Considéré comme le premier cinéaste d’animation au Congo, Jean-Michel Kibushi Ndjate Wooto est réalisateur de théâtre et de cinéma, animateur de films d’animation, chercheur, docteur en documentaire de création, d’« hybridité rhizomique, professeur en audiovisuel à l’Université nationale des Sciences de l’Information et de la Communication et à l’Institut national des arts de Kinshasa. Dans Procès Mbako, Anioto homme léopard – mythe et réalité, il centre son récit sur Mbako, un des chefs des Anioto – hommes léopard, arrêté et pendu en 1933 avec ses complices à Wamba au nord-est du Congo. Agissant la nuit, les membres de cette milice secrète ont commis une série d’attaques sanglantes contre les chefs traditionnels utilisant des griffes pour qu’on pense à l’attaque d’un léopard. Par la suite, ils ont étendu leurs attaques aux complices de l’occupation coloniale, attaques qui ont eu lieu entre les années 1910 et 1930-40. Le réalisateur mélange les médiums, animation en stop motion, archives, témoignages, parties documentaires, théâtre filmé pour lever le voile sur cette histoire longtemps restée dans l’ombre.
Jean-Michel Kibushi Ndjate Wooto , le Procès Mbako, Anioto homme léopard – mythe et réalité
Cinergie : Pourquoi avez-vous réalisé ce film ?
Jean Michel Kibushi Ndjate Wooto: L’histoire des hommes léopard, les Anioto, un peuple du Nord Est du Congo, a servi de motif, ici en Occident, à la propagande coloniale pour montrer la cruauté de l’homme noir, de l’Africain. À l’époque, ils disaient que c’était nécessaire de le civiliser. Pensons à la sculpture de l’homme-léopard au musée de l’Afrique de Tervuren, commande du Ministère des colonies à l’artiste Paul Wissaert, qui, à une certaine époque impressionnait le public et témoignait de la cruauté et de la bestialité de l’homme noir. Je voulais apporter un témoignage de terrain, celle de la voix de l’opinion congolaise et contrebalancer avec la propagande coloniale. C’est pour cela que j’ai mené cette recherche scientifique de terrain, conjointement à l’Université Libre de Bruxelles, l’Université de Gand et La Cambre, pour apporter un autre son de cloche par rapport à ce que la littérature franco-occidentale, la littérature belge essentiellement, racontait.
C.: Au départ vous êtes animateur, dans ce film vous avez mélangé les techniques. Comment avez-vous procédé pour ce film ?
J.-M. K. : C’était un travail complexe parce qu’il fallait mener, simultanément, la démarche artistique très difficile dans les archives et contextualiser la documentation par des techniques d’animation, plus précisément le dessin en 2D et en 3D. Au départ, je voulais faire du stop motion mais, à Kinshasa, on a eu beaucoup de difficultés pour mettre en place le plateau, les personnages et faire du stop motion. J’ai décidé de laisser de côté cette approche pour choisir le dessin animé avec des animateurs congolais que j’ai formés. Cela s’est fait pendant des périodes de 3-4 mois par an pendant au moins 4-5 ans pour réunir l’ensemble des séquences animées. Pour l’animation, à côté de la prise de vue réelle, j’ai dû adapter les procès dans une « structure zigzag », une technique de narration organique, à l’image du palmier à huile qui était la métaphore artistique de ma recherche scientifique. L’animation amène donc une couche d’imaginaire qui nous permet d’avoir du recul par rapport aux archives coloniales et, en même temps, elle complète les témoignages sources des Congolais, notamment ceux des descendants des hommes léopard pendus au Nord Est du Congo comme le personnage principal, Monsieur Mbako, qui était à la fois autorité coutumière et auxiliaire du régime colonial. Il a joué sur les deux terrains : servir les autorités coloniales et assumer le rite initiatique de sa communauté, celui du Mambela, le rite d’initiation des jeunes garçons à l’âge adulte.
C.: Pendant votre travail de recherches, est-ce que les archives étaient facilement accessibles ou étaient-elles cachées ?
J.-M. K. : Les archives ne sont pas vraiment accessibles à tous les chercheurs. J’ai mis deux ans et demi après ma demande officielle pour accéder aux procès-verbaux originaux des Anioto hommes- léopard. L’administration belge m’a refusé d’y accéder. Pendant que, dans ma cellule de recherches et bien avant, beaucoup de chercheurs belges ont travaillé sur les mêmes archives. Dans mon cas, ce fut difficile, j’ai perdu deux ans et demi et j’ai dû trouver des subterfuges pour mettre la main sur ces archives via une personne de mon équipe de recherche.
C.: Ces archives avaient déjà été étudiées ?
J.-M. K. : Il y a eu par le passé Madame Vicky Van Bockhaven, professeure à l’Université de Gand, une de mes copromotrices, qui avait déjà mis la main sur ces archives. Elle est historienne de l’art donc ce n’était ni une adaptation théâtrale ni cinématographique comme dans mon cas. Elle a étudié comment certains Anioto procédaient aux attaques de personnes et comment l’administration coloniale menait des enquêtes à l’époque pour pouvoir les déceler. En effet, on doit souligner que la connaissance des attaques des Anioto était complètement méconnue parce que c’était secret dans la communauté Bali. Pendant plusieurs années, on ne savait pas si les meurtres étaient commis par des hommes ou par de vrais léopards. Il a fallu mener des enquêtes et des dénonciations à la suite du conflit entre ce notable Anioto Mbako avec l’administration coloniale. Il y a eu dénonciation y compris des autopsies de médecins légistes. On en est arrivés à la conclusion que ces meurtres n’avaient pas été commis par des léopards mais bien par des hommes initiés avec un objectif précis parce que, d’après les témoignages des descendants des Anioto, la plupart des attaques étaient menées contre les auxiliaires coloniaux qui étaient des cathéchistes à l’époque, des clercs, des cuisiniers, des femmes de ménage au service de l’administration coloniale, des religieux et des coloniaux. Les Anioto étaient une forme de « résistance » ritualiste puisqu’ils attaquaient leurs propres frères qui collaboraient avec les coloniaux. Ici, on est à la rencontre, la confrontation de deux cultures : la culture occidentale et la culture traditionnelle. Dans la culturelle traditionnelle, il y avait la loi coutumière qui incluait parfois des abus et des injustices selon les mœurs locales. L’administration coloniale, disons la culture occidentale, s’est imposée sur les traditions locales.
C.: Un des personnages de votre film se demande pourquoi on peut juger les hommes léopard en se basant sur la justice occidentale. Est-ce que cette histoire fait partie des témoignages qui sont véhiculés par la population ? Est-ce que ces histoires se racontent dans la population actuelle ?
J.-M. K. : Oui, dans la région de Bafwasende au Nord Est du Congo, l’histoire des Anioto est prégnante dans la mémoire locale. Être un Anioto, c’est se surpasser, c’est un imaginaire de résistance et de force conjugué par les forces locales et spirituelles. Aujourd’hui, dans les groupes de rébellion qui pullulent dans le Nord Est du Congo, beaucoup se revendiquent de la force spirituelle des Anioto, de la résistance spiritualiste des hommes léopard. La colonisation n’a pas effacé cette mémoire qui se perpétue jusqu’à nos jours.
C.: Les rites se perpétuent aussi ?
J.-M. K. : Les rites, de moins en moins mais ils se sont transformés. Hier, c’étaient des armes traditionnelles, aujourd’hui, ce sont des armes modernes comme les kalachnikovs qui sont utilisées par les groupes résistants bien entendu imprégnés des forces spirituelles, des fétiches, des rites de tatouage moderne par rapport aux rites de tatouage anciens auxquels les initiés étaient soumis pendant des semaines dans la forêt en compagnie des maîtres d’initiation, spécialistes des tatouages rituels.
C.: Avez-vous trouvé facilement les personnes qui témoignent dans votre film ?
J.-M. K. : Dans le film, il y a deux catégories de personnes ressources. La première, ce sont les autorités traditionnelles qui sont des chefs coutumiers, pas spécialement de la région Nord Est. J’ai rencontré l’association de chefs coutumiers qui connaissaient ces rituels. Pour eux, ce ne fut pas très difficile, ils avaient envie de témoigner. Dans le film, j’ai hésité consciemment, je n’étais pas certain de vouloir exhiber les descendants directs à part le narrateur, arrière-petit-fils d’un Anioto pendu. Mais pour le personnage référent du film, Mbako, je n’ai pas voulu montrer d’image de ses descendants dans le documentaire.
La deuxième catégorie est essentiellement constituée par des intellectuels congolais, des historiens, des philosophes, des hommes politiques imprégnés de la culture congolaise qui ont dû témoigner avec leur ressenti. Ces témoins donnent un autre son de cloche par rapport à l’immensité de la propagande coloniale. Aucun congolais n’a écrit sur le sujet pour donner un autre son de cloche. C’était donc nécessaire pour moi d’aller écouter à la source les ressentis pour contrebalancer et enrichir le débat. Aujourd’hui, on est dans la culture d’effacement. Il est difficile d’effacer le passé. Il faut donc le contextualiser face aux discours dominants et à la relecture de l’histoire. Le temps qui passe apporte un éclairage nouveau. Cela valait la peine pour moi de mettre autour du débat le point de vue qui était méconnu et non entendu jusqu’à ce jour.
C.: Pourquoi avoir fait référence à Tintin dans votre film ?
J.-M. K. : Il est là pour montrer que le passé nous rattrape toujours et que la force de la propagande coloniale continue jusqu’à aujourd’hui. Quand on voit que pour l’anniversaire de la sortie de Tintin au Congo, on a créé la sculpture de l’Anioto, homme léopard. Il ne faut pas oublier que dans l’ensemble des publications des albums de Tintin, Tintin au Congo est le deuxième album le plus vendu au monde. On a mis dans le musée imaginaire de Tintin, la sculpture qui occupait une place de choix. Donc l’imaginaire du sauvage noir continue de donner une information contextualisée. C’est important d’avoir de la distance par rapport à cet imaginaire.
Pour la réédition de Tintin au Congo, la diaspora a insisté pour ajouter un texte de contextualisation, pour expliquer les circonstances dans lesquelles cet album avait été créé. Mais l’éditeur n’a pas voulu, il fallait rester fidèle à l’esprit de l’époque.
C.: Combien d’années se sont passées entre l’idée du film et sa réalisation ? Comment s’est déroulée cette création ?
J.-M. K. : Au total, j’ai mis 5 ans à faire ce film parce que la recherche est allée par différentes séquences : le volet scientifique, c’est-à-dire la recherche dans les archives et le retard que j’ai eu à me procurer les procès-verbaux qui m’ont permis de faire une adaptation à la fois théâtrale et une adaptation cinématographique. Il ne faut oublier qu’avant le tournage du volet cinéma, j’ai fait l’adaptation théâtrale à Kinshasa avec des acteurs qui ont joué à travers les salles de théâtre et les universités au Congo avec débat et projection des archives à la fin de chaque représentation. Cinq ans m’ont permis de boucler la partie documentaire et les animations 2D et 3D du film avec la postproduction qui a pris du temps.
C.: Est-ce que vous aviez utilisé l’animation pour documenter une réalité dans vos films précédents ?
J.-M. K. : Non, c’est la première fois que je fais la synthèse de mon parcours artistique. Je suis d’abord metteur en scène de théâtre puis au cinéma, spécialisé dans l’animation. C’est pour cela que je l’appelle documentaire hybride, rhizome qui réunit plusieurs disciplines artistiques. On a le jeu d’acteur, la peinture, les techniques d’animation 2D, 3D, la forme documentaire de fiction et l’apport de la tradition orale. Il y a de la musique traditionnelle et une narration griotique, le tambour parleur. J’ai nourri ce film de toutes les ressources traditionnelles nécessaires pour accompagner la narration et pas seulement la culture du Nord Est du Congo liée aux Anioto. Le volet griotique vient surtout du centre du Congo. J’ai essayé d’effacer les frontières des disciplines artistiques pour obtenir la narration et la dramatisation du récit.
C.: Étiez-vous seul dans ce processus ?
J.-M. K. : Non, j’ai été le chef d’orchestre de plusieurs talents congolais, belges, sénégalais, rwandais, français, burundais. Tout le plaisir résidait dans la négociation et dans le fait de vivre une expérience commune, partagée. J’avais déjà travaillé avec plusieurs acteurs congolais que j’avais rencontrés lors d’ateliers de formation aux métiers du cinéma que je donnais au Congo avec l’Académie des Beaux-Arts et l’Institut National des Arts. La plupart des artistes viennent de ces deux institutions. En Belgique, j’ai travaillé avec plusieurs techniciens, photographes, monteurs.
C.: Avez-vous d’autres projets dans le même esprit pour la suite ?
J.-M. K. : Pas pour l’instant. J’ai un projet de long métrage en stop motion pour lequel le scénario attend. C’est difficile de convaincre des partenaires à l’international et pour pouvoir monter les projets de coproduction mais en attendant, je dois accompagner ce documentaire dans sa diffusion, dans les festivals et auprès de mon distributeur américain qui fait un travail passionnant et qui a déjà distribué mes premiers courts métrages. Je vais aussi continuer à enseigner en milieu universitaire notamment à Kinshasa le documentaire de création, d’investigation qui conjugue ce que j’appelle l’hybridité ryzhomique en amenant les archives, la prise de vue réelle et l’animation pour donner un imaginaire fort dans la relecture du réel dans le cinéma.
C.: Qu’avez-vous utilisé comme techniques d’animation ?
J.-M. K. : J’ai utilisé plusieurs techniques du cinéma d’animation : le papier découpé, le dessin en 2D, en 3D et le stop motion avec des marionnettes à armatures. C’est cette dernière technique que j’ai utilisée dans mon dernier moyen métrage Prince Loseno en 2004 qui avait été mis à l’honneur lors d’une exposition au festival Anima il y a quelques années et dont les décors ont circulé en France, Belgique, Allemagne et Maroc.