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Karima Saïdi, Dans la maison

Publié le 15/06/2021 par Constance Pasquier et Dimitra Bouras / Catégorie: Entrevue

Un jour, Karima Saïdi remarque que sa mère oublie de mettre son voile. Atteinte d’Alzheimer, cette mère voit ses souvenirs s’étioler, s’échapper, impalpables. Sa fille décide alors de capter les dernières bribes, d’assembler les différents fragments de cette femme marocaine arrivée à Bruxelles en 1967.
Au-delà de cette histoire intime entre une mère et sa fille, c’est un pan de l’histoire de l’immigration marocaine en Belgique qui est raconté.
Dans la maison, c’est le récit d’une vie, celle d’une femme forte qui évolue entre traditions et valeurs libérales, entre Tanger et Bruxelles.
Dernières conversations entre une mère et sa fille, photos et vidéos issues d’archives familiales, le film mêle ces matériaux pour dire le passé, pour dévoiler des non-dits intériorisés depuis toutes ces années, pour mettre en lumière cette mère, ces mères : "l'image manquante".

Karima Saïdi : Quand ma mère a été diagnostiquée Alzheimer, j'ai passé beaucoup de temps avec elle, à prendre soin d'elle, à l'accompagner. J'ai commencé à la regarder, à l'observer et je sentais que j'avais besoin de capturer, de garder tout ce qui allait disparaître.
J'avais lu le livre d’Annie Ernaux Je ne suis pas sortie de ma nuit, un journal sur la maladie de sa mère, et à mon tour, je me suis mise à tenir un journal. Et puis, au moment où j'ai dû la placer en institution, et que la fin approchait à grands pas, j'ai commencé à prendre des photos et à l'enregistrer. Toujours dans l'idée de garder un maximum de souvenirs, sans me poser la question de ce que j'étais en train de faire. J'enregistrais, je capturais des traces, des moments. Je branchais mon enregistreur, et la conversation commençait.
Le fait de m'occuper d'elle, de prendre soin d'elle, de devenir responsable d'elle aussi, m'engageait à la regarder, à essayer de la comprendre. On était toutes les deux seules, l'une face à l'autre. Et qu'est-ce qu'on peut encore se dire, qu'est-ce qu'on peut encore faire revivre quand on sait que sa mère va mourir ?
On essaie, peut-être inconsciemment, de rattraper ou de revivre des moments, peut-être même jusqu’à régresser, pour garder cet amour.
C’était un travail sur le lien et, en parallèle, sur ce nouveau lien très sincère qui s'est créé quand certaines barrières sont tombées, quand on n'était plus cachées par les convenances, les manières, qu'on était l’une face à l’autre et que je me suis autorisée à expérimenter tout ce que je pouvais pour en faire un film.
  

 

Cinergie : L’idée du film était déjà là à ce moment-là ?
K. S. : L’idée du film est venue très rapidement quand j’ai commencé à prendre des photos et à enregistrer des sons, j’étais déjà dans une démarche même si je ne savais pas comment j’allais utiliser tout ça. C’est le passage du journal à la photo qui a fait que le film a commencé à exister.
Quand je me suis retrouvée avec elle, j'avais tout le temps pour me souvenir et revisiter le parcours de vie de cette femme. Avant de se séparer, c'était bien de se dire les choses, de faire une sorte d’inventaire, de mise à plat, de reconsidérer notre histoire et de ses réactions face aux épreuves de la vie. C’est évident que les questions que je pose resteront sans réponse, mais je ne pense pas que ces réponses soient importantes. Quand on est témoin de la fin de la vie d’une personne aussi proche, on ne peut pas s’empêcher de revoir son histoire et les conséquences sur notre famille. 

 

C. : C’est aussi une manière de lui pardonner ?
K. S. : Lorsque quelqu’un meurt chez les musulmans, on demande pardon et on pardonne. Cela va dans les deux sens. Faire un inventaire, ça permet de se préparer et de se dire adieu en acceptant. C’est aussi la question de ce qu’on devient quand la mère part, ce qu’on fait de tout ce qu’on a reçu, on se demande comment on se construit en tant que femme, comment on fait nos propres choix, comment cela nous a influencés. Ce n’est pas seulement une question de pardon. Le fait de faire ce bilan, cette mise à plat, permet de faire la paix avec beaucoup plus de choses qu’avec la personne. Il y a encore des choses à ce stade que je ne sais pas expliquer parce qu’on ne sait pas mettre des mots sur tout. Mais c’est vrai qu’on se pose la question de ce qu'on va faire de toute cette histoire quand l'autre sera partie. Le film est la trace de ce processus-là.

 

C. : Ce film est aussi un hommage aux mères de l’immigration, surtout des femmes musulmanes voilées qui, dans l’imaginaire occidental, sont des femmes soumises, cachées, qui sont les esclaves de la famille. Toi tu montres que cette « femme d’intérieur » est une femme forte, indépendante. 
K. S. : C’était important pour moi de révéler ses plusieurs facettes. Je me suis demandé comment cela se faisait qu’on ne percevait jamais ces femmes de la première génération d’immigrées comme des femmes avec des émotions, qui sont faites d’expériences, de désirs, de passion, d’amour, de paradoxes comme n’importe quel être humain. Je voulais montrer aussi l’absence de cette représentation. On a très peu raconté la mère de la première génération.

 

C. : On parle des travailleurs immigrés, des enfants qui ont vécu les conséquences mais très rarement des femmes qui les ont accompagnés.
K. S. : C’est pour cette raison que j’ai montré dans le film plusieurs visages de femmes. Il y a le visage d’Aïcha, ma mère, mais il y a aussi le visage d’autres femmes qui traversent la ville qu’on ne regarde plus. Comment se fait-il qu’elles soient si invisibles ? C’est interpellant. Cette image manquante m’a aussi beaucoup motivée. Quand tu revisites l’histoire familiale, il y a quelque chose de tellement injuste.
Cette femme qui a traversé tant d’épreuves et qui termine sa vie dans la maladie et l'oubli ! Je n’étais pas d’accord avec ça. Montrer sa vie, son parcours, c’était lui rendre hommage : montrer la femme qu'elle a été, jeune, forte, qui a fait des choix pas faciles, qui a osé s’exposer.
Cette femme s’est mise en danger quand elle a décidé de venir en Belgique. Et quand elle décide de se séparer aussi, c’était un choix important. Malgré elle, elle sera une pionnière dans l'histoire de l’immigration. Je trouve son parcours remarquable, que les choix qu’elle a faits sont remarquables avec les contradictions qui vont avec. 

 

C. : Tu rends hommage à ta mère en fin de vie dans ce film mais ta relation en tant que fille n’était pas si simple quand elle était encore femme, mère, forte et toute puissante. Tu en parles, mais tu parles surtout de tes frères et sœurs. Tu as aussi voulu expliquer sa situation par rapport à la pression sociale. Est-ce que c’est une réalité qui a été pesante ? 
K. S. : La pression sociale fait partie de l’éducation. Chaque fois qu’il y avait un drame, ça nous rendait visibles et quand on a fini par devoir la placer dans une institution, c’était le choix le plus dramatique et violent que j’ai fait dans ma vie. C’est très douloureux de devoir mettre un proche dans une institution même s’ils ont très bien pris soin d’elle. Témoigner de l’expérience de la fin de vie, c’est quelque chose dont on ne parle jamais. Je ne pouvais pas prendre en charge ma mère quand la maladie devenait de plus en plus importante et avait des conséquences difficiles à gérer. Il faut avoir beaucoup d’argent et de temps, il faut pouvoir tout arrêter. Je n’étais pas prête à me sacrifier. L’avantage, et le paradoxe, c’est que la placer en institution m’a permis d’avoir du temps parce que je ne devais pas m’occuper des soins qui étaient pris en charge par des professionnels. Je pouvais écouter de la musique, discuter, me promener avec elle, passer du temps.

 

C. : Je parlais plutôt de la pression sociale pendant la vie, quand vous étiez jeunes, à la maison. J’imagine la relation avec l’extérieur, quand les gens parlaient.
K. S. : On savait gérer ça. C’était plus compliqué pour elle mais nous étions beaucoup plus indépendants par rapport à ça.

 

C. : J’ai eu l’impression que tu voulais montrer votre réalité, que ce n’était pas si simple que ça comme situation avec cette mère divorcée.
K. S. : Le film parle surtout de la situation de cette femme seule avec quatre enfants à charge avec les responsabilités qui sont liées. On mettra toujours sur le dos des femmes la responsabilité de l’éducation. Le fait de ne pas avoir de mari l’obligeait à être doublement à la hauteur. Ce sont des choses que je l’ai entendue dire. On l’appelait "Aïcha la divorcée" mais on ne m’a jamais fait porter ce poids-là.

 

C. : Comment as-tu procédé pour la production du film ?
K. S. : J’avais rencontré Massimo Iannetta au Gsara. Je lui avais raconté que depuis que ma mère était atteinte d'Alzheimer, elle oubliait de mettre son foulard. C'est lui qui m’a encouragée à l'écrire dans un film. Puis, j'ai rencontré Julie Frères de chez Dérives avec mes cinq pages de projet. Elle y a adhéré tout de suite et j’ai commencé le travail d’écriture qui a pris du temps. Je continuais à filmer et à enregistrer ma mère. Je n’ai vraiment été capable de mener l’écriture qu’après la mort de ma mère. C’était difficile de passer de la fille à la réalisatrice. Quand elle est partie, j’ai vraiment pu développer le processus d’écriture. J’ai aussi eu un soutien d’un coproducteur en France, Karim Aitouna.
En Belgique, tout le monde voulait de ce projet. Cette image manquante de la mère de la première génération a intéressé. Ici, on a eu la RTBF, en France, on a eu Arte «La Lucarne», au Maroc on a eu 2M. Tout le monde voulait voir ce film. Julie Frères est une merveilleuse productrice, femme, accompagnatrice qui a beaucoup de patience, qui pousse l’écriture très loin. Travailler avec elle m’a permis d’avoir un cadre exigeant. Grâce à ce processus, j’ai appris toutes les étapes qui étaient nouvelles pour moi, en tant que réalisatrice.

 

C. : C’était important pour toi de retourner sur les pas de ta mère, de son enfance, de sa vie ?
K. S. : J’avais envie de refaire ce chemin. Je suis retournée régulièrement à Tanger mais pendant sa maladie, j’y suis allée avec cette question en tête : « Où habitait-elle ? ». Je ne retrouvais pas sa maison, je l’ai vraiment cherchée et on l’a trouvée seulement au moment du tournage. Si je voulais faire ça, c’est parce que quand je lui demandais « où es-tu ? », elle me répondait qu’elle était dans sa maison, à Tanger. Elle se souvient de cet endroit tout en étant en Belgique. C’est elle qui m'y emmène, dans sa mémoire. Cela m’a permis aussi, pendant le montage, de passer du couloir de l’institution à une ruelle de Tanger, c’est étrange de voir la largeur des rues de la Medina et la largeur des couloirs de l’institution. J’essaie, en les associant, de comprendre comment ça s’écrit dans l’esprit de ma mère, comment elle passe d’un endroit à l’autre, comment le souvenir s’écrit.  
Ce qui est spécifique à cette maladie, c’est qu'elle touche à la notion d’espace et de temps. Ce qui m'a poussé à explorer ces deux champs. Avec Frédéric Fichefet, le monteur, on s’est demandé comment associer tous ces éléments. C’est quelqu’un qui a une qualité d’écoute, qui regarde, qui essaie de comprendre tout le contexte, ce qui est dans le champ et hors champ, qui a un sens organique du montage. Il travaille avec une écoute intérieure. C’était une collaboration extraordinaire. Pendant tout le film, j’ai eu le sentiment que ce film attisait la sincérité. 

 

C. : Le sujet du film y est pour quelque chose.
K. S. : Et, j’ai voulu le faire sans mentir. Il s’agit d’oser rencontrer sa propre vérité et d’oser la partager en la donnant à voir, à entendre, à ressentir. Quand j’enregistrais les discussions avec ma mère, il s’agissait d’oser laisser entendre ça. Je ne voulais pas m’arranger avec la vérité comme j’en avais envie. Le fait de travailler avec un monteur aussi fin que Frédéric a eu toute son importance. Je me serais censurée partout et c’était intéressant de voir comment le monteur réagissait aux images. On a avancé avec la prise de conscience du pouvoir de certaines images. 
Un des premiers apports du monteur, c’est d’être ce spectateur qui ne connait pas encore la matière. Je n’ai plus de distance contrairement à lui. Au fur et à mesure du travail, qui a commencé avec le travail sur le son, on a structuré le récit et toute une série d’interdits sont arrivés. J’ai découvert que j’étais assez despotique avec l’image. Je n’étais pas d’accord de montrer telle ou telle chose. Frédéric m’a convaincue de garder de la matière que je voulais censurer. Je suis heureuse de m’être délivrée de ce rapport à l’image et à sa réception. J’étais surprise par cette nouvelle lecture. J’ai regardé ces photos d’une nouvelle manière tout comme j’ai osé regarder ma mère pendant les trois dernières années de sa vie.

 

C. : Tu te montres aussi dans le film.
K. S. : Il fallait équilibrer le film. Si ma mère était exposée, je devais m’exposer aussi. Cette manière de me montrer frontalement, c’était une façon de me montrer comme j'étais au moment de la fabrication du film, comme une mise à nu, à disposition et d’assumer, de prendre acte.

 

C. : Quel est ton parcours ?
K. S. : Après des humanités artistiques, je suis partie un an à Rome où j’ai fait du dessin. Je suis revenue à Bruxelles, à l’INSAS où j’ai intégré la filière montage-script.
On est encore trop peu d’enfants de l’immigration à entrer dans les écoles de cinéma.
Cela reste un vrai problème car qui va raconter ces histoires, qui va créer ces images sinon nous ? On est au cœur de cette question aujourd’hui avec la décolonisation. Qui a la légitimité de raconter ?
La question de la légitimité se pose encore aujourd’hui. On ne veut plus du regard du blanc sur l’arabe. On a besoin d’une autre lecture du monde, d’avoir d’autres visions, des visions multiples, d’autres générations, d’autres femmes, d’autres hommes. L’idée n’est pas qu’une personne vienne avec le regard juste, mais avec un autre regard. C’est lorsqu'on a plusieurs regards qu’on peut continuer à réfléchir sur une vision du monde, à faire évoluer des codes esthétiques, des narrations.
Ce n’est pas anodin que dans le cinéma de l’immigration côté francophone, on ait dû attendre 2001 pour voir
Au-delà de Gibraltar (de Mourad Boucif et Taylan Barman), le premier film de fiction sur ce sujet et 2010 pour qu'un réalisateur comme Nabil Ben Yadir puisse croire en ses rêves et les mener à terme. Or, cela fait plus de 50 ans que l’immigration marocaine est en Belgique !

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