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Les Noms n'habitent nulle part de Dominique Loreau

Publié le 20/10/2022 par Philippe Simon / Catégorie: Critique

La part belle aux hasards

Un Griot sénégalais - membre des poètes et musiciens garant des traditions orales - voyageant entre Bruxelles et Dakar, nous raconte l'histoire de ceux qui quittent leur pays et qui parfois se risquent à sortirdu cercle dans lequel ils sont inscrits depuis leur naissance.

Les Noms n'habitent nulle part de Dominique Loreau

Je suis partie d'une approche documentaire. Au départ, je voulais faire un film sur les liens entre les Africains qui vivent là-bas, au Sénégal, et ceux qui viennent ici, en Europe. Un film sur ce qu'impliquent les rapports entre ces deux cultures. Je cherchais à m'inscrire dans ce rapport entre cultures différentes et phénomène d'acculturation. Mais je ne savais pas très bien où j'allais. Des idées, un thème mais pas de structure, pas de construction à proprement parler. Et puis, très vite j'ai rencontré Séku et Nar, et j'ai décidé d'en faire les personnages de mon film. En fait, je suis partie d'eux pour le construire. J'ai mis mes personnages dans des situations et des lieux donnés, des lieux choisis en fonction des réactions et des possibilités de jeu qu'ils pouvaient susciter chez eux. Ils avaient la liberté d'improviser. J'avais décidé de certains sujets en fonction des lieux et ils devaient les aborder en improvisant à partir de leur vie quotidienne. A partir de là, je filmais ce que cela pouvait donner

 

Une écriture fictionnelle

Quand j'ai tourné quelques scènes de cet ordre, la première matière du film en fait, je les ai montées et je me suis rendu compte que j'avais envie, par ce moyen du jeu improvisé, de partager de plus en plus la réalité de mes personnages, de rentrer dans une plus grande intimité et aussi de m'impliquer davantage dans la manière d'aborder les choses. De là cette évolution vers la fiction, ou plutôt vers une écriture plus fictionnelle. Au fur et à mesure des séquences tournées, j'ai élaboré le scénario du film. Chaque fois qu'une scène était tournée, je me disais : "maintenant, je vais faire telle scène parce qu'elle va se raccorder à ceci, elle va prolonger cela". Il faut savoir que le tournage a duré un an. Je tournais une ou deux séquences, je les montais, je retravaillais le scénario, puis je tournais d'autres scènes, je les montais et ainsi de suite. Chaque nouvelles scène déterminait en partie les suivantes mais influençait aussi l'ensemble du scénario pour finalement donner cette impression d'un assez grand contrôle sur l'histoire et l'écriture du film. Durant ces tournages successifs, j'allais au hasard mais à chaque fois je redéfinissais ce hasard afin de garder cette richesse des improvisations et d'atteindre une cohérence dans le récit. Cette façon de travailler conduit vers la fiction. C'est certain. La preuve en est qu'en fin de travail, lorsque j'ai imaginé les séquences avec le griot, j'ai carrément écrit son texte et fait jouer les situations par un comédien en fonction d'histoires que des gens m'avaient racontées. Je n'avais pas envie de faire une fiction pure, parce que je n'aime pas le contrôle qu'elle implique. Pour ce genre de film, il fallait laisser la part belle aux hasards, aux surprises, à l'impondérable. Et puis, je n'aurais pas pu écrire les dialogues des Africains, je voulais qu'ils expriment et utilisent leurs manières de voir, leurs manières de penser, leur vocabulaire. De même, je voulais que les Européens réagissent eux aussi face à ça de façon tout à fait naturelle, avec leurs fantasmes, leur imaginaire.

 

Ambiguïté des personnages

En m'appuyant sur la vie réelle de mes personnages et en la remettant en scène, je les ai amenés à se poser des questions. Questions qui étaient déjà là, certainement, mais qui se sont exprimées plus intensément lors du tournage. et ce n'est pas facile à assumer. Dans le cas de Nar et de Séku, ils ont été surpris lors de la vision du film du décalage entre leur vision d'eux-même et ce que le film montrait d'eux. Surpris par l'ambiguïté du fait qu'ils jouaient et que c'était eux-mêmes qu'ils jouaient. C'est ce qui fait la texture particulire du film, cette ambiguïté entre jeu et vie quotidienne. Il fallait que tout ce qui se passait autour du tournage et même après passe dans le film. Et là ma responsabilité de réalisatrice est énorme. Cette approche de l'intimité au quotidien demande une implication et un respect de l'autre qui oblige sans cesse à se poser des questions et surtout à se mettre en cause. Dans ce cas, ce n'est plus le problème de réalité ou de fiction qui occupe. Mais bien ce que tu engages, ce que tu risques et ce que tu construis. Tu engages ta responsabilité par rapport aux gens avec qui tu travailles mais aussi ta conception du monde par rapport aux gens avec qui tu travailles mais aussi ta conception du monde par rapport à eux. Bien sûr qu'il y a un malaise à approcher autant l'autre, tu voyages de lui à toi et réciproquement.
Finalement, tu te sens tiraillé de tous les côtés. Ni les personnages ni moi comme réalisatrice ne sortons indemnes d'une telle aventure. Et c'est important. Le côté hybride de mon film, mi-documentaire mi-fiction, a suscité des réactions surprenantes. J'ai même eu des réactions de responsables de télévisions qui trouvaient que ce n'était pas moral de ainsi la confusion dans ce que appelons réalité. Moi, je n'entre pas dans ces considérations. Mon film est un film, pas une case de programmation ni une catégorie. Et donc il faut le voir comme film et non comme un reportage ou de l'information. Je ne fais pas de l'information. 

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