Dans son documentaire Marching in the Dark, Kinshuk Surjan dénonce un pan terrible du monde rural indien. De nombreux paysans se suicident face aux conditions de travail très précaires et à la fluctuation intempestive des prix de leurs produits. Leurs veuves se retrouvent à devoir gérer toutes seules la vie familiale et le travail manuel à mener pour leur ménage. Le réalisateur revient avec nous sur la genèse du projet et les façons de procéder pour mettre à l’aise les participants d’un documentaire si chargé émotionnellement. Son processus créatif a mis cinq ans à éclore et sa source d’inspiration a fortement changé au gré des observations et des rencontres. Le film passe dimanche à Bruxelles dans le cadre du Festival des Libertés.
Kinshuk Surjan, Marching in the Dark
Cinergie : Comment vous est venue l'idée originale du film ?
Kinshuk Surjan : Je connais le problème des suicides d'agriculteurs en Inde depuis une dizaine d'années. Un soir, alors que j'étais à Bruxelles, j'ai entendu parler d'une grande marche d'agriculteurs en Inde. Ils marchaient la nuit, par égard pour les écoliers qui étaient en pleine période d'examens. C'est à ce moment-là qu'en tant qu'artiste, j'ai senti que je ne devais plus être passif. Je devais faire quelque chose pour eux. Plus de 400 000 agriculteurs se sont suicidés au cours des 27 dernières années. Dans mon enfance, j'entendais souvent mon grand-père, agriculteur aujourd'hui décédé, décrire à ma mère la dégradation de l'état de nos fermes. Depuis 1959, ma famille dirige un journal régional en hindi aux idéaux socialistes. Il s'agit donc pour moi d'une question profondément personnelle. Si la marche nocturne des agriculteurs a été l'élément déclencheur de la réalisation de ce film, le but est venu de la rencontre avec de nombreuses femmes résilientes comme Sanjivani, qui s'occupent de leur famille, sont chargées de rembourser les emprunts de leur mari après leur suicide et doivent reconstruire leur vie à partir de zéro tout en faisant face au chagrin et à l'ostracisme social - certaines par des moyens radicaux, d'autres de manière plus discrète. Ce qui ressortait, c'était leur souci de soutenir d'autres femmes dans des circonstances similaires. C'est donc cet espoir qui a inspiré le film.
C. : Dans le film, une tension, une différentiation est présentée entre les rôles que les femmes doivent jouer et ceux que les hommes assument. Nous pouvons constater à quel point le terrible sort des hommes dans l’économie affecte directement les femmes qui se plient en quatre pour tout faire tenir debout toutes seules. Dans quelle mesure avez-vous voulu représenter cela à l’écran ?
K.S. : C’était une surprise pour moi, parce que j’ai vécu en ville la plupart de ma vie, mais la plupart des tâches agricoles à accomplir, qu’il s’agisse de la récolte ou de la coupe de végétation, sont effectuées par des femmes. Les hommes s’occupent davantage de l’aspect financier des choses. Ils travaillent en binôme. Malgré cela, les hommes se suicident plus que les femmes. Est-ce à cause du patriarcat ? Les hommes ne sauraient-ils faire face à l’humiliation de ne pas pouvoir soutenir économiquement leur famille ? Peut-être que les femmes là-bas sont habituées à être plus polyvalentes. Si l’on se penche sur la question d’un point de vue sociologique, on se retrouve face à des facteurs, mais pas avec le tableau dans son ensemble. Ces femmes m’ont permis de garder l’espoir en un avenir meilleur.
C. : Avez-vous eu l’impression que les participants agissaient de façon spontanée ? Qu’il s’agisse des enfants, des femmes durant les séances du psychologue – quand elles doivent notamment aborder des sujets délicats comme le mariage forcé – ou des participants durant ces gros plans si intimes. Pensez-vous qu’ils se sentaient à l’aise devant la caméra et en votre présence ?
K.S. : Il fallait laisser le temps aux participants de se sentir à l’aise pour que la relation entre l’équipe de tournage et eux soit forte. Tout le processus a pris cinq ans. D’abord, l’idée était juste d’animer un atelier et on restait à distance. Quasiment aucune de ces images ne se trouve dans mon film. À propos de ce que vous avez demandé sur les enfants, on est devenus amis et sur une longue période, je suis devenu leur grand frère, le petit frère d’autres, toutes les personnes qui sont représentées dans le film sont devenues ma famille. Je ne suis pas en train de me vanter, ça se passe vraiment. Tu deviens une partie de leur vie quotidienne et pendant le tournage, on n’avait pas toujours prévu quelque chose à l’ordre du jour. Parfois, on faisait face aux imprévus : qu'il s'agisse d'examens médicaux, d'organisation de mariages, de la naissance d'un veau, de déplacements précipités vers un hôpital éloigné lors d'un accouchement, de décès soudains et d'enterrements, ou de la reconstruction à la main de maisons détruites par les pluies, nous avons tout partagé.
C. : C’était donc aussi du travail social ?
K.S. : C’est du travail familial. Si on ne s’était pas sentis ainsi, l’émotion transmise dans le film serait différente. En ce qui concerne les enfants, pour bien faire ce travail, je me suis replongé dans mon enfance.
Dans les champs avec les femmes, il y avait vraiment de la distance. Le personnage principal, Sanjeevani, ne nous a pas parlé directement pendant très longtemps. L’équipe avait commencé le tournage en 2019 dans ce contexte sécurisant de tournage à distance. Le but était de connaître tout le monde, toutes les personnes dans les parages. C’est en 2022 que nous sommes rentrés chez les gens. À ce moment-là, tout le monde nous connaissait déjà. Il n'était pas seulement question de faire un film. Tu vas dans une maison où il y a eu un suicide. Qu’est-ce que tu fais ? Tu mets une caméra dans la maison et ça y est. Non, ça paraît indécent. On crée un espace où tout le monde peut partager et discuter. D’une part, je rencontrais des femmes qui étaient en souffrance, très ostracisées. Il y avait une espèce de désespoir. D’autre part, tu rencontres des femmes résilientes qui ont toutes réussi à surmonter cette épreuve, qui font preuve de beaucoup de courage, qui vont de l’avant. Il faut créer un espace intergénérationnel où les deux groupes se rencontrent. Sans les filtres et les frontières qu’impose la société, c’est devenu un espace de réciprocité. Le psychologue ne voulait pas seulement créer un espace pour améliorer la santé mentale de ces femmes, mais créer tout un programme plus large pour prévenir les suicides et sensibiliser aux signes de la dépression, ce qui, espérons-le, fonctionnera à l'avenir grâce à l'impact de ce film.
La caméra est devenue un pont pour maintenir ce bel espace. On l’a aussi fait sans la caméra, ça marche aussi, mais c’est différent. La caméra capture, retient mieux les silences. Certaines personnes ne disent rien, peut-être à cause du deuil, et tout le monde dans le groupe leur offre juste l’espace d’être présentes avec leurs propres pensées quand une caméra est présente. Puis quelqu’un dit quelque chose et sait qu’il est filmé et écouté par toutes. La caméra permet l’existence de cet espace de réflexion et de silence. Les participants peuvent réfléchir pendant plus longtemps que si c’était une réunion sans caméra. Si quelqu’un a quelque chose à dire, on place la caméra devant cette personne. Ils se sont habitués à la présence de la caméra. Les participants blaguaient aussi à mon propos, car je n’arrêtais pas de bouger à l’intérieur de la pièce.
C. : Pensez-vous que la caméra leur permet de s’exprimer différemment ?
K.S. : La caméra n’est pas juste un outil intrusif. Avec le temps et notre acharnement à rendre les gens à l’aise, ils ont pu réfléchir malgré la présence de la caméra et ont davantage voulu s’entretenir avec nous. C’est comme cette synergie qui se passe maintenant entre nous deux : vous m’offrez cet espace bienveillant. Il ne faut pas utiliser la caméra de façon violente, intrusive. Il faut l’utiliser avec amour et temps.
C : Comment le tournage s’est-il passé ? Est-ce que vous planifiez tous les plans ou le processus était plus fluide ?
K.S. : Non, pas du tout. Le tournage a été interrompu plusieurs fois. On a essayé plusieurs idées quand j’ai rencontré le psychologue et les femmes. L’une d’entre elles m’a dit : « Quand tu vis ça, tu ne veux pas que d’autres femmes endurent la même chose. Est-ce qu’il y a un espace où créer de l’amitié ? » L’idée est vraiment venue d’elles. Dans l’espace urbain, les personnes ne se concentrent pas assez sur cette responsabilité d’être là pour autrui. C’est un angle d’approche encore plus important du film que le sort des paysans et les suicides. Je voulais représenter cette importance d’être là les un·e·s pour les autres. Quand elles se voient, elles peuvent s’échanger de l’amour. Personne d’autre ne les comprend. Les mots des autres ne comptent pas. Si une femme est passée par la même chose et rend visite à une autre traversant cette épreuve, ces mots de consolation sont tout ce qui compte à ce moment-là. Ces problématiques ne sont pas assez représentées à l’écran. Qu’est-ce que je pouvais faire pour y remédier ? Je voulais m’attaquer la tête la première à cette problématique, en parler. Par rapport à la façon dont le processus créatif et le film ont évolué, d’abord j’adoptais vraiment une démarche explicative qui provenait d’une rage et est devenue petit à petit sociale. C’est plus devenu un voyage personnel sur le deuil et le fait d’être présent pour les autres. Que veut dire le soi ? Que veut dire l’autre ? Comment aider une personne endeuillée ? J’ai beaucoup appris des protagonistes. J’ai commencé à aller dans les maisons de ces veuves pour être altruiste. Le deuil puis l’aide aux autres sont donc devenus les thèmes centraux. Le voyage personnel de Sanjeevani s’est finalement retrouvé au centre de la trame. Elle a créé cette citation : « Lorsque vous écoutez le chagrin des autres, votre propre chagrin vous semble insignifiant. » Tout ceci m’a aidé à être là pour ma mère après la mort de ma tante, et ce grâce aux comportements d’entraide observés pendant le tournage, où ça a été d’ailleurs la première fois que j’ai expérimenté le deuil.