Le roi danse de Gérard Corbiau
La mécanique des hommes
Le film démarre sur la mort de Lully, lequel battait la mesure armé d'un bâton de chef d'orchestre avec une vigueur telle que se blessant à la jambe, la gangrène s'y déclara et qu'il en mourut. Acte manqué, réussi ? Sans doute. Par désespoir d'être abandonné d'un roi dont il avait conquis les faveurs et pour lequel il avait tout sacrifié. Son agonie permet à Corbiau, fidèle à son style, de construire le film en flash-back et montage alterné (corps à corps : le jeune roi s'épuise à danser, la reine-mère agonise) pour nous conter avec éclat la passion flamboyante de Lully pour Louis XIV. Farinelli, le film précédent de Gérard Corbiau nous montrait l'ascension irrésistible de Carlo Broschi, un castrat (les divas de l'époque) qui au sommet de sa gloire, renonce au pouvoir. Le roi danse, à l'inverse nous décrit l'ivresse du pouvoir, la passion qui l'inspire, anime ceux qui ont le désir de dominer les autres. Le roi danse s'articule autour d'un trio magique : Louis XIV, narcissique (Benoît Magimel), Lully, cynique (Boris Terral) et Molière, libertin (Tcheky Karyo). Ah, le pouvoir ! Une affaire d'hommes, en effet ! La mécanique des hommes c'est le pouvoir et ceux qui le prennent l'exercent au détriment de ceux qui y sont assujettis (l'éthologie nous en apprend beaucoup sur le comportement des mâles et de leurs rituels). Royal, le Bourbon n'a jamais le bourdon, il le file aux autres. Tel le joueur de flûte d'Hamelin, il emmène son monde (l'aristocratie) dans l'ivresse des ballets de cour de Lully que Molière transforme en comédie-ballet.
Le sujet du Roi danse, traité par La Prise de pouvoir de Louis XIV, le superbe film de Roberto Rossellini, l'a été de manière plus spectaculaire par Louis enfant-roi de Roger Planchon. Corbiau privilégie aussi le spectacle, mais à la différence de Planchon qui nous emmène dans les arcanes d'une cour luxuriante, c'est un spectacle chorégraphique qu'il nous propose. Celui de danses guerrières (on frappe le sol avec une énergie proche des sentiments exacerbés - quasi-hystérique - que Lully éprouve pour Louis).
Le roi et ses dévots
Gérard Corbiau explique que Louis XIV " s'est emparé de l'Assemblée des Arts, et plus particulièrement de la musique et de la danse pour imposer son identité, l'image qu'il veut que l'on ait de lui : c'est l'idée centrale du film ". Il confirme les analyses d'Apostolidès (1), écrivant, dans un livre passionnant, publié il y a une vingtaine d'années, que les ballets de cour de Louis XIV ont contribué à domestiquer la noblesse, transformant le noble en courtisan. " Il est prétexte à exprimer la situation politique du moment, le triomphe de la monarchie absolue sur la noblesse frondeuse " (1). Mais plus encore, à souder les trois ordres (noblesse, clergé et tiers-état) autour d'un monarque qui produit sa propre image solaire dans la représentation. C'est un rituel ou une messe symbolique
avec sa transsubstantiation qui unit un corps à ses sujets ou mieux, un corps qui est l'ensemble de ses sujets comme l'a montré avec pertinence Ernest H. Katorowicz dans sa célèbre théorie sur les deux corps du roi (2). " Il établit une distinction entre le monarque en tant qu'individu privé et le monarque comme persona ficta, incarnation de l'état. Dans un même temps elle permet de différencier le roi du Roi. Le premier homme particulier, possède un corps de chair soumis aux mêmes contingences que celui de ses sujets ; le second possède un corps symbolique qui ne meurt pas " (1). Ajoutons qu'un certain Coquille - si, si, ça ne s'invente pas - à l'aube du XVIIème siècle file la métaphore biologique du corps roi/nation avec un sérieux que lui envierait, n'en doutons pas, Charlie Hebdo. Si le monarque est la tête, explique-t-il, le clergé est le cerveau, la noblesse est le cœur, le tiers-état est le foie (oui, vous avez bien lu, cet homme devait souffrir d'hépatite aigüe !)
La musique et la danse sont au XVIIème siècle une pratique dont la popularité n'a d'égal que celle qu'a connu le cinéma au XXème siècle. " Il est l'art le plus polymorphe du siècle, celui qui possède aussi la plus large ouverture sur le monde, celui qui intègre la totalité de la réalité perceptible par la nation. Bien plus que la littérature burlesque ou les tragi-comédies, qui mettent pourtant en scène des personnages plus diversifiés que la comédie ou la tragédie, le ballet constitue un miroir à faces multiples qui renvoie au monde extérieur les impressions que celui-ci suscite " (1).
Sous le règne de Louis XIV, le combat entre la musique italienne et la musique française qui a agité tout le XVIIème siècle, atteint son apogée. Et ce n'est plus seulement une querelle d'instruments : la viole (aristocratique, au son feutré) contre le violon (populaire, au son brillant), c'est une question de style et de pouvoir : le gallicanisme. Déjà l'exception française ? Ben oui, déjà ! Mazarin qui avait favorisé les italiens (Rossi, Cavalli) a passé le témoin du pouvoir au jeune Louis XIV qui se sert de Lulli - un florentin, transfuge du clan italien francisant son nom en Lully - pour imposer les muses françaises aux airs de cour et de ballets. Marc-Antoine Charpentier, disciple de Carissimi, se fait remonter les bretelles. François Couperin, fasciné par Corelli (comme on le comprend ! ) lequel a mené la forme de la sonate à la perfection formelle (3) consacre une Apothéose au musicien romain mais juge prudent (comme on le comprend !) d'en consacrer une aussi à Lully afin d'équilibrer les hommages.
Lully et le MAK
Entré au service du jeune Bourbon, en 1652, grâce à ses talents de mime, de danseur et de joueur de violon, Lully obtient rapidement la charge de compositeur de musique instrumentale de la cour. En faveur grâce à un art de l'intrigue et un manque de scrupules qui font partie de son charme, il entreprend de remplacer les conventions de la musique italienne par ces figures, bien françaises que sont l'Air de cour et la chanson brunette (4). Associé à Molière, ils collaborent à treize comédies-ballets, genre inventé par l'auteur des Fâcheux. Lully renie Molière dont il trouve la tutelle encombrante. Les deux hommes se brouillent. Dès lors, Lully utilise les livrets du poète Philippe Quinault, fixant la forme de la tragédie lyrique puis de l'opéra français. Celui-ci opère un vif contraste entre le récitatif et l'air. Le sommet étant, si l'on ose dire, l'intervention des divinités (clin d'œil à ce cher Louis) et non les scènes entre les divers personnages. Les traits caractéristiques de ces opéras étant empruntés, of course, au ballet de cour et à la comédie-ballet. Mais son principal titre de gloire musical reste la Suite à la française ou Ouverture (allemande-sarabande-courante-menuet-gigue) défini dans ses musiques de ballet et d'opéra. Alliant l'apparat à la simplicité des danses familières, la Suite allait conquérir un vaste public hors des frontières de l'Hexagone. Teleman en a composé deux cents, usant et abusant d'un genre que Bach allait porter au sommet avec ses Quatre Suites (l'Air de la Suite BWV1068 est devenu un tube qui figure dans tous les best off consacrés au musicien).
On comprend bien pourquoi un homme comme Lully a pu intéresser Gérard Corbiau. C'est un personnage romanesque, arriviste, passionné, ambigu. Malheureusement la majeure partie des compositions musicales de Lully nous accable d'ennui (5). Sans doute - et le film de Corbiau nous le révèle - parce qu'elles expriment toute la pompe et la solennité d'un Bourbon qui se prend pour un astre, la monotonie d'une petite bande de balletomanes hystériques, les intrigues virevoltantes de courtisans dansant la gigue et dont Saint-Simon nous a décrit, dans ses Mémoires, avec éclat et férocité dans un style sans égal, tous les ridicules.
Fin connaisseur de la chose musicale Gérard Corbiau a demandé à Reinhard Goebel, l'un des grands maîtres du renouveau de la musique ancienne et à son ensemble Musica Antiqua Köln (MAK) d'interpréter la musique de Lully, bien que celui-ci soit un spécialiste de la musique baroque allemande et autrichienne (Pachelbel, Reincken, Heinichen, Bach, Teleman, Biber). Le MAK sous la direction de Reinhard Goebel a dépoussiéré quelque peu la musique de l'auteur d'Isis et d'Amadis sans arriver à gommer son aspect décoratif (6). " Lully n'avait rien à voir avec des compositeurs contemporains comme Biber, par exemple, ce n'était d'ailleurs pas un vrai compositeur mais plutôt un garçon doué, habité par la vigueur de la jeunesse, un optimisme sans frontières, une joie insolente, perceptible dans toute sa musique ", explique Goebel (7). On ne pourrait mieux dire.
Le roi danse
35mm, format : 1.66, couleur, 108'
Réal. : Gérard Corbiau. Scén. : Eve de Castro, Andrée Corbiau, Gérard Corbiau avec la participation de Didier Decoin. Image : Gérard Simon A.F.C.. Son : Henri Morelle. Script : Patrick Aubree. Mont. : Ludo Troch, Philippe Ravoet; Int. : Benoît Magimel, Boris Terral, Tcheky Karyo, Colette Emmanuelle, Cécile Blois, Claire Keim. Prod. : K-Star, France2 Cinéma, MMC Independent, K-Dance, K2, RTL/TVI avec le soutien de Canal +, avec l'aide du Centre du Cinéma de la Communauté française de Belgique et des Télédistributeurs wallons.
(1) Jean-Marie Apostolidès, Le roi-machine, Spectacle et politique au temps de Louis XIV, ed. de Minuit, 1981
(1) Ernst H. Kantorowicz, The King's Two Bodies.
(3) Ecoutez, toutes affaires cessantes, les Sonates opus 3 de Corelli par Enrico Gatti et l'Ensemble Aurora.
(4) Les curieux pourront consulter avec profit le panégyrique de Jean-Baptiste Lully dressé par Evrard Titon du Tillet dans Vies des Musiciens et autres joueurs d'instruments du règne de Louis le Grand. Ed. Le Promeneur/Gallimard. On y découvre un Lully intriguant (le contraire eut étonné) mais aussi insolent et farceur.
(5) L'écueil de la musique célébrant le pouvoir dans un pompeux ennui a cependant été évité de façon magistrale dans les superbes compositions de l' école vénitienne célébrant ses fêtes annuelles et par Händel dans ses Fireworks music et Water music. Il est vrai que Venise était une république et que la monarchie anglaise avait fait son deuil de l'absolutisme après la révolution de Cromwell.
(6) A ceux qui en douterait nous conseillons d'écouter Les Concertos Brandebourgeois de Bach, en particulier l'Allegro du Concerto n°3, BWV n°1048 par le même R.Goebel et le MAK . CD Archiv, à prix doux. Ca décoiffe !
(7) Entretien accordé à notre consoeur Martine Dumont-Mergeay et paru dans La Libre Belgique du 6 décembre 2000.