puis, le festival en lui-même m'a permis de voir des films que je n'aurais jamais pu voir autrement. Des propositions de cinéma complètement différentes que je ne serais jamais allé voir dans d'autres conditions. Et puis j'ai pu appréhender d'autres cinémas que je connaissais de noms mais que je n'avais pas encore véritablement appréciés. C'était l'année de Marie-Antoinette de Sofia Coppola, qui reste pour moi un film vraiment important, et assez sous-estimé, et Flandres de Bruno Dumont.
Tout cela, mêlé à l'univers de Cannes, fait qu'on peut voir ce genre de film dès 8h du matin, sans avoir pris son petit déjeuner… (rires)
B. T. : Et en même temps, ce qui est chouette, c'est que tu y vas vraiment pour le film. J'aimais bien me réveiller pour être à 8h au cinéma et tu t'enfiles un film, puis tu passes d'un univers à l'autre en allant de salle en salle. Puis les conditions de projection sont supers, même si je ne m'y connais pas vraiment, le son est extra… C'est vraiment extraordinaire !
V-E. B. : Et c'est le grand changement aujourd'hui… On consomme des films sur un petit ordinateur portable. En venant en train aujourd'hui, le nombre de gens qui étaient en train de regarder un film sur leurs petits écrans de smartphone… on se dit : "Tout ce travail pour finir sur un téléphone…". Mais à Cannes, il y a ce rituel de la salle de cinéma : des gens qui vont s'asseoir dans l'obscurité, pour regarder ensemble dans la même direction.
B. T. : Le choix des films est de qualité en général. C'est aussi un luxe de savoir que, quoi que tu ailles voir comme film, tu auras un certain gage de qualité. Le reste, c'est du goût. Ça m'a beaucoup plu de revoir des vieux films, car il y aussi "Cannes Classiques". J'y ai vu des films qui m'ont marquée et je suis repartie avec une nostalgie du cinéma des années 60. J'ai trouvé que le cinéma des années 60 était plus engagé, qu'il y avait quelque chose de fort. J'avais l'impression qu'on est aujourd'hui dans un cinéma plus à droite. Je me demandais ce qu'était cette machine qu'est le cinéma, comment sont les gens qui sont là, que racontent les films, que portent-ils comme message, …? Ça fait travailler d'être nourri comme ça. Ça nous fait nous positionner par rapport au monde !
Et puis, il y la fête aussi, à Cannes. J'ai passé beaucoup de temps à essayer de m'introduire partout où je pouvais. J'ai réussi à entrer à la soirée d'ouverture VIP officielle. J'ai été partout ! J'avais envie de voir ! Cette quantité d'argent… ça m'a fort affectée. J'avais envie de le voir, mais c'est un univers particulier. C'est tout ce que le cinéma a de beau mais aussi tout ce qu'il a de cher, de lourd comme infrastructure, même si c'est un art total. Et c'est ça aussi qui est magique.