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Jérémy Depuydt et Giuseppe Accardo, Pina

Publié le 30/04/2023 par Malko Douglas Tolley, Marwane Randoux et Vinnie Ky-Maka / Catégorie: Entrevue

Pina de Jérémy Depuydt et Giuseppe Accardo, sélectionné dans la catégorie compétition nationale d'Anima 2023, remporte le prix de la RTBF ainsi que le Grand prix du meilleur court-métrage de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Cette histoire captivante mêle mafia, mythologie, enjeux écologiques, le tout avec une esthétique remarquable qui prouve que le cinéma d'animation n'est pas réservé aux enfants.

Rencontre avec les réalisateurs.

Cinergie : Comment vous êtes vous rencontrés ? Quel est le point de départ de votre collaboration ?

Giuseppe Accardo : Nous nous sommes rencontrés il y a neuf ans. On a très vite compris qu'on avait en commun cette envie de raconter des histoires. Nous sommes issus d'univers différents puisque je suis plutôt scénographe tandis que Jérémy est réalisateur de films d'animation.

L'idée qui m'est venue préalablement à notre rencontre est celle d'une jeune fille qui, grâce à ses pouvoirs magiques, a la capacité de renouveler la nature en faisant pousser des fleurs et des plantes. J'ai partagé cette idée avec Jérémy et c'est sur cette idée qu'a débuté notre collaboration. Par la suite, l'écriture s'est faite à quatre mains. Nous avons beaucoup échangé afin d'équilibrer les idées de l'un et l'autre avec pour objectif d'avancer dans la narration.

 

C. : Y-avait-il dès le départ cette intention d'aborder la Sicile et de faire référence à ses bandits ainsi qu'aux origines de la mafia ?

Giuseppe Accardo : Le concept de départ consistait à mettre en lumière l'identité d'une île comme la Sicile, d'où je suis originaire, et de le faire à travers un mythe. Je suis également un passionné de mythologie classique et ma volonté avec Pina était d'incarner un esprit vital qui pouvait ensuite évoluer vers quelque chose de plus sombre, de plus obscur.

C'est à ce moment-là qu'on a décidé d'introduire les chefs mafieux par le biais des bandits qui occupent le rôle des antagonistes dans l'histoire. La figure mythologique d'Hadès (le dieu qui règne sous terre souvent considéré comme le « maître des enfers ») a dès lors pris la forme d'un chef mafieux. C'est de cette manière que nous avons effectué la jonction entre la culture sicilienne et la mythologie classique.

 

C. : Comment s'est déroulée l'écriture à quatre mains et votre collaboration ?

Jérémy Depuydt : L'idée de mettre en lumière Proserpina (divinité romaine équivalente à Perséphone qui, malgré son statut de reine des enfers, est considérée également comme une déesse du printemps) m'a beaucoup plu. Très vite, j'ai écrit un synopsis sur base des idées avancées par Giuseppe et,à partir de là, un ping-pong d'idées nous a permis d'écrire très très vite le dossier d'aide à l'écriture présenté au CNC (Centre National du Cinéma et de l'Image Animée). L'écriture débutée en 2017 aura finalement pris deux ans entre l'écriture, son financement et nos diverses réécritures. La phase de production n'a donc débuté qu'en 2019. C'est à ce moment-là que j'ai commencé la conception du storyboard, des personnages ainsi que des décors.

 

C. : S'agit-il d'une première diffusion en Belgique lors du festival Anima 2023 ? Le film a-t-il déjà été projeté devant un large public ?

Giuseppe Accardo : Le film a déjà été projeté au cinéma Galerie de Bruxelles en présence de nos amis et familles. C'était vraiment important de le diffuser en premier à Bruxelles car ce projet a vraiment été développé ici. Je vis d'ailleurs depuis bientôt dix ans en Belgique. Nous l'avons également projeté en Sicile dernièrement. Il a également été montré dans d'autres festivals et il vient de gagner un prix à Sydney. Ensuite, il va être montré en République tchèque, en Italie et en France à Aix-en-Provence.

 

C. : Qu'est-ce que ça représente pour vous d'être diffusé au Festival Anima qui reste un festival de film d'animation majeur et une belle vitrine pour les cinéastes d'animation ?

Jérémy Depuydt : Pour moi, c'est hyper particulier d'être de retour en sélection à Anima. Il y a déjà 19 ans, j'ai proposé mon premier court-métrage d'animation ici. Je ne vais pas dire qu'il s'agit de boucler une boucle parce que j'aimerais bien en faire d'autres. Mais il s'est passé du temps depuis mes débuts et j'ai surtout été technicien sur des séries télé ou pour de la publicité. Ce projet fut l'occasion pour moi de remettre le pied à l'étrier dans le cinéma d'animation, et c'est génial.

 

C.: Vous êtes également professeur d'animation à Saint-Luc depuis près de cinq ans. Comment mesurer l'évolution, d'un point de vue personnel, entre votre premier projet au début des années 2000 et Pina près de 20 ans plus tard ?

Jérémy Depuydt : Le film représente une sorte de bilan de toute ma carrière de technicien. J'ai pu y mettre tout mon savoir-faire, que ce soit en termes d'écriture, de mise en scène, d'esthétique mais également d'identité. Et oui, je suis également professeur car il faut plusieurs casquettes afin de perdurer dans ce secteur qui reste très compétitif.

L'aspect graphique est un mélange de nos deux personnalités. De mon côté, je suis graphiste et j'aime les couleurs ainsi que les formes tranchées. Giuseppe est davantage plasticien, un peu plus peintre, de par son métier de scénographe. J'ai dû prendre en main la direction artistique pour être à l'aise avec le film. Je suis donc allé dans une direction qui me convenait, tout en respectant aussi cet aspect traditionnel et fait main. On a trouvé une technique qui nous a semblé parfaite, celle de rendre hommage à la céramique sicilienne et méditerranéenne.

Giuseppe Accardo : De mon côté, j'ai accueilli à bras ouverts les propositions de Jérémy. Il fallait moderniser, renouveler et rendre moins stéréotypé cet univers. On a gardé les traits et la peinture qui étaient très importants pour moi (les traces de l’émail sur la céramique), tout en conservant cette fraîcheur contemporaine de l'animation.  

Jérémy Depuydt : Tu as également participé énormément aux décors.

Giuseppe Accardo : Effectivement, j'ai participé pas mal aux toiles de fond (back drops) et au background. Étant scénographe, c'est un peu mon métier de concevoir le décor. Chacun a donc en quelque sorte gardé son rôle en fonction de ses compétences spécifiques, selon les besoins du film.

 

C. : On remarque vraiment l'esthétique inspirée des céramiques. Peut-on les retrouver à Caltagirone en Sicile ou ailleurs ?

Giuseppe Accardo : Tout à fait. Caltagirone reste la ville phare de la production de céramiques en Sicile. Mais si tu observes bien le film, les motifs de céramique représentant la nature sont disséminés un peu partout. On les aperçoit dans les feuilles, à travers les fleurs qui se retrouvent sur les assiettes mais également sur les plateaux. On a également installé des éléments un peu organiques, voire humains. On voulait un mélange entre figuratif et symbolique.

 

C. : D'un point de vue technique, quels sont les procédés d'animation que vous avez utilisés ?

Jérémy Depuydt : On a travaillé très digitalement sur les logiciels. Au départ, on avait prévu de faire ça sur des celluloïds peints avec des pinceaux vitro. Ça donnait pas mal, mais c'était un énorme travail de compositing (le compositing est un ensemble de méthodes de fusion de sources d’images pour en faire un plan unique) rien que pour pouvoir faire les décors. On a donc changé de technique et j'ai créé une brosse sur un logiciel professionnel afin d'aller beaucoup plus vite. De plus, ça nous a permis de trouver une esthétique cohérente tout au long du film.

 

C. : Les voix des personnages qui parlent italien sont-elles celles de comédiens siciliens ? L'ambiance sonore est également très prenante. Quelle a été votre démarche à ce propos ?

Giuseppe Accardo : L'idée des acteurs et des personnages revêtait une grande importance pour nous. On voulait être original de ce point de vue. D'abord, on a souhaité que le film soit muet. Mais on allait quand même assez vite dans la narration et l'histoire devait rester compréhensible. On a donc eu besoin de voix pour certains passages importants. Mais on a vraiment considéré les voix comme un son qui s'ajoute à la bande sonore. Pour ma part, il fallait ressentir le côté rural dans la bande son. Il fallait cette ambiance de campagne. On a donc fait appel à une compagnie de théâtre amateur de la ville d'où je viens, Alcamo près de Palerme. C'était leur première collaboration pour un film d'animation. Pour le chef des méchants, on a fait appel à Cesare Biondolillo, un acteur professionnel, afin d'obtenir cette gravité dans la voix.

Jérémy Depuydt : Les voix siciliennes étaient également très importantes pour moi. La Sicile est un territoire assez restreint et je me disais qu'à l'international, ça permettrait au public d'être plongé dans l'univers poétique et onirique du film.

Giuseppe Accardo : Plus largement, c'est aussi une sorte d'hommage à l'histoire de la Sicile avec ses bandits. Il y a peu, on a encore arrêté un chef de la mafia recherché pendant plus de trente ans. C'est toujours un sujet actuel en Sicile. On voulait aussi s'adresser aux nouvelles générations en les questionnant sur cette oppression latente qui existe sur l'île depuis de nombreuses décennies. Peut-on vivre en Sicile tranquillement ? Ce film est finalement l'expression de nombreuses expériences que j'ai vécues en Sicile dans ma jeunesse.

Jérémy Depuydt : En ce qui concerne la musique, on a travaillé avec David Gana et Laurent Cabrillat de Milk Music. On a eu la chance de remporter le concours de projet du festival de Marseille qui met en contact des compositeurs et compositrices avec des cinéastes. Cela nous a vraiment permis d'avoir un choix incroyable. Nos intentions étaient claires. On voulait quelque chose de "Morriconien" qui évoque les grands espaces avec un rendu assez épique voire magique. Ce n'est quand même pas rien et ils ont fait un travail formidable. D'ailleurs, ils ont gagné un prix pour la musique dans un festival il y a peu et ça nous a rendu très fiers.

Giuseppe Accardo : Et il y a aussi un caméo avec la voix de Rosa Balistreri qui est notre Cesária Évora. C'est une chanteuse icône de l'île, décédée il y a longtemps, et sa fille nous a permis d'avoir les droits pour utiliser sa chanson.

Jérémy Depuydt : Pour la chanson de fin, nous avons également eu les droits de la chanson Disiu des Fratelli Rimi.

Giuseppe Accardo : Ce sont des jeunes qui viennent également d'Alcamo et ça fait du bien. Les Siciliens sont occupés à voyager à travers le monde grâce à ce film.

 

C. : Quelles sont les sociétés qui ont été mobilisées pour la production ?

Jérémy Depuydt : Pixelion est un studio que j'ai monté à mon retour du Pérou et je l'ai utilisé pour recruter le personnel bruxellois essentiellement. Next Day Films s'est occupé surtout de la production et de la recherche de subsides.

 

C. : Votre film met en avant la désertification des sols mais également la volonté d'une femme de se rebeller face à son oppresseur. Votre film est-il, doit-il, être considéré comme engagé ?

Giuseppe Accardo : En effet, on connaît également ce problème de sécheresse pour l'instant. Le film n'a pas cette volonté d'un engagement écologique à la base. Mais les conséquences de l'action mafieuse en Sicile a été à l'origine de la destruction de la nature sur l’île. Donc pourquoi pas garder cette idée de reprise de la vie sur des espaces naturels détruits. On peut le voir à plusieurs niveaux et cette idée d'écologie est très pertinente, même si ce n'était pas notre intention initiale.

Jérémy Depuydt : On peut même extrapoler et parler d'éco-féminisme si l'on veut. Il s'agit bien du combat d'une mère et d'une fille contre une construction patriarcale de cette société. Après, comme Giuseppe l'a dit, il ne s'agit pas de notre fil conducteur. Pina est une femme mais elle aurait pu revêtir d'autres formes également.

 

C. : On peut peut-être conclure qu'il s'agit d'un parallèle entre la désertification des sols et la désertification de l'âme face aux oppresseurs. À propos du caractère philosophique du film, une scène de l'héroïne fait écho à la scène du Fruit Défendu de la Bible. Pouvez-vous nous en dire plus à ce propos ?

Jérémy Depuydt : Justement, Pina ne mord pas dans cette grenade et elle ne répond donc pas à cette tentation. Elle évite de mordre dedans en s'évanouissant et finalement cette grenade va être le fruit de sa libération. Et puis, la grenade est le fruit symbolique de la Sicile.

Giuseppe Accardo : La grenade est le fruit de Proserpina dans tous les récits qui la mettent en scène dans la mythologie. C'était un fruit considéré comme magique à l'époque car il rappelle l'organe féminin. C'est un symbole puissant. On a clairement joué sur l'histoire d'Adam et Eve avec la pomme et c'est finalement ce fruit qui lui sauve la vie. C'est l'idée que ce fruit la libère en quelque sorte de son péché originel.

 

C. : Quelles sont vos attentes pour la suite ?

Jérémy Depuydt : Déjà c'est que le film voyage et qu'il soit sélectionné en festival. Les festivals reçoivent beaucoup de films et, quand un film est retenu, ça valorise notre travail. Il s'agit de trois années de travail acharné. Avec la Covid, ça n'a pas été facile. Maintenant on va profiter de tout ça et l'avenir nous dira si l'on collaborera à nouveau ensemble un jour sur un autre projet.

Giuseppe Accardo : Exactement, on va un peu profiter de tout ça et puis on verra pour la suite.

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