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Les Cicatrices d’un putch, de Nathalie Borgers

Publié le 30/04/2025 / Catégorie: Critique

1976 à Ankara, un bus est arrêté par un groupe de fascistes armés. On oblige les étudiants qui se rendaient à l’université à rentrer chez eux. Abidin Ertugrul, présent dans ce bus, reconnu comme délégué des étudiants de la faculté de Chimie, reçoit 7 balles dans le corps. D’autres de ses camarades sont blessés ou tués. Il passe de longs mois à l’hôpital, protégé par ses amis armés qui montent la garde au service des soins intensifs. 

12 septembre 1980 : l’armée prend le pouvoir sous la conduite du général Kenan Evren.

Janvier 1981 : Abidin prend un bus pour Vienne. Il ne reviendra plus en Turquie. 

Nathalie Borgers, réalisatrice belge de plusieurs documentaires, épouse d’Abidin, livre ici un portrait émouvant de son mari, de son entrée à l’université en 1971 jusqu’à aujourd’hui.

Les Cicatrices d’un putch, de Nathalie Borgers

Qu’est-ce qui a précédé le coup d’État du 12 septembre 1980 et conduit la Turquie à un régime autoritaire et à une réislamisation du pays ?
Où est passée la Turquie post-68, éprise de liberté et de démocratie ?
Au travers des témoignages d’Abidin, de sa sœur Kivanc, de son camarade Cahit Akçam, de la mère de Cahit et de beaucoup de ses amis, Nathalie Borgers dessine une Turquie qui sombre peu à peu, fin des années 1970, dans une profonde instabilité politique et socio-économique. La réalisatrice entremêle des images d’archives, publiques et privées.
Le gouvernement est paralysé par les jeux de pouvoir du Parlement turc et se montre incapable d’élire un Président de la République dans les 6 derniers mois précédant le coup d’État de 1980. Les clivages socio-économiques en Turquie entretiennent un sentiment de frustration qui se transforme en violences.
La terreur est organisée, on arrête, on tue. Des milices d’extrême droite s’opposent aux mouvements révolutionnaires qui s’arment aussi. Le 12 septembre 1980, le général Kenan Evren prend le pouvoir. 650 000 personnes sont arrêtées, des centaines sont tuées, 30 000 fuient à l’étranger.
On diminue les frais de santé, d’éducation, les droits des travailleurs. Une société néo-libérale se met en place, soutenue par les forces les plus conservatrices. Des principes antidémocratiques entrent dans la constitution : l’État peut suspendre les droits fondamentaux des citoyens et recourir à la répression à tout moment s’il le juge nécessaire. Le cours de religion, obligatoire, est celui de l’islam sunnite. 

Nathalie épouse Abidin en 2010 sur les rives du Bosphore. Elle ne connaît que la Turquie cosmopolite, moderne. Celle des vacances. Ils vivent ensemble à Vienne, où s’est réfugié Abidin en 1981, et où il travaille. Que sont ces cicatrices sur le corps de son mari ? Qu’est-ce qui le hante ?
Pour se faire une idée du passé qui pèse sur les épaules d’Abidin, sur sa famille, ses amis, Nathalie revient seule en Turquie pour réaliser son documentaire. Combien de familles brisées avant et après le coup d’État ? Que reste-t-il de la lutte révolutionnaire ? Du rêve piétiné de tous ces jeunes ? Elle y rencontre l’association des anciens étudiants, voit les traces de la lutte révolutionnaire, découvre les morts. La sœur cadette d’Abidin, Kivanç, témoigne de l’après-coup d’état, du silence et de la période douloureuse qui a suivi. Elle rencontre Cahit, un camarade de lutte d’Abidin, emprisonné pendant 8 ans. Il a entrepris un vaste projet de documentation sur les tortures en prison avec de nombreux témoignages de prisonniers. Elle parle également avec les mères de ces jeunes emprisonnés à la prison de Mamak, qui ont fondé la première association des droits de l’homme. Les prisonniers seront libérés en 1991, après huit longues années de jeunesse gâchée. 
Abidin, avec ses amis exilés à Vienne et ailleurs dans le monde, ont envoyé de l’argent en Turquie, ont aidé certaines personnes à retrouver du travail en Autriche, ont tenté d’alerter l’opinion publique sur les violations des droits de l’homme, mais sans beaucoup de succès, car la Turquie est un pays de l’OTAN.

Abidin, lui, prendra sa retraite en Catalogne, là où le ciel ouvert, la lumière et les oliviers à perte de vue panseront ses blessures.
Après la sortie du documentaire, le 19 mars 2025, le très populaire maire d’Istanbul, Ekrem Imamoglu, premier opposant politique du président Erdogan, est arrêté. Cette arrestation s’accompagne de l’annulation rétroactive du diplôme universitaire d’Imamoglu, nécessaire pour être candidat à la présidence de 2028. Cette décision provoque l’indignation de la jeunesse étudiante qui se rassemble le lendemain devant l’université d’Istanbul, là où Imamoglu avait obtenu son diplôme.

Le 29 mars 2025, ils étaient deux millions. Pour un changement de régime, pour la démocratie et plus de justice sociale. Ces manifestations continuent et nous montrent une fois encore l’importance de la jeunesse dans les mouvements d’émancipation. Ils sont capables de se lever en masse pour tenter de changer les rapports de force. Cette mobilisation va-t-elle aboutir ? Rien n’est moins sûr. Plus de 2000 personnes, dont des journalistes, ont été arrêtées depuis la mobilisation. 

Quoi qu’il en soit, le courage du peuple turc, face à un régime autoritaire et répressif, nous rend solidaires de leur lutte. Et tout comme Abidin, refuser de baisser les bras et vouloir que cela change nous donne de l’espoir dans l’avenir de tous les peuples.

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