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Tori et Lokita de Jean-Pierre et Luc Dardenne

Publié le 27/08/2022 par Grégory Cavinato / Catégorie: Critique

Les enfants du désordre

En Belgique, un enfant, Tori (Pablo Schils), et une adolescente, Lokita (Joely Mbundu), qui se sont rencontrés sur un bateau en provenance du Bénin, sont devenus inséparables. Ils logent, depuis des mois, dans un centre d’accueil pour réfugiés et survivent péniblement grâce à des jobs de misère : ils chantent dans un restaurant dont le propriétaire, trafiquant de drogue, quand il n’abuse pas sexuellement de Lokita, les charge de distribuer son produit. Lokita, qui souffre de crises d’épilepsie dues à l’angoisse, doit envoyer régulièrement de l’argent à sa famille au pays et espère obtenir ses papiers d’identité pour rester en Belgique. Pour ce faire, elle doit se soumettre à des auditions humiliantes. Après un énième refus, elle décide d’empocher suffisamment d’argent pour s’offrir de faux papiers. Pour y arriver, elle doit rester séparée de Tori pendant trois mois, enfermée dans un entrepôt sordide où elle veille sur des plants de cannabis. Tori, qui vit mal cette séparation, va tenter de retrouver sa « sœur ».

Tori et Lokita de Jean-Pierre et Luc Dardenne

 « Ce film, c’est pour tous les Tori et Lokita qui se trouvent en Europe. C’est pour continuer à exiger qu’on change les lois pour l’accueil des migrants, particulièrement des jeunes exilés », déclaraient les frères Dardenne au dernier Festival de Cannes (dont le jury leur a décerné un prix spécial « 75e anniversaire »). Le sort des jeunes migrants livrés à eux-mêmes en Europe est un sujet d’actualité brûlant dont ils s’emparent pour créer un thriller « social » sous la forme d’un huis clos étouffant.

L’homme est un loup pour l’homme : voilà la leçon que ces deux enfants apprennent dans les rues de notre pays, exploités financièrement, abusés physiquement, harcelés quotidiennement par des criminels en tous genres (en plus des trafiquants de drogue, ils doivent rembourser des dettes au passeur – interprété par Marc Zinga - qui les a amenés en Belgique), mais également par la bureaucratie qui les empêche de se reconstruire. Le grand rêve de Lokita est d’obtenir ses papiers pour faire une formation d’aide-ménagère. Voilà pour le rêve ! Rêver plus loin, pour elle, est inimaginable. Leur amour fraternel (certains diront filial et maternel) est leur seul refuge. Leur seul petit plaisir est de chanter en duo, notamment une chanson italienne qu’ils connaissent par cœur mais dont ils ne comprennent probablement pas les paroles.

Posant un regard clinique et quasi-documentaire sur les réseaux de la traite des êtres humains qui opèrent impunément dans nos rues et sur le quotidien inhumain de ses deux jeunes protagonistes, les Dardenne décrivent la mécanique infernale qui va mener à l’inévitable. Le récit est empreint d’une ironie cruelle (c’est un geste d’entraide de Tori qui va finalement provoquer un drame) et ne laisse à ses « héros » aucune chance de s’en sortir : aucun apaisement n’est possible, aucun répit ne leur est accordé : dès leur arrivée dans notre pays, ils ont en permanence une épée de Damoclès au-dessus de la tête. De la part des cinéastes sérésiens, que l’on retrouve beaucoup plus énervés qu’à l’accoutumée, montrer ce désespoir crasse est un geste politique d’une grande justesse, mais également empli de compassion. 

Avec son découpage nerveux et son atmosphère claustrophobe, Tori et Lokita ne laisse jamais au spectateur le temps de respirer. Les frères livrent leur film le plus sombre à ce jour – et Dieu sait qu’ils ne nous ont pas habitués aux bluettes -, une œuvre utile et humaniste qui se reçoit comme un uppercut au cœur plus qu’elle ne s’apprécie. On se souviendra longtemps de la résignation silencieuse de Joely Mbundu devant son violeur, mais surtout du désarroi du petit Pablo Schils, de ses mots maladroits d’enfant qui ne comprend pas les raisons de la cruauté et de la violence gratuites auxquelles il est confronté.

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