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Jonathan Millet, Les Fantômes

Publié le 20/08/2024 par Kevin Giraud, Vinnie Ky-Maka et Eric Piette / Catégorie: Entrevue

Avec les Fantômes, Jonathan Millet se fait artisan de la ligne claire à l’écran

Pour son premier long métrage de fiction, le réalisateur Jonathan Millet infuse Les Fantômes de son expérience de documentariste, tout en tissant un film entre thriller, drame, film d’aventure et récit tragique d’existences minées par la vengeance. Une création à la fois simple et multiple, tissée à mille mains avec l’aide des nombreux îlots de réalité, témoins et récits dont il a pu s’entourer. Rencontre en amont de la sortie belge du film, ce mercredi dans les salles.

Cinergie : Comment s’est passée cette première écriture de long métrage? Quels ont été les défis?

Jonathan Millet : Étant un cinéaste venant plutôt du documentaire, j’ai déjà eu l’habitude de travailler sur le format long. Mais il est évident qu’en fiction, ce ne sont pas les mêmes enjeux et pas du tout la même écriture. Et en même temps, ce à quoi je suis le plus habitué en tant que spectateur, ce sont les longs métrages. Donc repérer les écueils, les codes, ce qu’il faut et ne faut pas faire, j’y arrivais déjà tout en ayant moi-même envie de jouer avec ce qui se fait normalement. Je crois beaucoup à la ligne claire du récit, à ce que tout tienne en une chose : c’est un gars, qui suit un autre gars. Ensuite, j’ai ajouté autour de ce point de départ tout ce qui me touche personnellement comme spectateur, c’est-à-dire le temps pour installer les personnages, l’intrigue, et laisser de l’espace pour que le public soit actif, sans qu’on lui donne des réponses toutes faites. Travailler cette longue approche d’un protagoniste vers un autre, qui se rencontrent extrêmement tard dans le récit, mais dont la rencontre dure très longtemps, cela m’a permis de jouer avec les codes lors de l’écriture, d’instaurer un rythme singulier tout en éliminant le didactique, l’explicatif, et d’essayer de trouver uniquement des idées visuelles, sensorielles, implicites pour raconter ce qui se joue vraiment entre ces personnages et dans l’esprit de ceux-ci.

 

C. : Dans cet exercice, comment avez-vous trouvé l'équilibre entre la réalité des faits dont s’inspire le film et la fiction?

J.M. : En fait, je ne les oppose pas tout à fait. Le réel est le point de départ, c’est ce qui me donne l’envie de faire ce film, et c’est également la matière dramatique du récit. In fine, le spectateur doit selon moi avoir un aperçu assez proche de ce qui s’est passé. Mais entre les deux, j’ai tous les outils de la fiction à disposition pour pouvoir faire ressentir au plus proche ce qu’auraient pu vivre ces personnages, mais sans jamais détourner la réalité. La trahison aurait été d’insuffler trop d’action, de spectaculaire à ce récit, ou quoi que ce soit qui n’ait pas réellement eu lieu. Quand j’entends ces récits, je sens bien à quel point ils ont marqué celles et ceux qui les ont vécus. Mon but est plus de montrer, en utilisant cette réalité, à quel point le personnage est perclus d’angoisse et de tension, et de faire vivre ce ressenti au spectateur.

 

C. : Cette tension, on la ressent tout particulièrement dans la confrontation entre Hamid et son ancien tortionnaire présumé. Comment avez-vous abordé ce moment clé du film?

J.M. : En tant que spectateur, j’aime beaucoup quand dans un film, une scène distend le temps. Quand soudain, on est plongés dans le moment et que plus rien d’autre n’existe que ce qui se passe là. La scène dure douze minutes et c’est comme si les personnages avaient vécu douze minutes l’un face à l’autre. Mais celle-ci ne fonctionne que par tout ce qu’on a vécu et compris jusque-là, on a besoin d’avoir fait tout le parcours de ce personnage, compris toutes les imbrications pour pouvoir se dire que derrière cette discussion anodine, c’est un véritable duel qui se joue. Pour cette scène, j’ai demandé aux deux comédiens, Adam Bessa et Tawfeek Barhom, à ce que l’on ne répète que les gestes, les silences et les temps, tandis que tout ce qu’ils se disent a plutôt l’air d’une conversation anodine. À cela se sont ajoutées des choses que je n’avais pas prévues, comme par exemple le fait que Tawfeek qui joue le possible tortionnaire ne parlait pas un mot de français. Quand on ne maîtrise pas une langue, on essaie de paraître très sûr de soi tout en cachant un peu ce que l’on dit. Cela crée un rapport très particulier à sa diction qui renforce encore la tension. À un certain moment, comme il a peur de son accent, Tawfeek se met à manger tout le temps, et cela lui donne un côté hyper carnassier, qui correspond parfaitement à la scène. Celle-ci a par ailleurs été tournée très tard dans le planning de production, et les deux comédiens étaient déjà imprégnés du fait qu’ils n’aient jamais encore joué l’un avec l’autre et qu’ils n’aient pu que s’observer, s’être chargé l’un contre l’autre jusqu’à cette libération. Mon modèle, c’était de me dire que dans un film classique, c’est le moment du duel où les deux personnages se tirent dessus ou se battent. Je voulais retrouver cet accomplissement, mais en même temps sans qu’il ne se passe rien. La scène fonctionne car le spectateur se projette. Il n’y a rien de plus fort que ce qu’il se crée comme projection de ce qui peut se passer.

 

C. : Comment avez-vous choisi des comédiens, et votre casting dans l’ensemble?

J.M. : Ça a été un processus très long, pas du tout évident. Dans mon approche, je pensais à l’origine prendre des comédiens syriens. Mais j’ai vite compris que, de par son propos politique et dénonciateur, c’était très compliqué pour un syrien d’avoir le rôle principal de ce film et d’être mis en avant, avec tous les risques que cela pouvait représenter pour eux et leurs familles parfois encore sur place. J’ai finalement élargi le casting aux comédiens arabophones dans un grand nombre de pays, et j’ai rencontré de nombreux comédiens aux visages qui m’étaient inconnus. En tant que spectateur, c’est quelque chose que j’apprécie beaucoup, pouvoir découvrir à l’écran de nouveaux visages, et j’avais cette envie ici également. Pour le personnage principal, je cherchais une intensité extrêmement forte, tandis que son antagoniste devait avoir quelque chose d’impalpable, une sorte de magnétisme irrésistible. Ces deux pôles, j’ai réussi à les trouver dans ce duo de comédiens. Cela étant dit, venant du documentaire, c'était important pour moi de placer des repères de réalité dans le film. Nous avons tourné avec plusieurs comédiens non professionnels, avec des Syriens qui jouent leur propre rôle d’exilés ayant vécu ces événements, nous avons placé l’action dans un camp de réfugiés, etc. Ces petits îlots de réalité, j’ai l’impression de les ressentir et qu’ils me disent que tout cela est vrai. Dans l’écriture comme dans le tournage, j’ai été aidé par beaucoup de Syriens, des gens qui avaient déjà pris parti dans la lutte contre Bachar et qui n’avaient plus de risque à courir. C’est notamment le cas de Hala Rajab, qui incarne le personnage de Yara. Elle n’est pas comédienne à l'origine, c’est une réalisatrice qui m’a aidé dans de nombreux aspects du film, de son écriture à sa fabrication.

 

C. : Avez-vous pu partager ce film avec des personnes ayant été touchées par ces événements?

J.M. : Tout à fait. Dès le montage en fait, je voulais pouvoir montrer ces images non seulement pour en gommer les imperfections, mais aussi pour au contraire effacer les choses révélées qui ne devraient peut-être pas l’être. Celles et ceux qui m’ont aidé à l’écriture, ont témoigné ou m’ont partagé leurs récits, ont ainsi pu voir le film. Ce qui les a touchés, c’est qu’il n’y a pas de personnage ajouté, de narrateur français externe qui en serait en fait le héros. Ce sont eux les vrais héros du film, et c’est un parti pris qui me semblait évident depuis le début. Ces hommes et ces femmes sont des héros de cinéma. Tragiques, bien sûr, mais dont l’histoire folle et incroyable m’a complètement emporté, et j’avais envie de la faire vivre à travers leur point de vue, et pas au travers de celui d’un tampon comme on en voit parfois.

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