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Le gamin au vélo de Luc et Jean-Pierre Dardenne

Publié le 08/11/2011 par Anne Feuillère / Catégorie: Sortie DVD

Irréductible(s)


Voici, édité par Cinéart, le DVD du dernier opus des Dardenne, Le gamin au vélo, agrémenté de deux superbes bonus où l’on pourra se régaler des riches explications des réalisateurs sur leur travail, et de la beauté lumineuse de Cécile de France. Une occasion aussi de revenir sur le film qui fut un énième succès public et critique.

Le gamin au vélo de Luc et Jean-Pierre Dardenne

Gamin aux cheveux flamboyants, Cyril, habillé de rouge, avance et trace sa route, court, se débat, mord et ne lâche pas, tombe et se relève. Tout chez lui est un « non » jeté à la gueule du monde. Rien chez lui n’est soumis ni ne se soumet. Petit animal furieux, vivant, Cyril, à la recherche frénétique de son père, heurte Samantha. Son père l’abandonne. Samantha l’accueille. « Solidarité mystérieuse », la jeune femme prend l’enfant sous son aile. Pourquoi ? Le film ne le dit pas, et d’ailleurs on s’en fout. Tout chez elle semble un « oui », jeté à la gueule du monde (la grande beauté de Cécile de France dans Le gamin au vélo, c’est sa simplicité, sa manière d’habiter son corps solide, terrien, chaud). Ce qui importe ici est ce qui a lieu : les corps heurtent et se heurtent. Se font face, se détournent ou se rencontrent. Encore une fois, peu de dialogues, des ellipses, peu d’explications, pas de passé des personnages, hormis ce qui se raconte sous nos yeux. Personnages obscurs, opaques, ils résistent à l’interprétation. Pris dans un faisceau d’émotions, de faits, dans la complexité d’une réalité. Ils sont. La caméra, toujours nerveuse, mais souple, plus ample, saisit les corps pour mieux les laisser s’échapper, les suivre ou leur permettre de se rejoindre. Toujours, ou presque, à hauteur d’enfant.

Sur fond de réalisme social et cruel, Le Gamin au vélo tisse, comme toujours au cœur des films des Dardenne, les gestes et les pas qui mènent inexorablement à un événement où c’est toujours le meurtre qui rode. Moment du choix, nœud éthique, ici, la scène de vol vient nouer symboliquement ce qui est en jeu intimement pour Cyril. Lui, que la violence du monde agite, retourne cette violence qui lui est faite. L’enfant entre alors dans l’âge d’homme, dans le jeu des échanges violents dont la résolution est le fondement de la communauté humaine. Entérinée, la violence exclue de la communauté qu’elle met en péril. C’est le risque que prend Cyril. Il va devoir l’assumer et faire face, en payer le prix. D’où cette dernière scène magnifique de poursuite et de bataille, instant cruel et crucial, de règlement de compte entre deux gamins, en dehors de toute institution sociale, dans la forêt sauvage. Et depuis la chute vertigineuse, l’enfant, debout, retourne à la lumière, emporté de nouveau sur son vélo, vivant, intensément vivant, vers la communauté humaine. Ce qui frappe ici, c’est que Le gamin au vélo se désosse un peu plus encore que les précédents films des Dardenne, qu’il va droit à l’essentiel. Certes, la complexité d’une réalité violente et douloureuse est bien présente, dans ce père qui ne veut plus de son gosse parce qu’il n’a pas les moyens de s’en occuper, dit-il. Dans l’institution sociale qui accueille l’enfant. Et Cyril, lâché dans un territoire, sur son petit vélo, est embarqué dans les méandres de la délinquance par le jeune dealer du coin. Mais le film s’en fiche un peu, dirait-on, tant il règle la question du dealer expédié en taule on ne sait trop comment. Tant le père, à la différence de leurs autres films, est ici une figure qui ne prend pas tout à fait corps, un principe manquant, aperçue derrière les vitres, fuyant, hors-cadre, qui rebondit sur d’autres personnages… Ici encore, la place des pères est en question. Ici plus qu’ailleurs, la matière du film, à être si épurée, se prête à toutes les interprétations. Ici plus qu’ailleurs, le film déroule sa narration tendue et serrée par une suite de causalités fines et infimes autour de symboles parfois clairs, souvent riches : les portes closes à ouvrir, à passer ; l’incessant vélo, objet transitionnel s’il en est, volé, repris, symbole de toute possibilité d’émancipation, mais aussi d’exclusion ; l’argent que l’enfant met en circulation, enjeu pour lui de sa place retrouvée au sein d’un groupe puis de la famille, mais qui échoue dans sa valeur d’échange ; allées et venues entre différents territoires cousus de frontières symboliques, de la route à la forêt...

Et pour la première fois chez les Dardenne, la musique, qui vient souligner trois moments du film, scande le suspense du drame en notes douces, aériennes. Alors, il est facile d’assimiler Samantha à une figure de sainte, quand elle est si simple et si banale pourtant. Mais c’est qu’en elle, se joue la grâce de l’enfant qui fait résonner la question éminemment chrétienne du salut et de la liberté. Et sans doute, est-ce ce qui peut fâcher ici (et plus généralement avec les Dardenne), c’est que tout conduit l’individu, questionné sur fond de désert spirituel et de violence sociale, à choisir entre lui et l’autre, entre tuer ou être tué. Mais toujours, pari incessamment renouvelé de film en film, comme une profession de foi, le face-à-face ouvre une troisième voie. Celle du pardon, de la réconciliation. Le choix de la vie sauve l’individu de cette violence qui met en péril la communauté humaine, qui le met lui-même en péril en tant qu’homme. Mais son salut dépendra-t-il toujours, et uniquement, de cet autre visage qui fait face ? N’y a-t-il jamais d’autres solutions à la violence d’une réalité commune que le regard aimant d’un seul individu ? Surtout quand l’énergie qui bout est celle de la colère ? Les « solidarités mystérieuses » ne pourront-elles jamais être contagieuses ?

 

Bonus: L’édition de Cinéart propose deux bonus passionnants. D’une durée d’une vingtaine de minutes, l’interview de Cécile de France explicite le travail des Dardenne avec leurs acteurs, leurs préparations aux rôles, leurs longues répétitions. Il met en évidence certains aspects du film, très physiques, extrêmement orchestrés. Et le travail de la comédienne professionnelle sur ce film, qui aura dû abandonner toute tentative psychologisante de son personnage, pour être au plus près du film et le servir au mieux, avec beaucoup d’intelligence et de simplicité.
L’autre bonus est une déambulation d’une trentaine de minutes avec les réalisateurs sur les lieux qu’ils ont filmés. Passionnants, ils expliquent sur chaque scène (le cabinet médical, le vol, les bois, le salon de coiffure, le restaurant), la mise en place des comédiens, la place de la caméra et leurs décisions de mise en scène, insistants, ici et là, sur des significations à rechercher ou justement à abandonner (la lumière sur Cécile de France par exemple, devenant trop spirituelle), des parallèles entre les séquences, explicitant leurs intentions et les symboles qui parcourent le film. Véritable manuel de leur cinéma, leurs dialogues et leurs explications mettent en lumière tout le riche travail et la grande finesse de leurs mises en scène où rien n’est laissé au hasard.

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