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Une si longue marche de Dominique Loreau

Publié le 05/10/2022 par Philippe Simon / Catégorie: Critique

Lame de fond

Alors que le « sujet à traiter » continue de s’imposer comme un incontournable de toute production documentaire qui se respecte, certaines cinéastes persistent à expérimenter des formes d’écriture qui leur permettent d’échapper à cette injonction. Loin d’un cinéma somme toute efficace mais par trop conventionnel, s’inventent alors des façons singulières et subversives d’éviter, contourner, détourner les recettes éprouvées et les formes arrêtées Ce qui nous donne en partage des films qui sont autant de pas de côté, de cheminements périlleux, d’écritures personnelles proposant une véritable aventure cinématographique. Aventure dont nous sommes partie prenante et dont nous sortons transformés, différents et comme habités d’un entendement nouveau.

Une si longue marche de Dominique Loreau

Le dernier film de Dominique Loreau, Une si longue marche est certainement de cette forme d’expérience que seul le cinéma nous donne à vivre.

Au point de départ, le propos de son film pourrait se résumer comme suit : des crabes chinois importés accidentellement en Europe du Nord migrent chaque année dans nos fleuves et nos rivières polluées. Ils partent de la mer, grandissent dans les rivières et avec le retour du printemps, sont des dizaines, des centaines de milliers qui essayent d’éviter les obstacles érigés par les humains. Ils envahissent écluses, berges, villages et petites villes. Ils sont partout, dans les caves et sur les toits, dans les lits et sous les meubles, dans les églises et hors des égouts, allant jusqu’à boucher les filtres d’une centrale nucléaire.  

D’un côté un récit situé, documenté, informatif, de l’autre les questions que pose cette rencontre conflictuelle entre des crabes et des humains, le film naissant de la conjugaison des deux. Cela pourrait être l’exemple type d’un « sujet à traiter ». Mais Dominique Loreau avec un art de l’évitement et du contournement va nous entraîner bien loin des limites de cette exemplarité. Comme elle construit son film, chemin faisant, nous allons découvrir que ce récit et les questions qu’il pose ne sont que la partie visible d’un iceberg. Sa partie immergée et autrement plus importante sera le lieu d’une expérience unique, le véritable mouvement et enjeu du film.

A l’instar du crabe qui semble regarder devant lui mais se déplace de côté, le film va suivre la même démarche, cette façon de marcher en oblique, latéralement, comme si face à un obstacle permanent, il lui fallait sans cesse biaiser. Ce déplacement du regard, ce travelling sur pattes vers un ailleurs toujours invisible pose l’existence d’un hors champ dont l’importance anime et structure Une si longue marche.

C’est là que les choses se passent.  

Dès le début du film ce que nous voyons induit ce qui se dérobe aux regards, échappe à la vue. Nous dérivons sur l’eau calme entre les berges bordées d’arbres d’une rivière dont la surface telle un miroir obscur joue de la lumière d’un soleil tamisé. Les paysages sont beaux, reposés, calmes, trop calmes. Les plans sont ouverts, évidents, longs, trop longs. Et ce « trop » éveille l’attention, signale un déplacement. Ce qui se trame est sous l’eau et quand le premier crabe fait surface, il est déjà plus qu’un crabe, il est déjà une sorte de métaphore qui nous ouvre les portes de ce qui se tient caché derrière la banalité de situations quotidiennes.

En effet le film en suivant la progression des crabes va déployer une suite de séquences en elles-mêmes anodines, allant des propos d’un éclusier à un repas chinois dédié à la pleine lune de la mi automne en passant, parmi bien d’autres, par la conversation de deux jeunes filles s’informant sur internet de l’omniprésence des crabes. Inutile d’aller plus loin dans la description de ces séquences qui chacune de par la présence du crabe et de sa marche si particulière, nous amène à nous demander ce qu’elles occultent malgré elles, ce qu’elles nous poussent à découvrir malgré nous. Elles sont comme les pièces d’un gigantesque puzzle dont le résultat final serait comme l’idée d’une énorme vague déferlante. Impossible de se limiter aux couleurs et aux formes des pièces pour en venir à bout. Il faut aussi saisir son mouvement interne, le découvrir à tâtons, l’interpréter et se l’approprier.

Ici, c’est l’interprétation, celle du spectateur qui prime. Ici pas de discours préexistant, pas d’explication clé sur porte, pas de résolution univoque mais des approches multiples qui se déploient jusqu’à faire surgir un lieu imaginaire et personnel. Et c’est là, dans ce lieu que peut naître et prendre racines l’acte émotionnel de penser. Penser ce que nous sommes et ce que nous sommes en train de devenir. Philosophique autant qu’éthique, cet acte de penser, d’élaborer une pensée complexe et subjective mais née d’une émotion complice et partagée par la vision d’un film, est peut-être ce qu’il y a de plus beau et de plus nécessaire dans le cinéma. Le film de Dominique Loreau tient cette proposition telle une promesse et celui ou celle qui le veut, peut la mener jusqu’au bout.

Une si longue marche se termine comme le fleuve retourne à la mer, dans un port et sous l’eau avec les crabes. Nous touchons le fond parmi les détritus, les épaves et les ruines, poubelles industrielles, dépotoirs de la modernité. La lumière y est glauque et faiblit sous les coups d’un roulis dont l’amplitude va crescendo. Et c’est peut être alors, les crabes disparaissant dans les remous d’un brouillard crépusculaire, que nous pouvons commencer à voir, réellement voir et à penser ce qu’il est en train de nous advenir.

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