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Interview Nathalie Borgers, réalisatrice The Remains

Publié le 14/07/2021 par Constance Pasquier et Kevin Giraud / Catégorie: Entrevue

The Remains, après l'Odyssée. Un documentaire édifiant sur l'autre volet des naufrages en Méditerranée, ceux que l'on pense connaître et comprendre au détour d'une image de journal télévisé. Derrière ce flux d'incidents vite oubliés chez nous se cachent les histoires tragiques de dizaines de familles, incapables de faire leur deuil, incapables d'aller plus loin après avoir vécu une telle horreur. Alliant des témoignages d'une force inouïe avec des images lourdes de sens, Nathalie Borgers lève le voile sur les vraies histoires de ces naufrages. Rencontre, lors d'une avant-première à Bruxelles, avant la sortie cette semaine au studio Flagey.

Cinergie : Comment êtes-vous arrivée à ce projet ?

Nathalie Borgers : À chaque naufrage, j'avais l'impression d'entendre les mêmes trois chiffres à la radio. Le nombre de morts, le nombre de survivants et le nombre de disparus, et puis plus rien, on n'en entendra plus jamais parler. Mais qu'est-il advenu ensuite, de ces disparus notamment ? Ça me turlupinait. Le hasard de la vie a fait que j'ai rencontré une femme qui travaillait à Lesbos, et qui m'a raconté le ressenti des habitants de l'île lors d'un naufrage, et les traumatismes que cela engendrait déjà en 2014, avant la crise migratoire de 2015. Comment identifie-t-on ces corps sans papiers, sans possibilité d'être rapatriés, sans informations sur leur confession et sur comment il faut les enterrer ? Cette partie immergée de l'iceberg dont on ne parle pas dans les médias, ça m'a interpellé. Petit à petit je me suis rendue compte que ces "détails" étaient en fait quelque chose de fondamental. Ne pas pouvoir enterrer ses morts, ne pas pouvoir faire son deuil car les corps sont au fond de l'océan, c'est catastrophique pour les survivants, ça les empêche de se reconstruire.

 

 

C. : Quel a été votre point de départ ? Vous n'avez pas rencontré trop de freins pour aller chercher ses informations ?

N. B. : Au départ, je n'ai pas eu trop de problèmes. La couverture médiatique n'était pas encore à son niveau de 2015, et j'ai donc pu rencontrer des gens qui s'investissaient dans l'aide, dans l'accompagnement de ces migrants, à un moment où l'Europe ne s'en occupait pas ou peu. C'est donc via des particuliers que j'ai établi mes premiers contacts. Le médecin légiste de l'île par exemple, ou bien un jeune homme qui a décidé d'aider une famille afghane en détresse, ou encore les gardiens de cimetière, ou cet individu qui grave les tombes des personnes disparues après avoir contacté leurs familles. Par la suite, c'est devenu plus difficile à Lesbos car malgré la couverture médiatique intense, les associations et les habitants n'ont vu aucun changement. Quand je suis revenue tourner en 2017, ils en avaient assez de répéter les mêmes histoires, sans avoir vu une seule amélioration de leur quotidien, ou un soutien international plus fort.

Pour rencontrer une famille, c'était plus délicat. Je suis finalement passée par la Croix Rouge internationale, basée à Vienne où j'habite, pour qu'ils me mettent en contact avec des personnes dans cette situation qui accepteraient de témoigner, une fois que le tournage a été confirmé. Il n'était pas question pour ces associations de me présenter à des victimes de ces tragédies pour qu'au final le film ne se fasse pas. Ça a donc pris du temps, mais cela a permis de mieux préparer cette rencontre, et cela a également été bénéfique pour les témoins.

 

 

C. : Votre but, c'était de dépasser les infographies pour aller plus vers l'humain ?

N. B. : Mettre des visages sur des chiffres, exactement. Et de montrer ce drame que ces familles sont en train de vivre, pour le comprendre. Savoir ce que cela veut dire qu'un naufrage, se rendre compte de ce que c'est que d'avoir quelqu'un de disparu dans sa famille, et de l'impossibilité de passer outre cette absence. Plutôt que de simplement aligner les statistiques, et passer au naufrage suivant.

 

 

C. : C'était un choix de vous concentrer sur un nombre limité de témoignages, plutôt que d'essayer de multiplier les points de vue ?

N. B. : De mon côté, je savais qu'il était très important d'avoir une famille ou un individu qui me permettrait et m'autoriserait à filmer cette difficulté à aller de l'avant. J'avais commencé à tourner avec deux familles, ou plutôt avec une famille et un homme seul rescapé d'un naufrage où sa famille avait disparu. Cet homme avec lequel j'avais commencé à tourner était esseulé, et tout à coup la partie de la famille restée en Turquie a pu rejoindre celui qui les attendait en Autriche. À partir du moment où j'ai commencé à filmer cela, et où le drame s'est rejoué pour cette famille car ils se revoyaient pour la première fois, c'est devenu quelque chose d'exceptionnel, et je suis restée avec ces gens-là. Si j'avais gardé le second personnage dans mon film, cela serait devenu quelque chose de plus illustratif. Ici, c'est le drame et l'émotion qui sont au centre du film, extrêmement fort, qui suffisent à porter le récit. Il est vrai que si je n'avais pas eu cette "chance" de pouvoir tourner avec cette famille, et qu'elle n'avait pas été aussi généreuse en me laissant capter ces moments d'intimité, j'aurais peut-être dû composer avec plusieurs groupes pour pouvoir faire ressentir ces émotions, ces difficultés à vivre avec quelque chose qui n'est pas terminé, cette impossibilité de deuil. En fin de compte, c'est très très rare de pouvoir vivre une telle expérience si proche des gens, et on a l'impression de mieux saisir le sujet, plutôt que de l'avoir raconté. Ici, on le sent dans le film, on le vit.

 

 

C. : Et eux avaient besoin de partager cette détresse, ce traumatisme ?

N. B. : Pour ce qui est de la famille Kurde que j'ai rencontrée, oui en effet. Ils voulaient que les gens comprennent ce qu'ils vivaient, ce drame à porter au quotidien. Ils espéraient également je pense que le film ferait peut-être bouger les choses, les aiderait à remonter le bateau dans lequel était enfermé les corps de leur famille, toujours pour essayer d'arriver à faire ce deuil. Cela les a animé en tout cas dans cette décision, même si après qu'ils m'aient donné leur accord, il n'y avait aucune barrière, aucun faux-semblant, ils étaient authentiques devant la caméra. L'autre personne que j'avais filmée était quelqu'un de plus réservé, moins à l'aise et moins libre dans sa parole, notamment pour protéger ses proches restés au pays. C'est également pour cela que j'ai fait le choix de rester avec la première famille.

 

 

C. : Quand on entend ces témoignages, c'est terrifiant et très fort comme propos. Comment revient-on en tant que cinéaste, d'un tel projet, d'une telle charge émotionnelle ?

N. B. : Ça vous accompagne, c'est évident. Pour moi, c'est une leçon d'humilité absolue, sur les difficultés de la vie, et sur le fait qu'on ne connaît pas ce que nos voisins vivent, on ne peut pas se rendre compte. Et pourtant, il y a eu une générosité énorme de la part de cette famille. De mon côté, je n'avais que des choses matérielles à leur offrir, bien peu donc. On se demande comment eux vont réussir à survivre à ceci. Notamment pour le père et l'un des fils qui n'arrivent pas à passer au-dessus, c'est catastrophique pour eux. L'autre frère, celui qui était déjà en Europe, a commencé à se reconstruire, il peut aller de l'avant, mais lui n'a pas vécu le drame comme les autres. Tout comme les jeunes filles d'ailleurs, qui sont plus insouciantes, plus éloignées de ce drame, peut-être plus pour se protéger. Avoir pu être aux côtés de cette famille, et ressentir leurs émotions, c'était vraiment une leçon d'humilité absolue.

 

 

C. : Dans votre film, vous ne filmez jamais les migrants, mais plutôt l'absence, le vide, les épaves. C'est aussi un choix délibéré ?

N. B. : Mon propos, tout comme le titre du film, c'était de parler de ceux qui restent, et de ce qui reste du drame. Des naufrages, mais aussi des histoires terribles de ces personnes qui fuient, et qui sont accueillies plus ou moins bien, mais souvent mal. Toutes ces traces psychologiques et physiques de ces conflits, de ces migrations sont là. Mon idée était de m'intéresser au parcours de ces familles, de ce qu'on fait lorsqu'on a des disparus autour de soi. Je ne voulais pas aller plus dans le pathos, le récit est déjà assez difficile, assez triste. Le but, c'était de filmer ces restes, à la fois dans le cœur des familles mais aussi dans les paysages, sur les plages. C'est un décor représentatif de la société, cette île avec ces milliers de gilets de sauvetage, ou ces tentes explosées en dehors du camp, c'est fort. Mais je ne pouvais pas m'arrêter sur les gens qui vivaient ces instants, car eux étaient déjà plus loin et essayaient d'aller de l'avant. Je me suis limitée aux signes et aux traces.

 

C. : Vous aviez envie de faire bouger les lignes avec ce film ?

N. B. : Ce qui m'importait, c'était de mettre en lumière un aspect de cette crise dont on ne parle pas. C'est une question de civilisation. Cette crise provoque un nombre de naufrages au-delà du quantifiable. Et donc, un nombre de disparus qui ne sont pas honorés et un nombre de familles sans possibilités de deuil tout aussi important. Où est la limite ? La civilisation, c'est le rite funéraire. Lorsqu'on ne peut pas l'honorer, où sommes-nous en tant qu'êtres humains ? Qu'est-ce que ce que cela veut dire de ne pas pouvoir enterrer ses morts ? C'est ça que je voulais montrer, et faire comprendre aux spectateurs.

 

C. : Comment revient-on d'un projet comme celui-ci ?

N. B. : Cela prend du temps, car on ne peut pas ne pas être affecté par un tel film. Repartir vers autre chose, être dans un autre sujet, cela n'est pas possible. Notamment parce qu'on ne peut pas quitter aussi facilement de telles histoires. Je suis resté en contact longtemps avec cette famille, pour avoir des nouvelles notamment, et c'est comme ça que j'ai appris que Farzat, l'un des personnages du film, avait enfin pu décrocher un travail. C'était une belle nouvelle, savoir que l'on peut avancer malgré tout, malgré ce qui a pu se passer.

 

 

C. : Et dans votre filmographie, comment situez-vous The Remains ?

N. B. : Pour moi, dans chaque film, il y a une évolution. Avec ce film, sur ces restes, ces traces, les silences sont très importants. Le parti pris est assez "radical", même si c'est un grand mot. C'est un film réalisé pour le cinéma, avec un parti plus cinématographique que télévisuel. Un récit unique et linéaire avec un espace aux frontières de l'Europe, et l'autre au cœur de l'Europe ou se (re)joue le drame.

Au final, je suis contente du film, car il exprime ce que je souhaitais raconter, et ce de manière très forte.

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