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Julien Hayet-Kerknawi, réalisateur de The Last Front

Publié le 07/02/2024 par Malko Douglas Tolley et Antoine Phillipart / Catégorie: Entrevue

Avec la sortie de son premier long métrage, Julien Hayet-Kerknawi fait une entrée remarquée dans le paysage cinématographique belge. Avec des stars locales comme Koen De Bauw, mais également internationales comme le Britannique Iain Glen (Game of Thrones) ou la comédienne et mannequin russe Sasha Luss (Valerian, Anna), The Last Front est probablement le film belge le plus hollywoodien des dernières années.

Effets spéciaux spectaculaires, costumes et décors incroyables, acteurs de renom, rarement un film belge n’est apparu autant made in USA. Plus complexe et réfléchi qu’il n’y paraît au premier abord, ce premier long métrage du jeune réalisateur gantois évite néanmoins les affres du cinéma popcorn en proposant une vraie histoire aux intrigues secondaires multiples et captivantes. 

Cinergie : Pouvez-vous nous en dire plus sur vous et votre parcours depuis vos débuts ? Comment est née votre passion pour le cinéma ? 

Julien Hayet-Kerknawi : Dès mes 5 ou 6 ans, j’avais un plaisir énorme à voir des films sur grand écran. Je les voyais en boucle. Dans ma jeunesse, j’adorais les films d’actions ou de guerre comme on en faisait à la fin des années 1990. Il y a des films qui m’ont marqué comme Pearl Harbor (2001) ou The Patriot (2000). J’adorais les films spectaculaires de Michael Bay à son époque de gloire (The Rock en 1996 ou Armageddon en 1998 par exemple).

L’envie de faire du cinéma m’est venue rapidement. Dans notre société actuelle, tout le monde a envie de raconter des histoires. Parfois, c’est en écrivant. Pour certains, c’est via les réseaux sociaux et Instagram par exemple. Chacun doit trouver son médium. Le mien, c’était le cinéma. C’est grâce au cinéma que j’ai réussi à exprimer mes émotions et faire passer des messages. À travers les personnages, on peut exprimer les traits de caractère qu’on a par exemple retrouvés chez d’autres personnes dans nos vies de tous les jours. Je fais passer de nombreuses émotions à travers les personnages de mon film.

 

C. : En dehors du cinéma américain, aviez-vous un intérêt particulier pour d’autres cultures cinématographiques ?

J. H.-K. : Peu importe que le cinéma soit européen ou américain, ce qui m’intéressait quand j’ai voulu faire du cinéma, c’est le cinéma qui a du style et une « vibes ». J’entends par là ces films beaux avec une ambiance et de l’action. Des films qui vont vite, où l’on ne s’ennuie pas. Un bon thriller qui captive ou des acteurs qui vendent du rêve et mettent des étoiles dans les yeux. Il y avait aussi du cinéma asiatique qui me procurait ce type d’excitation, même si c’était en effet souvent du cinéma américain. J’appelle ça du cinéma “opératique” avec beaucoup de musiques épiques, des coupages au montage ainsi que des mises en scène spectaculaires qui dépassent la réalité ou du moins celle du quotidien. J’aime ce type de cinéma spectaculaire et c’est ce que j’ai voulu réaliser avec The Last Front

 

C. : Vous n’avez pas pour autant décidé de faire une académie ou un parcours classique en école de cinéma pour arriver à vos fins. Une force selon vous ?

J. H.-K. : Je n’ai jamais eu le plaisir d’apprendre en académie. J’aime bien apprendre par moi-même. J’aime bien prendre le temps. J’ai besoin de beaucoup de temps pour apprendre. J’aime bien commettre des erreurs et être avec des gens qui m’inspirent également. Il y a beaucoup de gens qui m’ont inspiré sur ce tournage. J’aime bien le travail collectif et le fait de trouver des solutions ensemble aux problèmes qu’on rencontre quand on réalise un film. Maintenant que j’ai fait mon premier film, je peux affirmer qu’un film, c’est deux millions de problèmes à résoudre. Il y en a que tu peux solutionner seul et d’autres pour lesquels tu as besoin de ton équipe.

 

C. : Quel fut votre premier projet de cinéma avant même votre premier court métrage ?

J. H.-K. : Ce qui a déclenché le fait que je prenne la caméra pour la première fois, c’était le devoir demandé par un prof en 2009. On devait réaliser un film sur un petit livre qu’on avait lu. Le livre que j’avais lu, c’était 1984, de George Orwell. J’ai fait ça avec mes meilleurs potes à l’époque. Ce sont d’ailleurs toujours mes meilleurs potes aujourd’hui. Alexander (Pels) et Hughes (Van Holderbeke) jouent un petit rôle chacun dans The Last Front. Frank (Van De Casteele) est le premier assistant réal. J’ai tout vécu avec lui sur ce tournage. Mes potes sont toujours là dans mes projets. 

 

C. : Comment s’est mis en place votre premier court métrage A Broken Man (2014) qui a inspiré directement l’intrigue de The Last Front ?

J. H.-K. :  C’est en 2012 que j’ai conceptualisé cette histoire. C’est probablement notre premier projet où tout était en ordre. On avait de bonnes caméras et un bon casting. Le montage était réussi et on s’est retrouvé avec mes potes (Alexandre, Hugues et Frank) à présenter notre court métrage au Short film corner à Cannes. Pour être franc, c’était un peu vexant comme expérience. On s’imagine d’abord que tout va suivre et que ça va être facile. Mais la réalité est tellement cruelle et complexe comparé à ce qu’on rêve. On s’est vite rendu compte qu’il restait énormément de travail pour réaliser le film de cinéma qu’on avait imaginé. Mes amis, ma sœur et moi, on a des jobs pour vivre en dehors du tournage. Puis, quand la production a démarré, on s’y est mis full time. Mais avant ça et même pendant, car il y a eu des reports à cause de la pandémie, on a continué à travailler pour gagner notre vie.

 

C. : Quelles sont les similitudes et les évolutions entre A Broken Man (2014) et The Last Front (2024) ?  

J. H.-K. : Dès le départ, lors de l’écriture de A Broken Man, j’ai voulu que l’histoire soit assez simple. La Première Guerre mondiale est tellement compliquée et je ne voulais pas réaliser un film historique qui soit trop complexe pour le public. Ce que je voulais, c’est retranscrire le vécu des gens qui ont connu la guerre. Ce que je voulais par-dessus tout, c’est qu’on ressente les émotions d’un paysan durant la guerre. Le héros principal du film, Leenaerts, interprété par Iain Glen, est un fermier comme un autre durant la guerre. Et pourtant, c’est le héros du film. Et c’est en cela que réside la magie du cinéma. 

Dans l’idée originelle, ce paysan a vécu un drame horrible et il se venge. Mais à l’époque du court métrage, on ne disposait pas d’assez de moyens pour réaliser la partie sur la vengeance. Le héros n’en devient pas un. Il accepte son destin passivement. Il ne fait rien pour se venger. Ce twist et cette interprétation ont bien fonctionné, car le spectateur s’attendait à ce qu’il réagisse pour se venger puis rien finalement. Il doit juste accepter son destin, comme souvent durant les guerres à mon avis. Dans The Last Front, c’est un peu différent. On avait les moyens pour intégrer la vengeance dans la trame de l’histoire. On a donc un fermier qui vit un drame et qui ensuite va se venger de manière spectaculaire. 

 

C. : Quelle est l’intrigue principale du film ? De quoi parle The Last Front ?

J. H.-K. : The Last Front est un film qui se passe au début de la Première Guerre mondiale. Un fermier du nom de Leonard vit en paix avec sa famille et il essaie de rester loin de la guerre. Mais il n’a pas le choix. Les Allemands attaquent son village et il se retrouve face à un choix. Soit il reste à distance et il abandonne le village et les gens. Soit il se défend et il essaie de s’en sortir. En même temps, il y a aussi une autre histoire, celle d’un Allemand qui a des soucis au niveau de sa santé mentale et il entraîne tous les hommes de son régiment dans sa folie. J’ai voulu faire un film où les gens bons font parfois quelque chose de mauvais et où les gens mauvais font parfois quelque chose de bon. Et ça apporte une confusion ou une réflexion chez les spectateurs. Est-ce que les mauvaises choses ne sont pas causées par des personnes qui ne devraient pas avoir les responsabilités qu’elles ont reçues ?

 

C. : On parle de la guerre dans ce film, mais pas uniquement. J’ai trouvé que la thématique du deuil était présente sous plusieurs formes et qu’elle constitue peut-être même la thématique centrale de l’intrigue du film. Qu’en pensez-vous ?  

J. H.-K. : Pour être vraiment honnête, mon film parle en fait de connexions perdues entre des gens. C’est l’histoire d’un père qui ne sait plus communiquer avec son fils. C’est aussi la croyance d’un fils qui pense que son père est déçu. C’est l’histoire d’un amour impossible. Puis, ensuite, une guerre éclate et elle affecte leurs vies à tous. Et là, ils sont bouleversés et ils réalisent ce qui compte vraiment pour eux. C’est l’histoire de gens qui n’arrivent plus à se comprendre, mais qui continuent d’essayer malgré tout. Et c’est ça la véritable idée de mon film. La guerre, c’est le déclencheur de l’action et de la prise de conscience, mais The Last Front est avant tout une histoire de relations entre personnages. Dans mon film, j’ai voulu ouvrir une fenêtre qui laisse le temps au spectateur de vivre et imaginer ce que les gens peuvent vivre quand une guerre éclate. 

 

C. : The Last Front a tout d’un blockbuster américain. Des stars internationales, des décors et costumes incroyables, des rebondissements, de l’action et en plus un scénario plus intelligent qu’il n’y paraît au premier abord. Si l’histoire est simple, les émotions abordées à travers les différents protagonistes sont complexes. En quoi votre film est-il original et européen malgré tout ?

J. H.-K. : J’adore le cinéma américain, mais, comme je l’ai dit, mon film est simple et complexe à la fois, car je mets l’accent sur le vécu des personnages et leurs relations familiales ou amoureuses. Il y a des éléments de storytelling issus du cinéma américain ou anglo-saxon, mais, à certains moments du film, on ne sait plus qui est le bon ou le méchant. Il y a le “Heroes Journey” ou la quête du héros qui entreprend un voyage, fait face à des épreuves, et revient transformé. Mais ce que je voulais aussi, c’est voir le méchant qui pleure. Et ça je trouve incroyable de montrer un méchant qui pleure. Et pas de le faire rapidement. Souvent, quand il y a un mort, on passe à la suite. Mais ici je voulais vraiment prendre du temps pour que le spectateur ressente le deuil des différents protagonistes de l’histoire. Sinon je voulais de belles images, une bande-son, que ce soit accessible. Mais un film comme ça ne pourrait jamais sortir aux États-Unis. Il y a des aspects chez les personnages que les Américains ne comprendraient probablement pas. Est-ce un film proguerre ou non ? Quel est le message principal ? Il y a une ambivalence dans les messages transmis. Il s’agit d’un film popcorn, mais les messages multiples obligent le spectateur à réfléchir et rester actif. Chacun doit se forger sa propre opinion du bien ou du mal. Et je pense qu’on ressent que ce film a été réalisé par quelqu’un qui vit en Belgique et qui est proche de la Belgique. Sinon l’histoire ne serait pas aussi crédible et réaliste. Moi au final, je voulais faire une histoire sur des fermiers et des gens dont personne n’a jamais parlé. Les fermiers flamands qui ont résisté à l’oppresseur allemand durant la Première Guerre mondiale, ce n’est pas ce qu’on raconte le plus souvent, non ?

 

C. : Il y a énormément d’acteurs talentueux et quelques stars internationales au générique. Comment s’est passée la collaboration entre eux ?

J. H.-K. : Je suis très fier de ce casting international. Ils ont collaboré ensemble afin de trouver des angles uniques à chaque personnage. À côté de l’action, ce film tient la route grâce au casting: Iain Glenn, Joe Anderson, Sasha Luss, James Dowie, Julien Kostov. Il y a également la jeune Emma Dupont, la fille de Iain Glenn dans le film (et celle de Charlie Dupont et Tania Garbarski dans la vraie vie). Elle joue incroyablement bien. David Calder a un rôle important même s’il est secondaire. Dans la scène du film où il se trouve au milieu du square, il prend cette voix shakespearienne. Ces détails créent une ambiance incroyable dans le film. Joren Seldeslachts avait déjà joué dans le court métrage en 2014 et je le connais depuis plus de dix ans maintenant. J’étais super heureux qu’il soit de l’aventure. Koen De Bouw est également à l’affiche et il a donné une partie de sa grâce au film. C’était vraiment magique d’avoir ce mélange international sur le plateau durant le tournage. 

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