Cinergie.be

Dominique Loreau, Une Si Longue Marche

Publié le 14/10/2022 par Bertrand Gevart et Harald Duplouis / Catégorie: Entrevue

C’est avec une certaine continuité que Dominique Loreau nous livre un voyage, un manifeste, une œuvre poétique et politique avec son dernier film documentaire. Dans Une si longue marche la réalisatrice porte une attention aux infimes détails de la vie des crabes chinois et développe un regard dialectique permanent entre les animaux et nous. À travers leur quotidien, la cinéaste ne cesse d’interroger les schémas de l’exceptionnalisme humain et incline vers la nécessité de réévaluer notre regard à l’égard d’espèces considérées comme infames. Son souci particulier de la description nous immerge dans un monde aquatique où les images et les sons traversent notre imaginaire, et font vaciller nos certitudes à l’égard des « nuisibles ».
Une si longue marche explore avec émotion et sensualité la rencontre conflictuelle entre les humains et les crabes chinois qui ont été importés en Europe et qui traversent nos rivières polluées. Dans leur tentative de rejoindre la mer afin de se reproduire et mourir, les crabes évitent les obstacles, envahissent les petites villes ou se cachent dans les filtres des centrales nucléaires. Qui sont-ils réellement ? Que nous disent-ils de nos modes de vie modernes ? Comment vivre avec eux ?

Avec la réalisatrice nous avons parlé de la transition des animaux dans le registre du politique, de la nécessité d’effectuer des pas de côtés en cinéma, de pallier le seul langage de la modernité : la violence face à ceux et celles qui ne sont pas utiles.

Cinergie : Votre intérêt pour les rapports entre les animaux et les Hommes s’inscrit dans le temps long. Qu’il s’agisse du film Dans le regard d’une bête ou du magnifique ouvrage Quelques pas de côté, votre pensée semble, au fil de ces différentes expériences, se complexifier et endosser une prise de position critique. Comment s’inscrit votre dernier film dans cette réflexion ?
Dominique Loreau : Dans les années 70, la question des rapports et des liens hiérarchiques entre les animaux et les Hommes étaient au centre du débat public et des revendications militantes. C’était le « début » d’une prise de conscience des questions modernes liées à l’écologie. Au même moment, émergeaient plusieurs mouvements qui prenaient position contre l’utilisation du nucléaire, question qui m’a particulièrement intéressée car elle évoquait en moi un débat bien plus ancien sur les rapports aux animaux d’une part, mais aussi aux relations nature/culture. J’ai rencontré l’écrivaine et philosophe Vinciane Despret qui ne cessait, par ses recherches en philosophie des sciences, d’interroger le rapport entre les Hommes et les animaux sous un prisme éthologique. C’est naturellement à ses côtés que je me questionnais quant à la façon dont nous pouvions réinventer notre rapport aux animaux.
Dans son ouvrage Quand le loup habitera avec l’agneau, elle remettait en question la manière dont les scientifiques étudient les animaux et les obligent, les contraignent à faire des choses. Mais est-il possible de s’intéresser aux animaux autrement que par un pur point de vue utilitariste, capitaliste ? Est-il possible de s’intéresser à ce qui intéresse les animaux ? Ce sont ces questions qui m’ont mise en mouvement et m’ont donné envie de faire le film Dans le regard d’une bête. C’est un film kaléidoscopique dans lequel je désirais ouvrir les discussions sur un grand nombre de contradictions qui habitent nos sociétés, dont notamment le rapport à la domestication animale et se nourrir de chair, des questions qui touchent profondément l’individualité de l’animal.
En d’autres termes, et de manière plus concrète, il me semblait contradictoire d’aimer son chien et de pouvoir manger un poulet ou du cochon, en les considérant comme de la viande sur patte, comme de la simple matière.

Mon film Une si longue marche, qui fait référence à la marche de  Mao Tsé-toung pendant plus d’un an, aborde le voyage et la quête des crabes chinois qui parcourent parfois plus de 2500 kilomètres à l’intérieur des terres avant de rejoindre la mer. Ce film est pour moi une continuité critique avec les réflexions déjà exposées dans mes œuvres précédentes. Une si longue marche met en exergue un rapport animiste avec les animaux.
J’ai voulu explorer différents points de vue et m’attacher à raconter les rapports qu’entretiennent certaines cultures avec les crabes. Il est intéressant de voir que les enfants s’intéressent à la nature sans émettre de barrières et de distanciations avec elle. Cette distance apparaît à l’adolescence pendant laquelle on apprend à connaître sa propre culture, basée sur des mythes, des légendes, des positions socialement acquises, et donc, c’est dans la trajectoire de certaines pensées dominantes que l’on met des barrières entre l’animal et l’homme. Cette question est à la fois philosophique et très concrète. Les adultes les voient de manière très différente des enfants, entre les souvenirs de celui qui a vécu une invasion de crabes chinois, et les enfants qui sont travaillés par un imaginaire, une curiosité, des mythes, et puis des Chinois qui les mangent car ça appartient à leur culture très ancienne.

Tout en continuant à être interpellée par ces questions, j’ai entendu qu’il y avait des crabes qui envahissaient une ville et paralysaient les filtres d’une centrale nucléaire. Je trouvais cet événement incroyable. Il remettait en question à la fois les fondements de nos sociétés modernes et interrogeait la définition même de «nuisibles». Je me suis intéressée à ces crabes car ils me permettent finalement de toucher des sujets et de soulever des questions de l’ordre du vivre ensemble d’une part, mais aussi à pointer des dysfonctionnements qui entraînent des catastrophes que nous connaissons par ailleurs très bien.

Ces crabes, qui viennent de Chine, nous les avons amenés ici à cause de notre mode de vie très moderne, de la surpêche, etc. Ces crabes, nous ne les aimons pas car ils ne sont pas comestibles et nous les considérons comme des «nuisibles». Mais ces problématiques ne sont pas dues aux crabes, mais à notre pollution qui a éradiqué certaines espèces de poissons et a favorisé la prolifération de ces crabes, cherchant à rejoindre la mer, c’est-à-dire à accomplir leur cycle naturel. Mais à force d’ériger des murs en béton, des écluses, l’absence de cours d’eau, influent sur leur façon de se mouvoir. C’est pour cela qu’on les retrouve dans les villes. Le film interroge aussi la question de la nuisibilité. Qui est nuisible pour qui ? Il serait temps de faire un pas de côté, et de reconsidérer cette définition et la façon dont nous les considérons. L’homme à toujours cette tendance à occulter ce qui le dérange, comme les déchets. Éradiquer une espèce, engendre aussi un retour de bâton. Je pense qu’il est fondamental de les connaître et de les comprendre.

 

C. : Quelle est la genèse de ce projet ? J’imagine que l’idée de ce film est née avec votre ouvrage Quelques pas de côté ?

D.L. : L’idée du film est venue bien avant. J’ai écrit Quelques pas de côté après avoir écrit le scénario d’Une si longue marche. Je pensais d’abord à faire un film avant de faire un livre. Dans le livre, je développe quelque chose de plus sensuel, plus intellectuel. Dans le film, je développe des choses plus émotionnelles, comme le travail d’observation et d’accompagnement avec les crabes, mais aussi le fait de passer au-dessus et sous l’eau, comme si on était une conscience extérieure qui pénétrait dans une conscience plus profonde.

 

C. : Ce qui m’a aussi frappé, c’est que vous travaillez sur l’intermédialité, le médium cinéma, le geste du dessin, le dessin en train de se faire, l’incertitude au cœur du film, et puis des plans de l’ordre de l’abstraction, de l’ordre des constellations, comme la nébuleuse du crabe, des formes très plastiques. Comment fabriquez-vous un film ?

D.L. : J’ai grandi dans un milieu où la peinture avait une place centrale et je m’y intéresse toujours beaucoup. Il y a toujours un lien au niveau plastique, mais je ne m’inspire pas de la peinture pour faire un film. Je me sens plus proche de la photographie. Mais tout dépend aussi de l’urgence du film à faire. Dans le regard d’une bête, j’étais dans une certaine réalité et moins dans ce souci esthétique. Pour Une si longue marche, j’avais un souci esthétique particulier dès l’écriture du film et je voulais vraiment faire ressentir des choses, des émotions physiques et esthétiques. Nous avons fait beaucoup de recherches et d’expérimentations avec des drones, des caméras légères, des téléphones, des GoPro 4k… Nous avons essayé beaucoup de choses car je voulais que cet aspect esthétique et plastique de recherche permette de faire ressentir ce que sont les crabes, être au plus proche d’eux, sans y accéder complètement car ils restent mystérieux.

 

C. : Dès le début du film, il semblerait que vous inscriviez une forme d'association entre le médium cinéma et la vie et la vision des crabes. La caméra remonte les fleuves, l'objectif se retrouve difracté. Il y a cette volonté d’épouser le regard des crabes avec une question : Comment eux nous perçoivent, nous observent et que percevons-nous de la vie animale et de sa richesse ?

D.L. : Certainement, mais cela demande aussi des dispositions particulières de l’être, ne pas regarder quelque chose de manière uniquement scientifique, ou en termes d’utilité pure. Il faut non pas se demander uniquement à quoi ils nous servent, mais essayer de s’échapper de notre vision extractiviste et utilitariste qui domine. À partir du moment où l'on décide de changer phénoménologiquement ce rapport de vision, c’est un monde nouveau qui s’ouvre à nous.

 

C. : On imagine que ce sont des crustacés difficiles à saisir, pourtant vous parvenez à les suivre parfaitement, à scruter leur quotidien et leur parcours, anticiper leurs trajets, etc. Comment avez-vous réussi à vous immerger à ce point-là avec la juste distance ?

D.L. : Les crabes sont des animaux terriblement peureux. Mais à force de les côtoyer, de les observer, de les lire, j’essaie de les comprendre. Nous avons gardé des crabes pendant plus d’un mois, nous les avons nourri, construit un habitat similaire à ce qu’ils connaissent, afin d’observer leurs interactions, leurs « caractères », comme des personnages. Et les gros crabes ont fini par nous reconnaître et inversement. Certains jouaient bien, d’autres moins. C’est à force de les observer que l'on peut anticiper leurs trajets et ce qu’ils vont faire. Eux aussi anticipent pleins de choses, ont une mémoire, ont leur intelligence, et font des projections à leur niveau. On a fait beaucoup d’essais et de tentatives. On a compris qui était les bons acteurs crabes et les moins bons (rire), c’est comme s’il y avait une connivence entre nous.

 

C. : Pouvez-vous revenir sur le cycle des crabes chinois ?

D.L. : Les crabes chinois naissent dans la mer et deviennent des larves. Ils opèrent cinq mutations avant de devenir des crabes. Leurs différentes mutations leur permettent d’être adaptés aux eaux douces de manière progressive avant de retourner dans la mer pour pondre et mourir. Ils remontent le courant progressivement et sont amenés à trouver des alternatives lorsqu’il n’y a plus de point d’eau. Ils profitent des marées et des cycles lunaires pour avancer car les marées montent très loin dans les rivières. Lorsque la marée monte pour avancer dans les rivières et escaladent tout, cela leur permet d’avancer dans leur longue marche, entre 500 et 2500 km. Un jour, lorsqu’ils atteignent leur maturité, les crabes descendent les rivières, ils retournent vers la mer, s’accouplent et meurent.

 

C. : L’on retrouve des moments assez cocasses laissant place à la fiction, moments pendant lesquels on découvre ces crabes en ville, se diriger vers un supermarché, entrer dans des maisons, etc. Et où l’on se dit, ne faut-il pas réinventer nos rapports aux « nuisibles » ?

D.L. : Oui bien sûr, c’est une question très importante. Ici, elle est poussée de manière ludique, les crabes se sont retrouvés dans des cafés, dans des maisons. Ils montaient au dernier étage. Les gens nous ont raconté plein d’histoires et ça ouvre un imaginaire particulier avec des images cocasses comme celle du supermarché. Il est certain que la question des nuisibles est posée de manière frontale et la réponse mérite d’être nuancée. Très souvent, l’on remarque que ça ne sert à rien de tuer une espèce car ils trouvent toujours d’autres manières de survivre et de revenir ailleurs. Le mieux c’est de détourner leurs chemins. Maintenant ils essaient de trouver des solutions, des manières plus intelligentes de cohabiter.

 

C. : Finalement ces crabes dans la ville, qui migrent, qui essaient de trouver leurs routes, inscrivent dans le film un rapport dominant-dominé. Considérés comme des nuisibles, pas comestibles pour les Occidentaux, ils ne sont pas les bienvenus comme certains humains d’ailleurs. Le film prend une dimension critique et politique avec les images de crabes qui sont chassés, tués, et/où mis en dehors de la ville comme des déchets, comme des rebus de la société, comme finalement une forme d’"in-vu" , ce que la société engendre mais ne veut pas voir, comme les sans abris, les exclus, les migrants.

D.L. : Oui en effet, c’était une prise de position qu’il fallait montrer. Non pas qu’il y ait une comparaison entre les crabes et les migrants, mais il y a quelque chose de l’ordre systémique, les mêmes gestes violents à leur égard, le même mépris, cette volonté de toujours rendre les choses homogènes et lisses, la façon dont on les utilise et les jette. Cette idée m’est venue dès le départ.
Ce rapport critique apparaît surtout lorsque l’éclusier parle, et à la fin de la séquence, on voit plein de crabes morts dans la cave de l’éclusier, des crabes morts pendant leur périple. La poussière s’accumule, mais il y a quelque chose de leur volonté et de leur combat qui reste vivant. La rivière devient plus noire, les deux berges enserrent la rivière, c’est étouffant. Ce sentiment d’étouffement entre les berges, cette espèce d’enfermement dans lesquel on se met nous-mêmes et dans lesquels la société peut nous mettre.

 

C. : En partant sur du micro, du détail, en scrutant la vie et le quotidien de ces petits crabes, le film propose une réflexion plus globale sur la mortifère nécessité de l’homme à vouloir posséder la nature, à la maîtriser, renvoyant à des débats philosophiques. Il souligne la fragilité du système humain, déstabilisé face à cela et dont la seule réponse reste la violence.

D.L. : Dans la culture chinoise, la consommation de crabes chinois est très ancienne et se retrouve principalement à Shanghai. Les crabes chinois qui sont pêchés aux Pays Bas, sont beaucoup moins pollués. Certains sont dégoutés par le fait qu’ils mangent ces crabes, mais encore une fois, il s’agit d’un rapport très ethnocentriste et supérieur de la culture occidentale.

J’avais retrouvé une phrase de Lévi Strauss qui disait «le meilleur moyen de connaître/s' identifier à un être, c’est de le manger». L’important pour moi, c’était de laisser place à ces différents rapports et points de vue. Le fait de les ingérer, c’est aussi s’autoriser à avoir quelque chose d’eux en nous. Ces crabes ont une intelligence particulière et une grande fragilité, ils ne sont pas une menace, mais des indicateurs pertinents qui éclairent et illuminent les limites de nos propres fonctionnements. De manière générale, les gens ne cherchent pas à comprendre les raisons qui les font sortir de leur cycle naturel. Ces crabes ne cherchent ni à nous envahir, ni à rester dans les villes, mais à rejoindre le courant pour aller toujours plus loin et finir leur voyage dans la mort. Ils ne vont pas s’installer chez nous et prendre notre travail !  (rire).

 

C. : Comment s’est déroulé le tournage ?

D.L. : Nous avons beaucoup filmé à deux avec Antoine Meert, car nous n’avions pas besoin de sons, sauf pour les séquences avec les petites filles et le repas des amis chinois qui se retrouvent autour de la célébration du cycle lunaire de la mi-automne. Le tournage s’est déroulé pendant le Covid et tout était fermé. Ça a fortement conditionné et impacté le tournage. Les gens avaient peur de nous, les gens ne voulaient pas nous voir (comme les crabes). J’avais fait beaucoup de repérages et nous sommes allés voir des rivières, que nous avons filmées avec des drones, mais aussi en plongée sous-marine. Je pense que le film a pris forme à mesure de nos expérimentations. À la fin du film, lorsque le crabe descend la rivière, nous avons filmé avec une caméra GoPro. Le cameraman était au-dessus de l’eau et moi au-dessous en train de le suivre, il tenait la caméra par une tige. Concernant la structure du film, le livre Quelques pas de côté m’a aussi servi de scénario. Je voulais aussi suivre un cycle comme un voyage, partir de la mer pour remonter le courant jusqu’à l’automne et retourner ensuite vers la mer. C’est précisément ce mouvement-là que je voulais suivre et filmer, un mouvement fait de hasards et de rencontres. À partir de ce mouvement, nous avons cherché à expérimenter les rapports entre les images et les sons, mettre des chants chinois sur des rivières flamandes afin de créer une ligne esthétique et des rapports critiques plus fins.

 

C. : Pour vous, faire du cinéma, c’est forcément opérer des "pas de côté" ?

D.L. : Oui, c’est difficile de faire du cinéma, de trouver des financements. On nous fait rarement confiance. Alors forcément, faire du cinéma pour moi, c’est faire des pas de côté tout en gardant mon cap, car je ne fais pas de concessions pour convaincre tout le monde. Je me positionne plutôt du côté de la recherche et du regard critique. Le film Dans le regard d'une bête (2008) a été très difficile car je remettais en question toute une tradition philosophique et religieuse sur le propre de l’homme et la hiérarchie avec les animaux. Il y avait une résistance théologique et philosophique et j'ai eu beaucoup de mal à trouver des financements. L’esprit des gens a un peu changé, heureusement. Mais les crabes continuent de répugner aussi beaucoup de gens. J’ai lu que dans la théologie, c’était vu comme un animal maléfique (cancer, crabe) vu comme un animal de l’enfer, diabolique. Je crois que ces constructions mentales restent et impactent le réel, et finalement deviennent socialement acquises, conditionnent notre regard.

 

Tout à propos de: