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Le Petit-Château de Karine de Villers

Publié le 01/11/1999 par Jean-Michel Vlaeminckx / Catégorie: Critique

Respecter le réel n'est pas en effet accumuler les apparences, c'est au contraire le dépouiller de tout ce qui n'est pas l'essentiel, c'est parvenir à la totalité dans la simplicité." André Bazin. Qu'est-ce que le cinéma?

Le Petit-Château de Karine de Villers

Hic et Nunc

Le premier plan nous montre l'ouverture des portes du Petit-Château le matin (une ancienne caserne de l'armée belge faut-il le rappeler). Pano sur l'intérieur. Derrière la vitre d'un guichet, un homme nous dit : "Je m'appelle Jean-Claude, je travaille au Petit château". En off : "Mon badge, s'il vous plaît? - Quelle chambre? - 227". Contrechamp sur un candidat-réfugié demandant son passe-droit - qui est aussi le symbole de son identité. On le suit dans les escaliers et le couloir qui mène à sa chambre. On y pénètre, découvrant un lit de camp à couverture militaire grise posé face à une armoire métallique. Autre chambre, autre candidat réfugié : "Un bel oiseau est seul", dit l'occupant des lieux. Plan sur une peinture, au-dessus du lit, représentant un oiseau rouge. En off, le candidat réfugié poursuit : "Et moi, comme cet oiseau, je suis seul!" Et pourtant, c'est une communauté aux destins suspendus que nous montre la réalisatrice à travers les gestes de leur vie quotidienne.

 

Très belle scène que celle des candidats réfugiés fêtant la nouvelle année et dansant ensemble. Et puis il y a ce plan superbe d'une mère coiffant les longs cheveux noir jais de sa fille avant de la mettre au lit et de rabattre une couverture grise de l'armée sur laquelle on peut lire en lettre blanche : Centre d'accueil pour réfugiés. Scène prémonitoire, puisqu'on découvre que ce sont des gitans. Le père explique : "Les gitans on n'en veut nulle part, ils ont des problèmes partout. En Slovaquie ce n'est pas possible. Je ne sais pas ce qui va nous arriver...Négatif? positif? On attend." Puis l'homme ajoute, fataliste: "Pas un seul Slovaque n'a eu une réponse positive."

 

Il y a aussi la séquence de Nana, une jeune Zaïroise de 16 ans enceinte, et de la gynécologue dont le discours sur les jeunes filles, asséné sereinement, est pour le moins ambigu.
Ce n'est qu'à la fin, dans une scène qui vaut son pesant d'or, que nous voyons en contrepoint, grâce à la "journée portes ouvertes" (une visite guidée où un employé montre l'endroit avec ses chaises attachées au sol, ses télés attachées au mur, etc.), que nous comprenons la violence que peut ressentir un candidat au statut de réfugié en attente d'un statut légal et que dans le Petit-Château, aux portes de Bruxelles, des centaines de personnes errent, parquées, en marge de la société, en transit, dans une attente qui est devenue un mode de vie.

 

Dernier plan. Pano sur les fenêtres du Petit-Château entourées de lierre. Derrière les vitres des têtes apparaissent, parfois il n'y a rien, personne. Le générique de fin nous montre, sur un mur de brique sombre, le nom des différents protagonistes avec lesquels nous avons vécu par image interposée avec à côté du nom, ces simples qualificatifs : en attente, illégale, expulsé, accepté, mort, récusée.



Regard

Trop souvent le documentaire souffre d'une absence de mise en scène cohérente sous prétexte que le montage fournira une structure narrative à la " matière " des prises de vues. Rien de tel dans Le Petit-Château. Le film est construit à la prise de vues et au montage. L'information nous est donnée plan après plan. Le sens se construit geste après geste, situation après situation dans un univers clos comme une prison. Le regard de Karine de Villers est à la hauteur de son sujet : un film humain sur une humanité désemparée et désespérée dont elle décrit les rituels (repas, toilette, départ), la façon de bouger, de se mouvoir dans un espace que l'on découvre progressivement et qui, pour le spectateur, en appelle irrésistiblement un autre, hors champ, l'espace de la liberté. Les rares interviews sont filmées en plan moyen avec un raccord dans l'axe sur un gros plan rapide et retour au plan moyen (ici le non-emploi du zoom est affaire de morale). Juste des panos, des plans fixes moyens et larges. Chaque chapitre du film est scandé par un plan frontal du Petit-Château, qui sert de raccord temporel (le matin, la nuit, en automne ou sous la neige de l'hiver).

 

La sobriété de la mise en scène de Karine de Villers lui permet d'éviter avec élégance les deux écueils du genre : le film militant qui sature le sens à partir d'un parti pris de départ (parfois justifié mais le cinéma n'est pas une série d'images pieuses ni un tract) et le reportage télévisuel avec ses interviews en gros plan (la mise en icône) coupés de plans d'ensemble commentés par une voix off surexplicative. L'intérêt du travail de la réalisatrice est d'avoir un point de vue qui n'apparaît comme tel qu'après la vision complète du film. Elle respecte suffisamment ses " personnages " pour les laisser vivre et permettre ainsi au spectateur de comprendre petit à petit leur désarroi, leur peur, leur angoisse, leur résignation et surtout la dignité qui les habite dans l'attente d'une décision souvent cruelle qui est ressentie comme un fatum.

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