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Rencontre avec Éric D’Agostino pour Nos jeunesses perdues

Publié le 06/07/2020 par Dimitra Bouras et Constance Pasquier / Catégorie: Entrevue

L’univers carcéral, Éric D’Agostino le connaît bien. Déjà en 2015, il s’était immiscé dans l’annexe psychiatrique de la prison de Forest pour réaliser La Nef des fous, un documentaire qui mettait en lumière des détenus incarcérés pour une durée indéterminée après avoir été jugés responsables de délits ou de crimes.
Aujourd’hui, le réalisateur remonte dans les âges et se plonge dans l’univers d’une prison de mineurs délinquants en Belgique. Éric D’Agostino est allé à la rencontre de ces jeunes qui ne bénéficient plus de la protection de la jeunesse et qui se voient, dès lors, assimilés à des adultes. Des êtres perdus, entre un passé indélébile et un avenir incertain à construire.

Cinergie : D’où vient l’idée du projet ?

Éric D’Agostino: Après La Nef des fous, Arte nous a proposé de faire une sorte de cartographie des différents types de réinsertions qui existaient en Europe. C’était un projet assez dantesque et j’ai longuement réfléchi avec mon producteur Aurélien Bodino. Une promesse de se réinsérer totalement dans la société, après 10 ans de prison, est très rare. J’ai voulu redescendre dans les âges, et j’ai appris qu’il y avait cette section à Forest.

 

C. : La Nef des fous était une commande ?

É. D’A. : Non, à l’époque, je travaillais pour StripTease (Tout ça ne nous rendra pas le Congo), j’ai découvert plusieurs sujets et le hasard m’a mené vers l’univers carcéral et l’annexe psychiatrique de Forest. J’ai donc réalisé La Nef des fous, un film qui a beaucoup tourné et qui a suscité beaucoup de débats qui portaient sur la même question : Qu’est-ce qu’on peut faire ? Cette question est sur toutes les lèvres : celles des directions de prison, de psychiatrie et du grand public. Et, après La Nef des fous, ma seule croyance était de redescendre dans les âges, d’essayer que ces jeunes n’aillent pas en prison. Je pense que c’est par l’éducation qu’on peut y arriver : « Ouvrez une école, fermez une prison », disait Victor Hugo.

Le hasard m’a fait découvrir qu’il y avait une prison pour ados. J’ai voulu rencontrer la direction pour voir comment ça se passait. Notre questionnement de départ portait sur le futur de ces jeunes et, pour ce faire, on avait besoin de s’immerger. On a donc demandé les autorisations auprès de la direction, du Ministre et, une fois qu’on les a eues, on a pu entrer dans la prison. Avec mon chef opérateur, Laurent Camus, on a passé une année sans caméra. On fumait des cigarettes, on buvait des cafés au parloir, au fumoir, dans les cellules pour connaître les détenus et pour savoir s’ils voulaient témoigner dans notre film. On a même eu des réunions avec un cabinet d’avocats pour leur expliquer ce que c’était de faire un film, ce qu’était le droit à l’image. La majorité des jeunes qu’on a rencontrés voulaient participer à ce film. C’était pareil auprès des éducateurs qui n’ont pas une fonction facile non plus. Pour ceux qui avaient moins de 18 ans, ils ont signé un accord de tournage et on leur a demandé de le resigner à 18 ans. Je leur ai montré le film à tous, souvent en prison, avant que le film ne sorte. C’était très important de voir ce qu’ils allaient devenir et ce qu’allait devenir le film avec eux.

 

Eric D'Agostino

Pour revenir au film, je voulais questionner leur futur avec eux. Á 16 ans, ils ont, pour la plupart, déjà fait 4 ou 5 ans d’IPPJ pour braquage, vente de drogues, délits majeurs. Pour eux, la société a déjà tout essayé en matière de centres fermés, en matière d’aide à la jeunesse et cela ne fonctionne pas. Comme on ne peut pas mettre les jeunes en prison avant 18 ans, cette section particulière de Saint-Hubert a été créée. Elle accueille 13 jeunes condamnés à l’âge de 16 ans à des peines d’adultes de 5 à 10 ans. Pour éviter qu’ils n’aillent directement en prison, on les place à Saint-Hubert entre 16 et 23 ans, âge de sortie.

Je me suis immergé dans ce milieu particulier pour donner la parole aux invisibles. Je ne savais pas que cela existait et ces films reflètent notre société. Cela permet de se dire qu’on a une part de responsabilité parce qu’on n’a rien fait. Et, 16, 18 ans, c’est déjà très tard. Il y a moyen de travailler beaucoup plus tôt, à l’école primaire.

La plupart des prisonniers que j’ai côtoyés depuis 6 ans ont presque tous le même profil. Leur enfance a été très dure, ils ont été livrés à eux-mêmes, ils se sont confrontés à la société, à des bandes, etc. Les parents n’ont pas pu soutenir (père absent, en prison) et ces jeunes sont partis dans la nature avec très peu de scolarisation.

 

C. : Ces jeunes vont, de toute façon, aller en prison après être passés par cette section ?

É. D’A. : 90% des jeunes qu’on a filmés sont aujourd’hui en prison. J’ai eu vent de ce projet pilote qui se mettait en place pour tenter de travailler avec ces jeunes et je ne voulais pas rester sur cette note négative de La Nef des fous. En Belgique, on se donne les moyens pour tenter de les accompagner. Le résultat est là : on se retrouve à Saint-Hubert dans une toute petite section de +- 200 m2 pour une dizaine de personnes. On est dans un sous-marin qui renferme de vrais délinquants qui n’ont pas eu les codes de conduite et à qui on tente de dire comment il faut se comporter. On est face à des jeunes bourrés de testostérone et ça donne cette casserole à pression permanente, cette opération presque impossible de vouloir accompagner des jeunes en les enfermant. Ce film-ci questionne encore plus la problématique de l’enfermement. Je suis né en me disant que la case prison du Monopoly était normale. Si on déconne, on va en prison. Mais, que fait-on avec les jeunes ? C’est une question très complexe.

On a fait une avant-première au festival des Libertés et les directions, les cabinets ministériels étaient présents. Tout le monde était retourné et m’a dit qu’il fallait absolument que ça change. C’était la même chose après La Nef des fous. Le cinéma permet de conscientiser. C’est important de donner la parole aux jeunes, de les entendre et de prendre les décisions qui vont avec. Ce n’était pas mon but au départ, mais ils deviennent des films politiques : ils questionnent, ils bousculent et ce n’est pas évident. Je revois encore ces jeunes et je sais ce qu’ils deviennent. On prend une certaine distance, mais ça me met en action. En ayant connaissance de cet univers très fermé, je devais sortir ma caméra pour ne pas être complice d’un monde qui tourne à l’envers et qui ne remet jamais en question cet enfermement.

 

Nos jeunesses perdues d'Eric D'Agostino

 

C. : Vous allez tourner votre prochain film dans les IPPJ ?

É. D’A. : Mon rêve est celui d’un triptyque et de redescendre dans les âges et de voir ce qui se fait dès 6, 7 ans avec des enfants qui ont déjà des comportements conflictuels à l’école. Dès cet âge, on peut accompagner ces jeunes notamment avec la psychomotricité relationnelle qui permet de travailler avec des jeunes qui sont déjà en rupture. Il faut éviter de marginaliser ces enfants qui ont souvent un parcours tout tracé : pension, famille d’accueil, IPPJ pour finir en prison. Je pense que si on accompagne ces jeunes, et leurs parents, très vite et très tôt, on videra les prisons des jeunes dans 10, 15 ans. Malheureusement, il n’y a pas de volonté politique, qui est centrée sur la sécurité en mettant des policiers et des militaires dans les rues et en renforçant la sécurité dans les prisons.

Une autre équation que je ne comprends pas, c’est que plus on crée de prisons, plus il y a de prisonniers. La prison, ça rassure mais en rassemblant 10.000 prisonniers qui partagent ce parcours de vie particulier et qui ont tous fini par déconner, cela ne va pas faciliter les choses.

Ces jeunes, qui sortent après 4 ou 5 ans de prison, ont passé les plus belles années de leur vie enfermés. Ils ont rencontré leurs amis en prison et c’est normal qu’ils les revoient après. Pour moi, il est important de ne pas les mettre ensemble mais de les accompagner de manière individuelle. Et c’est possible !

 

C. : On se rend compte dans le film que les éducateurs et le directeur ne sont pas uniquement là pour surveiller. Ils sont investis mais se sentent démunis.

É. D’A. : Oui, ils se sentent démunis face au système qu’on leur impose. En prison, la plupart des directions que j’ai rencontrées sont des directions qui réfléchissent. Ce n’est pas pour rien s’ils nous ont ouvert leurs portes pendant deux ans. Ils veulent trouver des solutions pour aider ces jeunes mais c’est compliqué de les accompagner dans ce lieu confiné d’où ils ne sortent pas. On est au cœur de la plus belle forêt de Belgique, à Saint-Hubert, et ils ne peuvent pas sortir. Les normes imposées par les directions supérieures sont tout à fait inappropriées pour des jeunes de 16 à 18 ans. Leur espace de vie est réduit à peu de choses : une chambre de 6m2, une salle commune et un extérieur ridicule. 

 

Nos jeunesses perdues d'Eric D'Agostino

C. : Une autre question que vous soulevez dans le film, c’est la lenteur du système judiciaire.

É. D’A. : Je n’y allais pas pour filmer cette lenteur, mais c’est vrai qu’ils ont besoin de réponses. Ces jeunes ont droit à des permissions, ils tentent de trouver des lieux d’accueil, comme des asbl, pour envisager une possibilité de réinsertion, des lieux pour se loger si la famille n’est pas présente, etc. On voit dans le film que les réponses sont très lentes. Ils vont parfois jusqu’à brûler leur cellule ou frapper quelqu’un pour demander un transfert vers une autre prison où ils savent que ça ira plus vite. Dans une prison normale, le directeur a tout pouvoir et il peut décider de libérer quelqu’un ou non. Les jeunes savent qu’en commettant un délit supplémentaire, ils iront dans une vraie prison à 18 ans et qu’ils seront libérés plus rapidement que par le système complexe et belge du Ministère de la Jeunesse et du Ministère de la Justice. Le système carcéral est très complexe et très lent alors que sur le terrain, il y a des volontés. Il y a un turnover extraordinaire entre l’équipe en place au début du repérage et celle d’aujourd’hui parce que c’est un travail épuisant et complexe.

 

C. : Où se situe la Belgique par rapport aux autres pays européens en matière de prison ?

É. D’A. : Je crois que la Belgique fait ce qu’elle peut. Les annexes psychiatriques de Belgique sont condamnées 12 fois par la Cour européenne des droits de l’homme. Mais, on continue avec un système full sécuritaire qui rassure la population belge surtout après les attentats. Mes deux films sont à contre-courant total de cette société. J’ai envie de vivre dans un système meilleur avec plus d’amour, de fraternité, de solidarité sans fermer nos portes à clé, sans avoir des caméras partout. La seule solution serait de donner du temps à ces personnes et ne pas les enfermer.

 

C. : Qu’en est-il de la consommation de drogue dans cette annexe ?

É. D’A. : Dans toutes les prisons, la drogue est interdite mais elle passe et ce n’est pas un secret. À mon avis, les directions de prison pensent que la drogue peut calmer les ardeurs de ces jeunes qui ont de la force, qui savent ce qu’est un combat, qui ont déjà fumé et dealé et pas que du cannabis. La drogue entre et entrera par tous les moyens. C’est très compliqué qu’elle n’entre pas. Il faudrait des fouilles corporelles minutieuses de tous les visiteurs.

 

C. : Pour vos images, cela n’a pas posé de problème ?

É. D’A. : Avant de commencer le film, on a eu beaucoup de réunions avec la direction, avec les jeunes, avec les surveillants pour expliquer ce qu’était le film, pour avoir les autorisations. On a passé un pacte avec la direction : si j’entre et que je filme, je peux aller où je veux. La seule chose, c’était de ne pas perturber le fonctionnement de la prison. On n’a jamais eu d’interdiction de filmer quoi que ce soit. C’était un accord de libre-échange.

En terme de cinéma, ce n’était pas une sinécure de filmer dans ce type de lieu où on a envie de faire de belles images. On voulait travailler sur des plans fixes mais on est dans un tourbillon. On a dû travailler avec une toute petite équipe et on a tenté de cadrer un maximum. On voulait rendre une certaine beauté mais c’est difficile parce qu’ils passent partout, ils nous bousculent et c’est normal. Il a fallu réécrire alors que le film est déjà très mouvementé. C’était un très long travail de réflexion. On s’est toujours demandé quoi et qui filmer tout en gardant notre fil conducteur : quel est le futur de ces jeunes ? On a tenté de faire le film le plus humaniste possible tout en acceptant la réalité, tout en donnant la parole aux invisibles qui font partie de notre société et qu’on a décidé de cacher, d’enfermer. C’est notre devoir en tant que documentariste de montrer cette réalité.

 

C. : Est-ce que ces jeunes ont des contacts avec l’extérieur ? Pourquoi avoir choisi de ne pas sortir des murs dans le film ?

É. D’A. : Pour la majorité des familles, des mamans, c’est difficile de se rendre à la prison de Saint-Hubert. Ils ont de rares visites et on n’avait pas envie de s’immiscer dans ces moments-là. Mais, le film permet de comprendre qui ils sont, d’où ils viennent et leur complexité. Comme pour La Nef des fous, on voulait rester dans les murs.

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