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La nef des fous d' Eric D'Agostino & Patrick Lemy

Publié le 10/02/2015 par Sylvain Gressier / Catégorie: Critique

Depuis que désigné comme tel, le fou a été soumis à une multitude hétéroclite de pratiques sociales et coercitives. Tantôt traité, interné, purgé ou toléré, il fut aussi confié, contre menue monnaie, aux bateliers de passage pour être éloignés de quelques distances et abandonné là. Cette dernière pratique, qui a sans doute inspirée les œuvres de Sebastien Brant et de Jérôme Bosch, fascine et questionne à travers elles la société depuis le XVe siècle. S'accaparant ce mythe populaire Eric D'Agostino et Patrick Lemy partent à leur tour à la rencontre d'un navire allant vers son naufrage.

La Nef des fouLa Nef des fous de'Eric d'Agostino et Patrick Lemys est une plongée de deux ans dans les cellules et couloirs de l'annexe psychiatrique de la prison de Forest. Entre ces murs où le blanc hospitalier se mêle la crasse carcérale, vivent les détenus déclarés irresponsables de leurs actes. Rangés là faute de mieux, ils dépendent d'une commission interne qui décide seule de leur libération ou transfert vers un centre spécialisé.
À la fois aliénés et condamnés, ces détenus sont doublement soumis au régime échéant aux marginaux : enfermés entre quatre murs il sont également soumis à la camisole chimique.

Afin de rendre compte de la condition de ce lieu, sujet de fantasmes et d'idées reçues, les deux réalisateurs choisissent de se concentrer sur la parole. Celle de ces hommes abîmés par la vie et défoncés par les médocs. Celle de ceux qui n'ont pas voix au chapitre et dont d'ailleurs à peu près tout le monde se fout.
Les détenus cherchent des réponses que personne ne semble savoir leur donner, s'adonnent à des travaux débilitants pour tenter de tromper le temps et gagner quelques centimes ou dorment tout le jour en attendant l'heure du repas.
Certains luttent et d'autres abdiquent. C'est «une bataille de tous les jours contre la résignation».
Le personnel de la prison lui même semble embarqué dans la même galère. Le chef Jean, figure d'autorité, se définissant comme une simple pièce d'un triste puzzle. 
La Nef des fous donne à voir ce monde frappé d'ostracisme, créant par la même un espace d'expression en s'ouvrant à ces détenus pour qui la solitude et l'isolement sont les pires des maux.
Patrick est vieux et obèse, il a la pâteuse et peine à articuler. Jean Marc lui tient un discours clair et précis ou s'exprime la force du désespoir, tandis que Redouane laisse régulièrement son émotion l'emporter sur ses explications. Au fil des discussions filtrent quelques informations sur leur passé, mais si l'on devine parfois ce qui les a amenés là, mais la question est secondaire et le spectateur n'aura pas à juger ces hommes une fois de plus. Le voilà pourtant investi d'un rôle autrement plus important, celui de témoin.
Au delà de la mise à jour d'une situation singulière, cette incursion dans l'arrière-cour de la société belge livre une certaine idée du mouroir qu'est le système carcéral.
À l'heure où l'on projette aujourd'hui la construction d'une méga prison à Haren, établissement de 1200 places et figure de proue d'une nouvelle ère pénitentiaire où pouvoirs publiques et consortiums privés marchent main dans la main, La Nef des fous pose, une fois n'est pas coutume, un regard humain et empathique sur un monde trop souvent méconnu.

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